jeter l’ancre

À quel moment est-ce que j’ai senti l’énergie revenir, et être là, vraiment, comme posée, comme si je l’avais avalée ? C’est cette image, exactement : l’ingurgitation d’une boule d’énergie et que, dissoute en moi, elle était venue tapisser le fond de mon ventre, et les parois de mon corps. Ça ne m’empêche pas de dormir tard pendant les vacances, ou de m’assoupir la tête sur les genoux du garçon d’à côté au retour d’une promenade, parce que c’est quelque chose de plus profond que ça. Une ancre, peut-être. S’il fallait dire un moment, je pointerais sans doute le début de décembre. Peut-être qu’il y a simplement à accepter et conscientiser ces histoires de cycles et d’humeurs, ces moments d’introspection nécessaires pour ensuite me tourner à nouveau vers le monde. Peut-être que cette histoire de nomadisme pas franchement choisi presque une moitié de 2018 m’avait écorchée de fatigue, qu’il fallait (me) récupérer.

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la taille des fenêtres

Je n’avais pas retenu la taille des fenêtres, le revêtement du sol dans le hall, l’emplacement exact du frigo dans la cuisine, la largeur de la chambre. Je n’étais tout à coup plus très sûre, en répondant au téléphone aux questions du garçon d’à côté, de comment c’était. J’avais simplement eu la sensation que cet endroit-ci pourrait nous aller, qu’on pourrait y poser nos bagages, nos sacs à dos, nos caisses en bois, nos cartons, et s’y installer.

Ça durait depuis si longtemps, et ça s’est tout à coup accéléré ; la lettre de motivation modifiée, le dossier envoyé, les appels répétés, la confirmation que oui oui il est pour vous, alors qu’éberluée par les mots au bout du fil, je faisais répéter la voix, encore et encore. Et puis les nœuds administratifs, le bail scanné signé scanné signé scanné signé, la garantie loyer, les décisions à prendre alors que le garçon d’à côté est à 800 km de là et que son téléphone ne répond pas ; cette boule dans le ventre dont on dirait que jamais elle ne s’en va. Et soudain, l’état des lieux miraculeusement planifié le lendemain, j’ai mille ans d’avance et les jambes qui tremblent dans les escaliers. Quand l’homme pousse la porte d’entrée, c’est ce soulagement de retrouver l’espace et de découvrir la lumière en journée, le parquet clair, et les arbres depuis le balcon. Après, il y a encore son impossibilité à me remettre les clés parce que le virement a été fait 23 heures plus tôt et pas 24, l’énergie que ça demande de trouver une solution, et finalement quelques heures plus tard, la main qui se referme sur deux clés, autant te dire que je prends la orange.

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ce sentiment ténu d’être tenue

Chaque matin depuis quelques semaines, je me dis que j’écrirai ici à nouveau quand on aura un appartement – quand j’aurai déballé mes cartons, retrouvé mes plantes et mes bouquins, récupéré un vrai lit ; et puis l’appartement ne vient pas, jamais, et les doigts me démangent. Je lis Chez soi, de Mona Chollet, commencé avec le vague espoir que ça déclencherait quelque chose – et elle parle tout à coup page 121 du thé, de sa préparation qui « signifie la possibilité de se laisser glisser dans une durée paisible, celle de la conversation, de la lecture ou de l’écriture ».

Je pense alors que si je n’ai pas de lieu, j’ai quand même malgré tout celui-ci, là où le thé est encore chaud même si je ne viens que rarement coller mes mains contre la tasse. Je corne la page et dans les jours qui suivent, je me répète cette expression, se laisser glisser dans une durée paisible, et c’est exactement ce dont j’ai besoin. C’est le « paisible » qui retient toute mon attention puisque pour ce qui y est de glisser (de déraper), de se laisser glisser dans une durée (de se casser la figure tranquillement), je me sens en plein dedans : ça fait quatre mois de nomadisme non choisi, six d’incertitudes, onze depuis que nous avons pris la décision de quitter Bruxelles, alors oui, la durée, c’est bon. Reste le paisible, cherché à tâtons, comme une grande vue sur les montagnes et le calme qui m’aspire soudain : après des nuits à mal dormir, dix heures de sommeil dans un chalet, enfin.

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