une aventure à ma mesure

 

Quelque part cet été, La souris, dans son journal, a annoncé qu’elle avait mis à jour sa blogroll, et quand je l’ai parcourue, j’ai découvert cet endroit-ci dans la catégorie « en pause prolongée ». Ça m’a surprise, et touchée. Touchée, je l’ai été encore plus, quand j’ai lu qu’elle disait que j’étais « douée pour le bonheur ». Je me suis demandé si c’était vrai. Si ça l’était quand j’écrivais ici, et si ça l’était toujours maintenant que je n’y écrivais plus. Après ça, je suis partie en voyage à vélo quelques jours, seule, et j’ai eu envie de raconter ces jours-là, ici. Et puis la rentrée m’a engloutie et les notes sont restées bouillonnantes et brouillonnes. Mais fin septembre, je suis repartie, et l’envie est revenue toquer, encore, alors cette fois-ci, je l’attrape et je vais jusqu’au bout. Même quatre ans après, apparemment, le thé est encore chaud.

***

Au début, quand je pensais à ces trois jours-là alors que j’étais en train de les vivre, je me disais « ma petite aventure », « une petite aventure à ma mesure », et puis je me suis forcée à enlever le « petite ». Une aventure, oui, minuscule ridicule non, une aventure à ma taille, à peine plus grande que moi, une aventure dans laquelle j’étire mes jambes et mes bras. Bien sûr, ce n’est pas partir un an au Kirghizstan (et parfois, l’étrangeté : ai-je vraiment été cette fille-là ?), ce n’est pas en rentrer en stop, c’est quelque chose qui tient mieux entre les mains, et qui a du sens, et de l’intentionnalité, et qui vient, comme un baume, nourrir et réparer. L’idée pointe la semaine qui précède alors que je tarde à m’organiser et que j’en suis encore à surnager dans ma rentrée, collée à mon écran bien trop d’heures d’affilée. L’idée, donc : et si j’allais marcher ?

Si là, dans ce séjour breton, je longeais la côte, et j’avalais quelques kilomètres, puisque de toute façon, je vois bien que je ne pourrai pas tout faire, aller voir toutes celles à qui j’avais pensé, rejoindre toutes les villes que j’avais repérées. C’est que naïvement, je croyais qu’après les huit heures de train, tout serait à portée de main. Jusqu’à me poser sur la carte un peu plus sérieusement, et le constat : ah oui, la Bretagne, c’est grand (!).

Alors, plutôt que de courir de gare en gare, je décide de ralentir. De faire quelque chose que je n’ai jamais fait : marcher seule plusieurs jours de suite. C’est qu’avec moi, j’ai les récits de certaines qui font ainsi : Nathalie Sejean, mon amie Mel et Mélanie Leblanc, Jane et Sauvage, même si c’est à vélo, et Christie, il y a quelques années avec son chien, toutes à leur manière m’ont donné envie, plus que les aventurières d’il y a quelques décennies, même si bien sûr je ne crache pas sur Ella Maillart ou Alexandra David-Néel. C’est juste que là, ça s’inscrit mieux dans l’ordinaire, dans un « moi aussi je pourrais le faire ».

Dans le fond, qu’est-ce que ça me demande, qu’est-ce que ça vient chercher et chahuter ? La peur de ne pas être capable, d’avoir un sac trop lourd (et oui oui, ce sera évidemment le cas) et un corps en carton, de me perdre alors que pour le voir à chaque fois que je pars en voyage à vélo solo, c’est plutôt que je ne cesse de me retrouver. Le garçon d’à côté est un peu envieux, lui aussi aimerait prolonger la vadrouille et se mettre de la mer plein les yeux. Je regarde une carte (un peu), réserve des hébergements, râlote parce que c’est plus difficile qu’à vélo, où je n’ai pas besoin d’être très précise ni minutieuse — on n’est pas à 7 kilomètres près. Je vérifie les points de ravitaillement, et je préviens M. que j’arriverai chez elle à pied. Ça me met dans une joie délicieuse, car j’avais déjà expérimenté de débarquer chez des gens en voiture en train en avion en stop à vélo en camion de déménagement. Mais à pied en lui écrivant trois jours plus tôt, « bon, je me mets en route », ça, c’était nouveau.

Quand je commence ces trois jours de marche, j’en ai déjà sept de voyage derrière moi. Sept, soit le temps d’un sac à dos volé puis miraculeusement retrouvé, d’apéros devant la mer qui n’en finit jamais de changer, des premières courges qui annoncent l’automne, de plusieurs librairies visitées, de deux exemplaires du dernier Mona Chollet, de rencontres qui ont l’air de retrouvailles, de discussions qui durent longtemps et qui pourraient durer encore plus, d’heures du thé et de galettes et de goûters, de trains et de cars et de cars et de trains, de rires et d’amitiés.

Quand je commence ces trois jours de marche, donc, c’est pleine de tout cela et d’autres choses encore. C’est L. qui m’amène à l’arrêt de bus. On a les petits yeux du matin brumeux, la nuit n’a pas beaucoup dormi, on se serre dans les bras, comme liées cimentées par les mots surgis la veille et le fait de s’être, en se les disant, reconnues. Elle repart, l’embrayage de sa voiture fait du bruit, je souris et l’autre femme qui attend le bus avec un sac à dos aussi, et la discussion amorcée cette nuit-là continuera à infuser, oui, longtemps infusera. Entre deux cars, je défais et refais mon sac, enlève des cartons d’emballage, compacte mes affaires, et je sens le poids de la peur — bien sûr que je sais que je prends trop, enfin, plus que je ne le sais, je le sens, mais là tout de suite, je n’arrive pas à faire autrement.

À Bréhec plage, je suis la seule à descendre, le sol dit : ici, la mer commence. Ici la marche commence, ici je me mets en route, je me hisse au-dessus de la mer dans les premiers escaliers du trajet. Pendant trois jours, cela va ressembler à ça : trouver le rythme qui convient à soi. Ne rien devoir à personne, ne pas chercher à faire comme, simplement écouter de quoi mon corps a besoin. Plus vite plus lentement, une respiration, de l’eau à grandes goulées, un tour de cou, un bonnet, une veste ouverte, une pause, un étirement, s’en mettre plein la vue, marcher tranquille, s’arrêter puis se remettre en mouvement et parfois, soudain, l’apaisement : là, il n’a besoin de rien, tout est bien.

Sur le chemin, je ne croise pas grand-monde, surtout les matins qui commencent sous la pluie. Quelques coureurs, rarement des femmes, quelques couples aux abords des parkings, mais dès que j’ai fait 400 mètres dans un sens ou dans l’autre, je suis seule. A. le premier soir fait la route pour me rejoindre exprès, et c’est chouette de se voir en vrai. Une verveine, une galette et une plage de galets, et après les émotions et les kilomètres, ni l’une ni l’autre ne fait long feu. C’est un jeudi, j’ai cette impression exaltante d’école buissonnière — alors c’est ça, les vacances de septembre, et c’est un supplément de joie que la sensation de voler quelque chose sans que ça n’enlève rien à personne. Dans la chambre d’hôtes du deuxième soir, je suis la dernière randonneuse de la saison. Après moi, F. fermera sa porte jusqu’en mars, c’est le dernier petit-déjeuner qu’elle prépare. Elle y met du thé irlandais, parce qu’elle revient juste de là, de cet endroit où je lui disais avoir habité il y a un petit paquet d’années.

Quand même, le premier jour, je croise une autre femme qui marche, peut-être plusieurs étapes elle aussi. Il fait grand bleu mais son sac est planqué sous une cape, et ça me surprend suffisamment pour que je m’en fasse la réflexion. Je comprends le pourquoi du comment deux heures plus tard, quand, en train de prendre un bain de soleil sur un banc en haut de la montée, je me retrouve trente secondes après complètement rincée. J’ai à peine eu le temps de sortir mon sur-sac. Alors une fois qu’il est calé, je ne l’en délogerai plus. Non, il n’aura pas besoin de moi pour partir à son tour en vadrouille, puisque quelque part dans le deuxième jour, il prendra la poudre d’escampette dans le grand vent, dans le si grand vent que je n’ai rien entendu : avant il était là, et tout à coup, il n’y est plus. Je regarde autour de moi, mais combien de temps ça fait que je marche sans lui, j’espère qu’il fera une heureuse un heureux, et moi en attendant, j’accroche solidement sur mon sac ma cape de pluie.

Dans les bonjour échangés, il y a ces gens qui randonnent à la journée, je suis en descente et eux en montée, et ils s’exclament, « C’est plat, la Bretagne ?? Tu parles… ». Un homme promène son chien et presse le pas avant l’orage ; il jette un œil au ciel et me dit « bon courage ». Au final, je ne sais plus quel temps il fait, ça change tout le temps, du soleil, de la pluie, du soleil, de la pluie, du vent. Oui, je suis trempée en une minute et sèche en vingt, une semaine plus tôt j’avais commencé à regarder la météo qui disait juste « pluie », et le seul truc qui bougeait, c’était l’indice de confiance qui augmentait. Alors j’avais arrêté, histoire de ne pas trop déprimer. Finalement, il a fait autre chose que ça, mais je ne saurais pas non plus dire exactement quoi.

Ce que je peux dire par contre exactement, c’est le parfum des thés celtes que je bois, « abricot et gâteau d’antan », « pommes, crème, amande et pépites de chocolat », thé Bréhat ou thé Groix. Dans la crêperie où je me réfugie le deuxième jour, il est 12h10 mais la serveuse dit « bonsoir » aux gens qui arrivent derrière moi : il fait si diablement sombre qu’on en vient à douter. Norah Jones dans les haut-parleurs, les lumières jaunes, les tables en bois, et d’ici, j’entends le garçon d’à côté qui dirait : ça, c’est pile un endroit pour toi. Ça, c’est pile un endroit pour moi, celui aussi où l’affiche annonce, le soir même : « chanson et accordéon ». J’y fais une pause plus longue. Le corps est un peu las, ne peut aller beaucoup plus loin, mais pour chanter par contre, il reste apparemment de l’énergie, ça oui. Alors après, revivifié·es, mon corps et moi, on peut à nouveau avancer, marcher, se perdre, finir l’étape, prendre toutes les rues aux noms d’oiseaux — albatros bernache mésange goéland, jusqu’à trouver la bonne.

Je commence les heures de marche accompagnée par un message de mon père qui m’a écrit un poème autodaté, après avoir découvert dans ma lettre du dimanche ce que c’était. Je lis ses mots éberluée et je les garde au chaud sous ma veste. J’ai beau randonner seule, je me sens très entourée, en lien avec chacune des amies qui habitent ma vie. Beaucoup d’émotions me traversent, des images, des sanglots des rires des je ne sais pas trop. Dans les notes de mon téléphone, je capture une phrase qui s’impose pour les remerciements dans mon roman et je tremble un peu en l’écrivant. J’écoute des podcasts avec Adélaïde Bon et Gaël Faye et Julia Kerninon, ou bien le silence de la forêt et le boucan de la mer, le clapotis de la pluie et les bourrasques du vent. J’écoute Noé Preszow, le bruit de mes pas et celui de mes bâtons, j’écoute les heures qui passent et les cailloux qui glissent. Le mot qui gravite, c’est gratitude, pour celleux tout autour, pour les jours buissonniers, pour cette autorisation que je me suis donnée, et aussi pour le corps. En me sentant en route, je comprends, vaguement, qu’il peut être un allié, qu’il l’a déjà été, mais que souvent j’oublie. Allié, c’est sans doute ce qu’il est, quand je trouve, en colère et piétinements, que la mémoire prend trop son temps. Mais je pourrais aussi me dire que lui sait ce qu’il fait encore bon protéger.

Ces voyages, cette rando, ou cet été ces jours de vélo, solo, ce sont des échappées belles, des moments où je me sens de nouveau capable, où je fais le plein de confiance en moi. Comme des pendants au long et lent travail du texte que je tente d’écrire, que j’écris depuis x ans, et qui me bouscule parfois jusqu’à me faire presque basculer, un peu comme le grand vent de l’arrière-saison.

 

 

comme tout bouge

Le week-end dernier, je rentre de la gare sous la pluie un peu amère et un gamin en trottinette crie en détachant les syllabes : « c’est horriblement dévastateur », et le fait qu’il rie en même temps rend la scène peut-être encore plus absurde. Je rentre me rouler dans un plaid et je sens qu’il y a quelque chose qui se joue pour moi là des responsabilités que je prends trop, que je prends pour, que je prends à la place de, et que si je parviens à dénouer ça, ce sera certainement beaucoup d’énergie en plus, beaucoup de fatigue en moins. Je repense au week-end de communication non violente fin juin, mais parfois ça ne suffit pas.

J’ai commencé un carnet de j’aimerais/je pourrais, et je parsème l’agenda de rendez-vous, d’entames de conversations. Quelque chose a bougé dans ma façon de travailler – mille choses même, ça va si vite que parfois j’ai du mal à me rappeler ce que je faisais avant, et le pourquoi du comment. De l’extérieur, je crois qu’on n’en perçoit pas (encore ?) grand-chose, c’est à l’intérieur que ça se joue. Comme si enfin je prenais le temps de comprendre comment je fonctionne, et que je mettais plus d’énergie à fonctionner avec plutôt qu’à tenter de faire à tout prix autrement. Je repense à une phrase qu’on m’a dite il y a si longtemps, tu vis pour toi et pas contre quelqu’un, et aujourd’hui encore différemment, ça éclaire le chemin.

À la rentrée littéraire, je n’ai acheté que des femmes, sans le vouloir délibérément, sans le choisir, et c’était bon. J’ai lu des week-ends d’affilée dans le temps subitement automnal, dans les week-ends annulés en Auvergne (ma grand-mère a dit « oh, j’avais déjà les pots de confiture prêts pour toi »), dans les week-ends du garçon d’à côté ailleurs. J’ai lu Marie-Aude Murail, Pauline Harmange, Lola Lafon, Marcia Burnier, Brit Bennett, Emmanuelle Ryser, j’ai collectionné les voix.

L’icône Zoom est devenue indispensable à chaque journée, je raccroche souvent avec de l’émotion, et la joie d’avancer plutôt très bien entourée. Un matin, un groupe d’inspiration ; un après-midi, une discussion à bâtons rompus ; un soir, un cercle de femmes et de mots – la sororité devrait être prescrite matin midi et soir tous les jours de la semaine et tous les mois de la vie, si vous voulez mon avis. Pourtant, au-delà de l’écran, c’était la douceur folle aussi de reprendre des ateliers en présentiel, après avoir semé des étincelles, et puis de racheter de quoi goûter, et de faire infuser le thé des voyageuses. Ce qui m’avait manqué et dont je ne me rendais pas compte, c’était de découvrir les supports d’écriture des gens et leurs lignes denses ou espacées ; sur écran, on voit leur intérieur, leur tasse, leur chat ; en vrai personne ne vient avec son animal (mais ce serait si drôle !) mais les mots peuvent se continuer longtemps après l’atelier avec les manteaux déjà mis… mais on n’a pas encore fini ! Forcément, lorsque je referme la porte, c’est Delerm qui me vient aux lèvres, Au milieu du couloir toute seule avec Alban / T’as parlé avec lui / Pendant quatorze minuteries. Finalement, c’est une chance de pouvoir faire les deux, sentiment réconfortant pour la nomade en moi de savoir que la semaine dernière, j’ai fait écrire S. à New York et M. à Katmandou.

Un soir, on a dîné d’un chocolat chaud et écouté les 7 épisodes des Pieds sur terre sur la séparation d’affilée collés sur le canapé, ce qui me venait ensuite, c’est : la vie c’est pas simple tous les jours mais des fois quand même si. Je me sens parfois funambule sans la légèreté qu’on aimerait voir avec, mais émerveillée des discussions que nous savons à deux créer. Le temps du dimanche soir à faire chacun notre bilan de la semaine – le bilan hebdromadaire pour le rendre plus rigolo, les questions auxquelles répondre ensemble, et toi, qu’est-ce que tu as appris de tes envies ?

Dans les miennes, il y a nourrir mon besoin de jeu, de malice, de lien. Alors je ressors mes balles de jonglage, toujours à portée de main à côté de l’ordinateur, et pause après pause je retrouve les mouvements, les noms des figures, la concentration du corps et ce que ça ancre en moi – pourquoi avais-je arrêté ça ?? Je glisse des cartes de visite dans les bouquins que je confie aux boîtes à livres après un tri de ma bibliothèque, et moi qui n’ai pas la main verte, j’aime semer ces graines-là, voir ce qui peut-être, se passera.

Dans un cours, une étudiante me demande si on dit « l’an prochain » quand on est un homme et « l’année prochaine » quand on est une femme, et je pense que vu le chaos du moment, il y aurait sans doute mille règles et façons de faire à réinventer, alors pourquoi pas. Comme ça, on pourrait aussi dire un « rendez-moi » pour un « rendez-vous nous concernant », l’affectueux « petit » devant « ami » le serait tout autant, affectueux, devant « pois » (Amélie, vous dites « petits » devant parce que vous les aimez aussi ?), et les mots croisés seraient le loisir le plus dangereux parmi la liste étudiée – les apprenant·e·s y avaient lu « motocross ».

Toujours ils émerveillent ma langue, la touillent et y font leur joyeuse tambouille de mots, je pioche tout j’écris dans mon carnet je note, et quand je réouvre mes documents textes de bouts de roman, j’ai une pensée pour eux, j’essaie d’y déposer cette poésie-là.

Dans un autre genre de poésie, je me suis mis en tête de passer mon permis, comme ça du jour au lendemain, ou même, du matin au soir pendant une rando, et comme le jonglage, aussitôt vu aussitôt décidé, ça s’est intégré aux journées, les petites leçons de théorie, les commentaires en continu lors du tour du quartier, et j’ai passé mon code un matin à l’aube, ça c’est fait. Je me doute bien que la conduite sera moins simple mais quand j’ai dit à la monitrice avec qui j’ai pris rendez-vous « par contre je vous préviens je suis un peu stressée », elle m’a répondu, « parfait, je suis la prof des élèves stressées », et comme je fais exactement la même réponse à mes propres étudiant·e·s, je me suis dit que ça irait.

J’aime bien cette idée d’obtenir mon permis, je lui trouve un drôle de nom. Je repense à A. qui pour mon anniversaire m’avait offert le mot « autorisation », et dans la vidéo qu’elle avait tournée avec, elle disait que certes, ce n’était pas le mot le plus glamour, mais qu’il avait bien des choses à nous proposer, à plein d’endroits de nos vies.

Le 14 juillet, 3 trains 1 bus, et rien qu’on ne puisse réserver, est-ce qu’on va y arriver. Mon père ouvre le cortège à Lyon pour aller d’une gare à l’autre, on achète des pains au chocolat avant de continuer notre route. Je suis heureuse de ce départ mais quelques jours à pédaler plus tard, je me blesse de fatigue et de frustration, obligée d’abandonner le vélo puisque je n’ai pas su m’écouter – ce n’est pas faute d’avoir un garçon d’à côté qui répétait « je pense qu’on devrait arrêter », et moi qui répétais non non non. C’est que c’était bien de retrouver les bivouacs, les copains et leur carriole, la petite M. qui régulièrement disait nos prénoms avec un grand point d’interrogation, pour vérifier qu’on était bien derrière, qu’on arrivait à suivre. Mais le reste à côté pour moi n’était pas adapté. Ouf, j’ai eu la « bonne » idée de me blesser à l’entrée d’un village avec médecin, pharmacie, camping et camion de pizza, et franchement au fond du Morvan, ce n’était pas gagné. On a demandé des glaçons au bar à me coller sur la main, le lendemain dîné assis sur le ponton de l’étang, face au coucher de soleil, et squatté l’internet de l’office de tourisme pour trouver une solution. En attendant que le garçon d’à côté revienne avec la voiture louée, j’ai dormi et pleuré, et c’est tout ce dont j’étais capable. On a quand même sur le retour pu faire les étapes prévues, retrouver les ami·e·s cyclistes pour se rendre mutuellement nos affaires et se faire des au revoir dignes de ce nom, s’arrêter chez O., le terrain et la yourte, et chez Mam l’histoire d’une nuit. Petit à petit, ma main a repris une taille normale, et ma fatigue aussi : de ces dimensions qu’on est capable de gérer. On a improvisé deux jours et demi en montagne, dans une toute petite chambre avec un lit simple en bas et un dans la mezzanine, « mais avant de dormir, on se fera quand même un câlin là ? »

Je devais aller à Bruxelles en septembre et ç’a été annulé ; si incertaine au vu de la situation, je n’en avais parlé à presque personne, et je suis restée avec ma tristesse à sens unique, la déception de ne pas voir des gens que j’aime alors qu’eux ignoraient tout de ma potentielle venue. Avant j’étais à Marseille, arrivant dans la ville les sourcils en points d’interrogation, j’avais vérifié et E. avait dit, « bien sûr qu’on maintient la formation ! » Alors j’ai trouvé un délicieux appartement au sixième sans ascenseur, et j’ai adoré m’installer là le temps de quelques jours. J’ai aimé la lumière sur les tomettes rouges, les heures à marcher dans la ville, la vue depuis la bonne mère ou les calanques, les librairies, le resto avec Zo, les retrouvailles avec M. encore dans une nouvelle ville pour continuer cette joyeuse liste des endroits toujours différents où l’on se voit. J’ai aimé surtout ces deux jours de formation dans une petite asso au grand cœur, le plaisir de rebondir sur leurs besoins, de leur faire expérimenter l’écriture dans tous les sens, de pouvoir ensemble oser, tester, explorer, et questionner. Et à chaque fois en sortant d’une formation de formateur·rice·s, cette envie de développer ça, sans pour autant savoir sur quel fil tirer pour. Mais j’avais un sac à dos de fringues et une valise à roulettes de bouquins, ça résumait bien. J’en ai encore rajouté quelques uns après un passage dans une librairie qu’on m’avait conseillée, dont l’un commencé en attendant le message du garçon d’à côté qui dirait : je suis en bas. Ensemble, on a pris le bateau et des coups de soleil, mangé des burgers après s’être finalement baignés, et avancé nos billets de train pour rentrer avant le début de la quarantaine.

En août, j’ai donné huit heures de cours par jour pendant trois semaines derrière les écrans, le week-end dans un chalet, j’ai corrigé des copies avant de manger la première raclette de l’année, et si on regardait dehors, il neigeait. Dans les vidéos qui présentent leurs villes, les étudiant·e·s disent qu’il y a plein de gratte-cieux, et qu’il nuage souvent, comment pourrais-je ne pas aimer ce métier ? En août, j’ai observé aussi une grosse boule d’angoisse naître en moi et je lui ai laissé prendre toute la place avant de parvenir à la recadrer, le garçon d’à côté demandait regarde-la avec curiosité. M- me disait, mais tu as vu comme tout bouge ? C’est normal que ça aussi, et son regard extérieur m’aide souvent à y voir plus clair à l’intérieur. Plus tôt dans l’été, je marchais au bord de la Manche, écrivais la moitié de la journée et animais l’autre, et dans le jardin, on a invité A. à partager nos repas. Je crois que c’est la première fois que j’y allais sans FOMO à gérer, une forme de calme d’être soi, et soi comme ça.

Bien sûr, il y a tous mes manquements, mes déroutes, les limites que je ne pose pas, mais il y a toutes les autres aussi, ce que j’arrive de mieux en mieux à dire, à voir, à sentir. Il y a Mathias Malzieu dans Remèdes à la mélancolie qui dit « je suis amoureux de la joie », et oui voilà, c’est ça. Il y a aussi les toutes dernières tomates de la saison sur le balcon, les doigts croisés pour un roman, le premier potimarron, et mine de rien, tout ce qui nous tient debout dans le bordel ambiant.

des confettis


(et hop en audio)

Hier, j’ai commencé par repousser le moment où je devrais sortir pour aller jusqu’à la pharmacie, plus loin que ce que j’avais fait depuis un mois et demi. Même si on en a le droit, ici, je suis restée en tours de quartier. Il faut dire que le dit tour passe sous les arbres et à côté de la rivière, alors vraiment, il y avait de quoi faire. On a eu tout le temps de voir les arbres retrouver leurs feuilles, bourgeons, fleurs, tout le temps de regarder le dehors en criant que c’était la fête du pollen, là !, tout le temps de voir l’orchidée fleurir, le rosier de la pizzeria en bas fleurir – et mon aptitude à nommer les fleurs s’arrêtant là, tout le temps aussi de voir les jolies jaunes apparaître entre les pierres du mur qui descend vers le lac, et les violettes aussi. J’ai repoussé et puis à un moment, je me suis dit qu’il fallait y aller, je sentais bien qu’une drôle de peur me grignotait, et que si je pouvais l’accueillir, je ne pouvais pas la laisser faire pendant encore mille ans. J’ai repensé aux copains qui, jeudi soir sur Zoom, nous disaient leur hâte de longs trajets, à ma sœur qui évoquait son envie démesurée d’aller visiter un autre quartier, et je me suis dit, allez, allez.

 

 

En bas, c’était déjà plus facile parce qu’il y avait la température d’été et l’odeur du printemps en grand, j’ai traversé le petit pont, et j’ai longé les rails, et tout était comme neuf et comme avant. J’ai marché lentement, je n’ai pas vu grand-monde, j’ai traversé la gare quasi déserte, et avant d’entrer dans la pharmacie, j’ai promis à l’employée que je n’avais ni toux ni fièvre. Au retour, j’ai fait des courses et surtout, j’ai pris un autre chemin. Maintenant que j’avais exploré plus loin que toutes ces dernières semaines, je n’avais plus envie de rentrer – en plus le long du parc ça sentait l’herbe coupée. Ça m’a rappelé le Kirghizstan, quand pendant mon premier mois là-bas, j’élargissais petit à petit la zone autour de chez moi, à chaque fois y rajoutant une rue, un stand du bazar, une cahute du marché, à chaque fois me répétant : je vais habiter là mais à vrai dire j’y habitais déjà.

 

 

Pendant toute cette période, j’ai beaucoup pensé au Kirghizstan, à tout ce que j’avais adapté, là-bas. C’est moi en entier, que j’avais adaptée. C’est un peu ici aussi ce que j’ai fait. Au bout de quatre jours, j’ai écrit : « J’ai découvert que notre balcon était plein de lumière une grande partie de la journée : on peut y lire le matin, y manger le midi, y travailler l’après-midi, avec le grand bruit de la rivière juste en dessous, et je me sens extrêmement chanceuse de ça. Je cherche comment m’installer, je sors une chaise de la cuisine, puis plutôt le fauteuil du salon, puis je me relève pour aller chercher du thé, puis encore fouiller les tiroirs de la commode pour trouver mes lunettes de soleil. C’est ça : je cherche comment m’installer. Comment m’installer dans ce temps long, étiré, alors que pour tant d’autres dans les hôpitaux, ce même temps est précipité, j’imagine les gestes précis à avoir, les décisions à prendre, les choix à faire, les dents à serrer. Mais pour moi, il en est autrement. Mon agenda s’est vidé d’un coup, les ateliers, formation, conférence se sont annulés les uns après les autres. »

 

Maintenant, il n’y a plus tout à fait la place sur le balcon, c’est qu’on y a rajouté des pots, des jardinières et des semis, des qui poussent beaucoup, des qui poussent pas du tout, c’est un peu expérimental, mais la ciboulette va fort bien et les radis ont servi d’apéritif le jour de mon anniversaire. Maintenant, mon agenda n’est plus trop vide, c’est qu’il y a eu cette belle idée des ateliers en ligne. Bien sûr, j’y avais déjà pensé, quand j’étais arrivée en Suisse en laissant tous les gens qui me savaient animer en Belgique ou en France, mais ce n’était pas allé vraiment plus loin, un mail pour demander si ça intéressait quelqu’un, et puis j’avais laissé ça dans un coin. Après quelques jours à tourner en rond et à me maudire de scroller sans cesse les sites d’informations, j’ai cherché ce qui me ferait du bien, et ça donnait : réussir à me concentrer sur une seule tâche, voir des gens que j’aime, créer, et tout ensemble, ça donnait l’espace d’un atelier. Alors ça a commencé comme ça, égoïstement, et puis c’est devenu plus grand. Me rendre compte que ça pouvait faire du bien à d’autres aussi, ça a égayé mes journées, ça m’a nourrie. Toutes les premières fois, j’ai pleuré après avoir « mis fin à la réunion pour tous », souvent pour toutes, comme si enfin le trop-plein d’informations, d’angoisses, d’incertitudes, de chiffres, pouvait se résoudre là. J’ai adoré (j’adore !) les visages inconnus et ceux aimés, les gens qui se retrouvent par hasard ou se connaissent en vrai, les textes qui se répondent, les bribes des intérieurs de chacun·e, les tours de géographie et d’humeur en début, et se rendre compte de temps à autre qu’on est dans six pays sur trois fuseaux horaires, et l’impression renforcée de partir en voyage à chaque fois, et ne pas savoir faire autre chose mieux que ça.

 

Petit à petit, j’ai coupé les nouvelles, et celles que j’ai continué à prendre ont été celles de la famille, des aimé·e·s, des plantes sur le balcon et du kéfir de fruits. Je me suis mise à danser dans l’appartement, souvent, à aimer l’énergie pendant, et après ; à chanter aussi, encore plus qu’avant, même si les répétitions de la chorale me manquent tant. À relier aussi : de la boîte à papeterie, j’ai ressorti le plioir que m’avait offert M. il y a des années, et j’ai plongé dans ce livre merveilleux dont je n’avais fait que tourner les pages, sans jamais, vraiment, m’y mettre. Là, je m’y mets, je découpe, je plie, je brode, et j’aime terriblement ça, le processus comme le résultat, les idées que ça permet.

 

 

La flemme de ranger les courses tout de suite en rentrant s’est transformée en « mise en quarantaine » des aliments, ce qui, il faut bien le dire, arrange tout le monde. Quand je râle un peu contre le fait qu’il faut encoooore cuisiner, et qu’objectivement, on tourne sur les quatre mêmes plats environ, le garçon d’à côté déploie des trésors d’imagination pour réinventer le nom de ce qui se trouve dans nos assiettes, et sachez-le, les douces torsades d’Italie, et la Bretagne florale sur son nid de céréales peuvent redonner le sourire. On ouvre aussi les fenêtres en grand pendant qu’on mange, et entre le soleil et le bruit de la rivière, on appelle ça « le pique-nique ». Parfois, on évoque l’été à venir, nos vacances pédalées avec les copains, mon festival de poésie, son stage en pleine nature, on se demande ce qui en restera, et puis comme c’est un peu trop incertain, on se tourne vers le passé, et on se raconte nos voyages en stop, à tenter de retrouver l’enchaînement des voitures d’un point A à un point B, « et là c’est quand il y avait le scaphandrier !!! ».

 

J’aime comme on s’est habitué·e l’un à l’autre, nous qui avons beaucoup ensemble et séparément, travadrouillé, et dormi seul·e. Au début, il y a bien eu une fois ou deux où j’ai sursauté quand il a poussé la porte – et il demandait : « ben alors, tu ne savais pas que j’étais là ? » mais bien sûr que si, je le savais, puisqu’on ne pouvait être nulle part d’autre. Hier, il est parti toute la journée, onze heures au total, et c’était bizarre tout ce temps sans lui, et puis je me suis rendu compte que j’ai fait exactement la même chose que j’aurais probablement faite s’il avait été là, et je me suis dit que c’était précieux, cette liberté d’être avec l’autre complètement soi.

 

En parlant de travadrouille, celle qui s’était imaginée en deux temps trois mouvements en Asie centrale pour aller faire écrire des étudiant·e·s a bien sûr été annulée avant même qu’on ait pris le temps de vraiment y rêver. On s’est quand même dit, « là on aurait dû être dans la navette pour l’aéroport », « là on aurait dû arriver à Dushanbé et il aurait été 2h du matin », mais comme on n’avait rien réfléchi, on s’est arrêtés là. Peut-être que ce sera partie remise, on verra, mais ce que ça a fait bouger, c’est que j’ai repris le russe sur l’appli à la chouette verte, jour après jour, des mots il y a longtemps utilisés qui doucement me revenaient.

 

Ça, ça m’a fait du bien : de faire revenir les mots, et de les garder pas loin. Je n’ai pas réussi à lire ou presque pas, j’ai relu deux beaux romans jeunesse et c’est tout, alors que j’aurais eu envie de textes qui m’embarquent, d’histoires qui me captivent de bout en bout. Mais j’ai gardé les mots à écrire, ça je n’ai pas lâché, jour après jour pour essayer de dire l’étrange et dire autre chose aussi. On a quand même fait notre résidence avec les amies d’écriture mais à distance, un thé ensemble chaque matin avant de démarrer, puis des pomodoros et des coucous avec l’audio réactivé à la pause le temps de se demander où on en était, et de parfois bien sûr déborder. On a essayé au mieux de faire comme si, même si la bulle qu’on sait si bien créer d’habitude avait du mal, cette fois, à rester intacte ; c’est que quand on coupait finalement, c’était pour retrouver nos vies chacune, et ces va-et-vient immobiles pouvaient être perturbants. Les autres fois, quand on bloque ou qu’on sature, il y a les grandes plages, le silence, le nez au vent. Mais c’était bon malgré tout, magique aussi de pouvoir dire un soir, bon ben j’ai fini, et aussi, voilà, j’ai envoyé le roman. Je ne sais pas si ça avait beaucoup de sens de faire ça, d’envoyer un roman en plein confinement, et en même temps, je me suis dit que quelque part, ça avait du sens pour moi, et que s’il y avait une chose sur laquelle je pouvais agir, c’était bien sur ça : le sens que prennent les choses pour moi.

 

 

En histoire de mots, il y a aussi celle-ci : le jour de mon anniversaire à minuit une, le garçon d’à côté me montre une vidéo d’une amie à moi que lui n’a encore jamais rencontrée. Elle dit : « je t’offre le mot « confettis » parce que ça commence comme « confinement » mais qu’on préfère les mots qui finissent par « fettis » que par « finement ». » Après la nuit où je répétais dans ses cheveux, « mais qu’est-ce que tu as encore manigancé comme garçon d’à côté », j’ai reçu des tas d’autres vidéos de mots, et d’ami·e·s qui les donnaient, qui disaient, tiens, c’est pour toi, ces mots monde, époustouflant, bulle et autorisation, ces mots coquelicot et veilleuse, aneth, filigrane et saudade, et Zo qui le lendemain me fait tant rire en m’offrant procrastination. Je les ai notés dans un coin sans savoir encore ce que j’en ferais, je laisse ça germer. Mais c’était une belle journée d’anniversaire, avec des crêpes et de la Clairette, et des bons pour de beaux livres à aller chercher plus tard, quand on pourra à nouveau flâner dans des librairies.

 

On a continué les rendez-vous avec M., hebdomadaires ou presque, de loin – elle un muffin, moi une crème amandes-rhubarbe avec les premières tiges de la saison. D’habitude, on peut se faire goûter, mais là non. J’ai rêvé quatre nuits d’affilée que j’allais chez le coiffeur, applaudi le soir à 21h et fait des signaux à la lampe de poche aux voisin·e·s, trié des vêtements, écouté Clara Ysé en boucle, relu plusieurs fois la liste des besoins de la formation à la CNV pour faire du tri dans mes pensées, offert l’adoption symbolique d’un pingouin à ma petite sœur pour son anniversaire, participé à mon premier atelier d’autolouange, et dès le lendemain matin, ai proposé aux filles de s’y essayer, avec l’envie d’aller creuser cette pratique et d’élargir mes possibles. J’ai regardé des documentaires sur des belles personnes quand j’avais l’impression que ma foi en l’humanité piquait du nez, Déplacer les montagnes, un épisode de Nus et Culottés, j’ai été triste de ne pas recevoir de courrier mais j’ai battu des mains quand ma boîte à lait laissait échapper un bouquet de fleurs sauvages ou un livre que L. y avait glissé.

 

 

Il y a dans un tote bag, pas touchés depuis le début du confinement, les vingt albums jeunesse que j’étais allée chercher à la bibliothèque pour partir animer avec en Normandie, et de la vie d’avant, me reste une sensation floue d’irréel. Le concert de Vincent Delerm à Lyon la veille de l’annonce de la fermeture des écoles, et cette copine par hasard croisée sur les quais en y allant. « On se fait la bise ? » « Ben oui, quand même ! » et tout le temps que ça m’a pris de comprendre, de prendre la mesure des choses. Avant ça, il y avait aussi eu la grève du 8 mars et la sororité, et encore avant, la soirée filles avec un cerveau chacune, ce si doux fort moment, à la fin duquel A. avait dit, « n’empêche, pendant ces trois dernières heures, on n’a pas parlé du coronavirus, et ça fait du bien, non ? », et moi, cette soirée me faisait du bien pour plein d’autres raisons, j’étais si loin de ça. C’était la première soirée que je faisais à la maison depuis qu’on habite ici, et j’étais si heureuse de l’avoir organisée. Je le suis d’autant plus en y repensant deux mois après. Dans la période bazardée, ça fait partie des souvenirs solides auquel se raccrocher.