la vie ce printemps-là

La vie ce printemps-là, c’est parfois trop de bruit tout autour, trop de monde, trop de gens. Parfois le bingo de la soirée électorale pour essayer de garder le sourire quand même mais ça ne marche qu’à peine ; parfois les larmes devant la maison communale d’apprendre qu’on ne pourra pas glisser un bulletin de vote dans l’urne sans que ce soit même de sa faute ; parfois l’angoisse, parfois la colère. Mais parfois seulement.

Un matin, ma mère m’a appelée et puis elle était là en haut de l’avenue, je la voyais depuis la fenêtre de l’appartement et je l’ai guidée jusqu’à notre 4ème étage. Le temps était dégueulasse tout le long, alors on a surtout écouté des podcasts, bu du thé, trainé dans des magasins de tissus et partagé des souvenirs devant un burger végétarien. Tant pis la pluie et c’était bien.

Et puis quelques jours plus tard, c’était à moi de partir, j’ai préparé le week-end à Paris avec un peu de nostalgie. C’est que j’ai relu des morceaux des Mains dans les poches, des bouts de voyage, d’errance, d’ailleurs, ça me tourneboule un peu le cœur. Dans mon sac, j’ai mis des souvenirs du Kirghizstan, des foulards, du feutre, de la musique et des regards d’enfants. Le garçon d’à côté avait choisi depuis des semaines de venir, et c’était chouette de se dire ça, qu’on partait travadrouiller ensemble. Il fallait une heure de bus et une balade matinale sur une petite route, les champs sur le côté et le soleil qui brille dans l’herbe avant d’arriver à la station-service. J’avais revendu nos billets de train quelques jours plus tôt, j’avais bien trop envie de lever le pouce à nouveau. Finalement, est-ce que ça marche encore de dire que chaque trajet est un trajet dingue ? Peu importe, chaque trajet est un trajet dingue. Il y a ces deux hommes qui ont bien trop bu qui proposent de laisser les clés de la voiture au garçon d’à côté s’il peut conduire jusqu’à Saint-Denis. Et l’épopée qui suit. Il y a leur façon d’inventer la langue, nos mondes qui s’entrechoquent et cette poésie de la friction. Je suis renommée Amélie Poulain prof de grammaire pour clandestins, et quand je parle du voyage de l’été dernier, Istanbul jusque là, Paname, ils disent, chapeau melon et slip en cuir ! et puis, c’est même plus chapeau bas… c’est révérence casquette ! On est de bons gens, de vrais bonhommes, et je ris, tellement. Alors voilà, une seule voiture, une bonne action, et une chouette discussion. A Saint-Denis après avoir quitté nos deux compagnons de fortune, nous pique-niquons au bord du canal, nous étirons ce moment pendant pendant pendant, avant de nous séparer –  à demain, à demain tu sais.

Un peu plus tard, quand je sors de la gare, je me souviens de ce rond-point où j’avais lu il y a presque deux ans un livre de Cendrars, et évidemment, il n’y a pas de hasard. C’est une jolie rencontre (merci Twitter) qui me récupère en voiture, et alors, je suis là pour ça, pour parler voyage au milieu du rayon littérature. (La vie dingue.) Dans la grande médiathèque, il y a comme une yourte, des tapis, des coussins, des tentures, de la musique kirghize, et de grands adolescents qui lisent des textes qu’ils ont écrits sur des voyages inventés dans des pays en –stan, je raconte l’année d’avant, l’autre vie, à quoi ça ressemble là-bas, en quoi ça s’éloigne d’ici. C’est émouvant de les entendre, de les voir trébucher sur les mots inconnus, ceux aux consonances étrangères, j’ai des images dans ma tête éparpillées, j’essaie de les partager.

Du matin à l’après-midi, je lis sur l’immense terrasse en plein soleil deux BD qui m’émeuvent à un point – Sarajevo, encore, toujours, et puis autre chose. Et puis je redescends les escaliers, à nouveau les coussins de la yourte, une toute petite rencontre mais grande dans mon ventre, j’aime raconter les souvenirs de voyage et la façon de mettre un pied devant l’autre sur la route.

Et puis c’est fini. Et puis on repart, la gare, Paris, le petit appartement de D. et M. et la table qu’on déplie pour y passer tous les quatre, la longue nuit dans le radeau improvisé et les pancakes au petit-déjeuner à la pâte de spéculoos. Plus tard, nous pique-niquons au jardin du Luxembourg, avec les copains respectifs qu’on n’a pas trop l’occasion de mêler, mais quand même, c’est bien, de prendre des nouvelles, même s’il y a trop de monde sur ces pelouses. Plus tard, ce sont D. et B. qui nous raccompagnent, on parle de rencontres et de voyages, immobiles et aussi lointains, et on monte dans le train.

Il parle d’atterrissages en douceur, et je voudrais savoir faire ça. Mais plutôt, je me jette dans la gueule du loup à chaque fois, dans les choses pénibles et pesantes, et les sanglots à côté de la baraque à frites. Alors le lendemain, se promettre de ne rien forcer. Je vais à la rencontre de ceux avec qui j’ai travaillé dans une autre vie, je vais saluer et écouter des auteurs, et puis je vais acheter des sandales à la couleur parfaite et encore boire du thé glacé en terrasse avec A. parce qu’il est rentré. Il me tend l’enveloppe que Mam a fait passer pour moi, des boucles turquoises à accrocher à mes oreilles, il fait des bulles de savon qui éclatent dans le soleil. Quand je reviens à l’appartement, il est déjà tard, je parle avec E. pas vue depuis cinq jours au moins, et quand le garçon d’à côté arrive, le soleil est encore bien là, alors il propose de descendre pique-niquer. Ni une ni deux, nous préparons une salade, nous attrapons fromages, galettes de riz, eau-qui-pique, chocolat et olives marinées et nous descendons la rue jusqu’au parc, je déplie mon drap d’Istanbul, je lui dis, c’est sur celui-ci que j’ai dormi à la belle étoile en Serbie, parce qu’il y a ce souvenir qui tellement nous lie. Pieds nus dans l’herbe, jusqu’à la pluie.

La pluie à nouveau le lendemain, alors qu’on prend un verre avec Hanneton en terrasse après le concert fou de Bertrand Belin dans un appartement. La voix de sa batteuse, l’énergie du lieu, ce que ça me transporte, où ça m’emmène, loin, loin, l’ambiance là sur le parquet, et plus tard, donc, la pluie qui s’abat en trombes, alors que nous nous racontons les relations avec les gens qui comptent, et combien ça peut être difficile parfois. Je rentre sous l’eau, et à mi-chemin, j’appelle le garçon d’à côté pour lui dire que c’est compliqué de venir, que j’ai peur que mes affaires n’aient pas le temps de sécher avant le lendemain. Il rappelle deux minutes plus tard en disant tu sais j’avais oublié, mais il y a un séchoir. Alors je reprends la route, ça descend et ça pédale, c’est magnifique, toute cette eau sous les roues, toutes les flaques, tout ce ciel, et puis j’arrive, il me tend une grande serviette et une tasse de tisane.

Le lendemain, je fouille chez les bouquinistes pour trouver une carte de l’Angleterre pour pouvoir y faire du stop d’ici quelques jours, et en fin d’après-midi, nous partons à pied avec le garçon d’à côté, les billets pour le concert de Vincent Delerm en poche. Nous allons manger des sushis en parlant beaucoup, et plus tard, nous nous installons dans la grande salle. J’ai un peu peur, un peu peur que celui dont j’aime tant le travail ne parle pas à cet autre dont j’aime tant tout, mais bientôt je l’entends rire, je le sens être touché, alors c’est gagné. C’est bon de le revoir, ça fait longtemps, j’aime les paroles qui me viennent aux lèvres quand je ne pense pas les connaître encore, l’autodérision, l’atmosphère et comme il dit bien le fait de tomber amoureux, cet état-là. Quand nous sortons, les trottoirs sont mouillés, ça devient presque une habitude, ces belles journées et ces draches du soir, et je voudrais que ça continue comme ça encore, les orages qui éclatent, à peine après que j’ai passé la porte et que je sens l’odeur du risotto aux champignons, ou bien alors que je suis encore sur la route, sentir l’eau tout contre la peau, le ciel se décharger et les étoiles filer.

La vie ce printemps-là, c’est mon ancien appartement un dimanche matin, pendant que C. fait une soupe à la courgette, le salon est tellement lumineux, et les mots aussi, tellement lumineux ; c’est le gilet orange fluo trouvé au marché aux puces pour le mettre à vélo ; c’est les stands avec des gens dedans qui changent le monde doucement ; c’est cette chanson en boucle, courage / avançons / un jour arrivera / où nous arriverons ; ce sont les rendez-vous pour clore de beaux projets qui se superposent avec d’autres pour en construire de nouveaux, une, deux, trois bibliothèques, on me propose d’animer des espaces d’écriture sur un thème parfait, et la veille j’avais récupéré les évaluations des participantes à des ateliers d’il y a déjà longtemps. Ce qui m’a plu c’était de écrir des choses librement, c’est le fait de dédié les poêmes à des personnes qui nous sont chèrs, c’est l’échange qu’il y a eu en groupe et aussi le fait d’être mélangé, ça m’a permet d’exprimer mes sentiments, c’est une bel après-midi dans les cœurs.

La vie ce printemps-là, ce sont surtout, disons-le, oui, de belles après-midis dans les cœurs.

peu m’importent les vents contraires

Ce matin, je suis sortie de chez la médecin quelques minutes à peine après l’avoir entendue dire que je n’avais rien, et d’un coup, j’ai oublié que le corps avait tangué, que j’avais un peu questionné, beaucoup balbutié. Un peu plus tard, j’ai décroché l’antivol du vélo que D. m’a prêté – parce que dans la vie qui s’approche pour elle, pour eux, elle ne va sans doute pas en avoir besoin d’ici quelques temps, et j’ai pédalé jusqu’au Parvis, pour voir ce que ca faisait d’être en selle dans cette ville-ci, si c’était possible, agréable, souhaitable, après notre week-end sur roues jusqu’à la mer qui nous a tant donné envie de plus. Ce qui me portait là, c’était l’idée de retrouver le garçon d’à côté – pour une fois (depuis quand ?), nous n’avions pas dormi ensemble, et j’avais hâte de ses lèvres, de ses bras, de la façon qu’il a de m’appeler. Nous sommes arrivés en même temps, lui en trottinette et moi à bicyclette, et nous avons trouvé une table au soleil pour un déjeuner du lundi avant son train, puis nous nous sommes invités pour un café dans le nouvel appartement d’A. à deux pas de là. Pendant ces quelques minutes de marche, je me suis dit que j’aimais ce quartier, pour ses thés à la menthe, pour les gens qu’il abrite et les initiatives qu’il propose, que peut-être on pourrait, enfin, tu vois. Chez A., il y une terrasse toute claire de lumière, et c’est là que je reste longtemps, à poser ces mots alors qu’il cherche du travail. On se dit qu’on est quand même sacrément chanceux, que la vie pourrait être bien pire qu’un début de semaine au soleil et à la citronnade, aux bras et aux jambes nus pour se gorger de la lumière et du chaud, qu’il y dans ces mois de printemps un air de vacances que nous nous efforçons de cultiver – la vacance au quotidien, l’esprit libre pour faire ce qui plait (et nourrit), et le faire bien. Ca pose beaucoup de questions aussi, ça demande de l’énergie et un peu d’organisation, mais je crois que ça en vaut la peine.

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Alors c’est ce lundi, c’est le premier mai sans muguet mais avec des trombes d’eau et la jolie pizzeria qui devient un passage obligé et préféré de nos jours de flemme, c’est les formations du vendredi après-midi et les ateliers d’écriture du mercredi soir tard qui alimentent l’envie (et les nouvelles têtes, et les rires, et ce qui se sent – tant pis pour les absents), ce sont les nuits qui débordent sur les matins, ce sont les limonades à la framboise, et les confitures de ma grand-mère sur le pain. Au mur, j’ai accroché ma grande mind-map sur le voyage que j’ai dessinée depuis la campagne slovène ; j’y dis comment le départ alimente le retour, le voyage au quotidien.

Une toute petite aube, nous prenons des trains jusqu’à la Slovénie, donc, avec le garçon d’à côté, sur le premier quai avant de partir, je lui fais promettre que rien n’est grave, pourtant c’est moi qui, plus tard, me mords les lèvres pour un train parti sous notre nez. Mais nous avons de la chance – toujours, encore – dans la malchance et nous attrapons nos correspondances une à une pour nous rapprocher. Le Luxembourg, l’Allemagne, l’Autriche, et après le long tunnel, voilà, la Slovénie, j’ai habité ici. Nous marchons pour rejoindre la résidence des copains et sur le chemin dans le début de nuit, je lui apprends à lire cette langue qu’il ne connait pas, j’aime l’entendre déchiffrer chaque panneau publicitaire, chaque affiche, ça me ramène en arrière. A&D nous accueillent comme l’été dernier avec C., avec leur chaleur habituelle et l’appartement aux murs colorés, avec le repas prêt et les questions en français, avec l’enthousiasme et la joie des retrouvailles. Nous passons deux jours à marcher beaucoup, Ljubljana, c’est montrer, mon premier chez-moi, mon deuxième chez-moi, le château, là où nous avions dormi la dernière nuit avant mon départ, les trois ponts où j’ai donné tant de rendez-vous. Quand nous suivons le trajet que j’empruntais à vélo pour aller garder les enfants et que nous levons la tête dans mon ancienne cour gorgée de soleil vers le linge qui pend au-dessus des balcons, il me dit, j’ai du mal à comprendre pourquoi tu as quitté ici, et c’est une question qu’on se repose plus tard, pourquoi on part, pourquoi on reste, qu’est-ce qui nous pousse, qu’est-ce qui nous leste ?

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Dans le parc de Tivoli, nous pique-niquons avec mes garçons de Slovénie, R. et ses nouveaux tatouages, M. et son accent argentin quand il parle anglais, et notre façon de communiquer par vannes avec parfois, soudain, des choses très justes, très vraies, très sérieuses, inattendues. Avec le garçon d’à côté, nous parions une glace pour une question d’orthographe (que je gagne), goût lešnikborovnice. Les enfants d’A&B ont grandi, ils sont trois maintenant, N. se souvient de moi, enfin c’est ce qu’il dit. C’est rapide, nous n’avons ni le temps de boire des bières sur le bateau au bout de la rivière, ni d’aller à Metelkova, les bureks restent des feuilletés inconnus que le garçon d’à côté peut décrire sans y avoir goûté – mais pas la potica, ça, il a aimé – et déjà, nous reprenons le train. Contre la vitre, je chantonne des mantras alors qu’il me parle à l’oreille. Depuis le quai, je peux apercevoir de l’autre côté des escaliers les visages familiers d’A&A, et cette immense bouffée d’amour qui monte en moi – c’est comme retrouver la famille, un peu. Nous nous entassons dans la petite voiture jusqu’à arriver dans un lieu qui veut dire quelque chose comme grand large, au milieu des montagnes, alors bien sûr. Là-bas, il y a un orage auquel on assiste depuis la terrasse, tout enveloppés dans de grandes couvertures, avec des verres de vin à la main. Dans le jardin, le garçon d’à côté construit des escaliers pendant qu’A. termine le poulailler, il est comme un poisson dans l’eau et cette émotion-là me dépasse et m’interroge – j’ai trop besoin de la ville je crois – pas la trop grande, ni la trop anonyme, mais quand même. Je fais une tarte au citron meringuée pendant qu’ils manient les outils dehors, nous infusons du thé en presque continu, A. cuisine une tortilla délicieuse à mourir et de l’humus selon une recette jordanienne, et c’est doux d’être là, avec les verres de schnaps maison, la vue depuis le jardin, le cochon Buba qui s’enfuit sans cesse, la petite animalerie qu’on apprivoise, l’ail des ours qu’on cueille dans la forêt pour en faire du pesto, les balades seule où je frotte mes restes de slovène aux mots des voisins.

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Nous repartons un matin, avec A. qui ouvre la marche. Il faut descendre jusqu’à la gare et l’air est frais, quarante-cinq minutes plus tard, à nouveau, un compartiment, une ligne de plus sur nos Interrails, cette fois, j’ai envie de lui montrer les lacs, celui dans lequel je suis tombée en glissant d’une barque un jour d’octobre, celui depuis lequel j’ai fêté un anniversaire après une nuit en camping sauvage en compagnie d’un ours ou d’un sanglier – on ne saura jamais. A Bled, je saute du train alors qu’il redémarre plus vite que prévu pour rattraper son retard, et un peu sonnés sur le quai, on se marre. Et puis après tous ces jours avec d’autres, nous nous retrouvons tous les deux, avec nos mots, nos ressentis, nos projets, nos interrogations, nos va-et-vient d’émotions. Devant son air triste soudain, devant mes mots dits trop forts, je lui demande qu’on s’assoie, qu’on parle là, peu importe le lieu, qu’on parle, qu’on dénoue avant d’emmêler encore, et c’est là, au milieu des pâquerettes qu’on parle alors. Qu’on explique, qu’on intègre, qu’on étreint, qu’on se relève. A chaque fois, je me sens chahutée puis grandie, grandie par la connaissance infimément plus vaste de l’autre, et par cette fierté qu’on sache faire ça, s’arrêter avant la tempête pour mettre le radeau à niveau, avant de repartir, confiants peu importent les vents. Nous ajoutons des mots nouveaux à notre collection, à notre langue partagée, mélangée, inventée.

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Les lacs sont beaux, la route aussi, le sentier sous les arbres, le car du retour, la chambre dans l’auberge au fond de la cour. Le lendemain, nous partons dans le tout début du jour, un bela kava en terrasse à la première gare, des bretzels dans la troisième, huit heures dans le même train, dormir aimer lire écrire dessiner écouter des podcasts essayer de gagner à 2048 – raté. Il y a un sac qu’on manque d’oublier dans un train et qu’on oublie finalement dans le suivant – adieux les poivrons marinés. Il y a tous les jeux de mots que nous déclinons avant un dernier morceau de trajet – nous saturons, mais à l’arrivée, il y a J. et K. et à nouveau, je suis si heureuse de l’emmener à la rencontre de ces chères-là.

Dans les Vosges, il y a une deuxième tarte au citron meringuée, un essai sur les ateliers d’écriture offert sans raison ou avec plein, ça dépend comment on compte, et les mots au bout des voix, celle de K. qui chante par-dessus les accords de piano, le déjeuner du dimanche dans le jardin, et cette grande maison dans laquelle j’avais passé beaucoup de temps l’été dernier, quand tout commençait juste à se tisser. C’est doux, j’ai le corps qui tangue un peu, qui déconne bizarrement, mais même quand je me couche avec leurs regards que je sens inquiets sur moi, il y a quelque chose de doux, de tendre, je ne sais pas ; je ne sais pas quelle heure il est, je me sens tellement fatiguée, je lui demande de me raconter quand il était tout petit contre moi pour m’apaiser. Le lendemain, je le regarde lire un livre de J. puis je dis, tu comprends pourquoi un jour, je lui ai écrit une lettre ? et il sourit.

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Il faut partir. Il faut rentrer. Je vis les retours à « vraie vie » comme de petits déchirements alors que ma réalité est pourtant bien douce et ronde. Les quelques jours de cette semaine déjà entamée paraissent fades, à côté de la plaque, pas à leur place – ou bien c’est moi qui ne le suis pas. Un jour, j’attends le métro qui va jusqu’à Weststation, et là, comme ça, de loin, fatiguée par ce qui ne se dit pas tout à fait, je lis hésitation et le lapsus me laisse amère. Cette semaine-là, il y a des cauchemars latents, des larmes en milieu de journée dans la cuisine toute éclairée de soleil, une longue migraine qui fait que je m’endors près de son bureau pendant qu’il travaille, deux rendez-vous chez le médecin, et beaucoup d’incompréhension. Je me sens mal trop d’heures de suite, et ça ne me ressemble pas, et heureusement ses bras. Parfois, la nuit, c’est sa voix qui me ramène au réel quand les cauchemars m’engloutissent, parfois son rire quand je lui raconte les bizarreries de mes rêves au matin, parfois son regard désolé de ne pas pouvoir faire plus. Un tatin d’aubergines avec les copains, deux verres de vin, trois épines dans l’orteil et quatre entre les reins.

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Quand Ana et L. débarquent avec un sac à dos pour deux le samedi en début d’après-midi, c’est un apaisement en entier, eux ensemble, la douceur qui les entoure, et qui me berce, et la joie de les avoir là. J’aime que cette amitié-là date du lycée, qu’elle se renforce dans les bouts d’années, qu’on y ajoute nos amoureux, que ça donne un mélange dense et joyeux. Nous nous baladons sur la promenade verte, allons voir un quatuor vocal de blues à l’Allumette, et mangeons des frites sauce andalouse.

Un matin, j’ai vingt-six ans, et ces deux-là passent la journée à cuisiner avec moi le plus naturellement du monde alors que le garçon d’à côté travaille au bureau après un départ raté. Les chats vaquent, nous piochons les recettes dans de beaux livres, dont celui qu’ils m’ont tout juste offert, des muffins graines de lin banane, une terrine d’amandes, des biscuits aux cacahuètes, une quiche aux petits pois, une salade de lentilles aux oranges, le partage des tâches et les petits plats dans les grands. A 17h54, nous mettons tout dans des sacs, attrapons des bouteilles, et c’est une jolie troupe qui descend la rue jusqu’au parc, C.’ sur son vélo jaune bolide ouvre la marche. Nous déplions les nappes, et les copains arrivent petit à petit, les amis dingues et les cadeaux fous, une carte du monde à gratter et les couleurs qui apparaissent derrière, la peluche de Totoro – je veux bien être le Totoro de quelqu’un. C.’ défie à vélo mes copains qui courent avec lui, et on entend son rire fort dans le début de la nuit. Je fais des tours de la place pour avoir le temps de parler avec presque tous et chacun, je bois des verres de lait de vierge et de Pouilly-fumé, et d’autres du cocktail que Tom a préparé pour l’occasion même s’il n’est pas là, le jour finit lentement, j’ouvre des paquets, j’embrasse des joues, c’est fort et léger. Les présents sont pétillants et malicieux, poétiques et lumineux, un coffre plein de plumes avec un œuf à casser pour y découvrir un message signé par deux, et je me dis que c’est si bien de les connaître, ces celles et ces ceux. Quand il fait noir tout à fait, nous remontons la rue dans l’autre sens, nous finissons à quelques uns dans le salon pour des parties d’un nouveau jeu, et puis c’est la nuit la vraie, ses bras autour de moi, le bruit que fait mon cœur, l’émotion que dit ma voix.

Dans les jours qui suivent, nous organimprovisons une vadrouille d’anniversaire – on en parlait depuis au moins deux ans, de cette vadrouille-là, quand on habitait déjà Bruxelles tous les deux sans y être amoureux. Il faut récupérer des vélos auprès des copains, écrire à L. pour savoir si on peut s’inviter au bout de notre première étape, vérifier l’itinéraire, trouver un poncho pour ne pas trop prendre l’eau. Et soudain, ça ne s’annonce plus foireux du tout, ça se chante juste drôle, peut-être un peu trop fou. Nous partons à vélo pour la mer, 140 kilomètres plus loin. Sur la route, j’ai tant de choses qui se superposent dans mes pupilles, vingt-six ans de souvenirs, de goudron et d’asphalte, je pense à chaque expédition, à chaque fois que je me suis perdue, que je n’ai pas ou plus su lire une carte, à chaque moment où je me suis retrouvée, aux kilomètres en trop, à ceux qu’on aurait voulu voir durer. Je revois l’Irlande, le Kirghizstan, la Turquie ; la Thaïlande, le Laos, et qu’est-ce qu’on avait ri. Je repense aux précieux qui m’accompagnent, et j’essaie de remettre l’épisode au bon endroit sur la frise chronologique et dans mon espace mental, dans mon international. Il y a la poussière rouge des routes, les rizières en vert fluo, les roches des îles d’Aran, les défis stupides d’A., les feuilles de basilic craquantes sur le riz après avoir nagé dans le lac, et puis, et encore, et alors. Et le présent. Le présent, ce sont les canaux et les arbres qui bruissent au bord, les pauses au soleil et les oranges sur le bord de la route, les exercices de calcul mental qu’on se lance entre deux points d’itinéraire trop éloignés – j’aime beaucoup que tu aimes bien faire des multiplications de tête, oui, bon, les kilomètres qu’on fait l’un derrière l’autre, et ceux côte à côte. Parfois, le vent en pleine figure, et le rythme qui ne me permet plus de poser quoi que ce soit dans ma tête, l’épuisement et ce qu’on demande en trop au corps, 80 bornes le premier jour, mais qu’est-ce qui nous a pris ?, on est fous, mais le ciel qui se teinte de rose quand on traverse Gand, le thé du grand thermos qui ferme mal à côté de la maison blanche et les derniers kilomètres entre chien et loup. A peine avant 22h, chez les copains dans la rase campagne, il y a un plat de lasagnes végétariennes qui sort du four, et la meilleure douche du monde. Nous dormons longtemps dans des radeaux d’enfants. Le lendemain, après un grand petit-jédeuner, nous repartons, le soleil éclaire le chemin et à nouveau les canaux, les oranges, les vitesses qu’on passe, les rivières qu’on traverse, les forêts, les ponts, les fruits secs, les galettes de maïs et le chocolat noir, la chaleur qui monte des champs et qui m’enveloppe comme des prémices d’été, et la longue pause dans la lumière, sur un muret de pierre. Et puis 17h, là, soudain, au loin, la mer.

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Nous fêtons mes 26 ans et nos petits mois les uns contre les autres (l’un contre l’autre), et notre arrivée à la mer dans un appartement avec baie vitrée sur le port. Nous jouons au Yahtzee sur une nappe Vichy et dormons tard. Le lendemain, les vélos sont toujours là, et nous les reprenons jusqu’à la plage, nous marchons longtemps jusqu’au bout de la côte, puis dans l’autre sens, et à nouveau pédaler, pédaler jusqu’à la gare. Je ne veux pas rentrer, je veux juste encore le sable, les roues, les rythmes, ma main dans ses cheveux et les mots à qui mieux-mieux. Alors, sur le quai, on réfléchit à la prochaine aventure, est-ce que ce sera la France pour nos familles respectives, ou bien l’Angleterre le week-end qui précède ? Ou avant même, dans quinze jours, Paris en stop, des souvenirs de l’Asie centrale et de belles rencontres en perspective. Oh, que j’aime être ici et rayonner tout autour. Que j’aime être avec et rayonner tout court.