remonter le courant et la vie me le rend

Pencher, David Sire

Que reste-t-il des mois quand on ne les raconte pas ? Décembre a disparu d’ici, le début dément de janvier ayant tout emporté sur son passage ; je n’ai pas fait de bilan, ni de résumé, pas tiré de conclusions, je n’ai rien souhaité à ceux qui passent ici – mais en silence si.

Une petite dans son cahier écrit animots après la lecture de L’Afrique de Zigomar, album traîné et lu mille fois, et alors que je lui explique, elle cherche et trouve comme à son habitude réponse à tout ; oui, mais c’est parce que dans le livre, les animaux, ils parlent ; et je devrais m’astreindre à noter ces poèmes du langage que j’ai la chance de me voir offrir plusieurs fois par jour ; coquelicot et coquillage, est-ce la même chose, demande mon étudiant banquier ; ou bien je vois à l’infini du ciel, écrit cette jeune fille en regardant un tableau de Magritte. Parfois, c’est si beau et je le leur dis, parfois, c’est tellement drôle et nous en rions ensemble, Amélie, est-ce qu’on peut dire se ronger pour autre chose ? Par exemple se ronger une pizza ? ou bien quand ils traduisent the lord of the rings par le monsieur des bagues, et cette blague qui reste au fil des cours, et les charades qu’ils ne manquent pas de me réclamer quand soudain je commence par autre chose.

De décembre, que reste-t-il, donc ? Un samedi matin glacial à sauter dans un covoiturage pour Paris, pour retrouver celle qui était ma chef-amie en Asie centrale au-delà des douze heures de route qui nous séparaient, et deux fois le Sacré-Cœur en une après-midi à cause de la vue, mais je crois qu’à ce moment-là, on aurait pu avoir n’importe quelle vue que ça n’aurait même pas compté, puisque c’étaient les mots, nous étions tout aux mots, qui avaient tout remplacé, aux conceptions de vie si différentes et qu’il était si bon de partager. De décembre, une chère amie au ventre rond et au rire en cascade sereine ; de décembre, le garçon d’à côté qui lit de la philosophie pour enfants et fait des parties de patiences en m’attendant. De décembre, l’abandon de mon agenda carré noir que j’avais acheté sur le chemin de la vadrouille quelque part à Strasbourg dans l’été 2013, retour du Kirghizstan, retour à un autre rapport au temps, et ce petit agenda noir carré, je l’avais trimbalé, tout corné tout usé tout rempli de cette drôle de vie, mais place au vieux rose, la couleur m’apaise quand le contenu m’ébahit. De décembre, une fin d’année avec une fatigue en contour du corps, mais une joie profonde de faire ce que je fais – et en janvier aussi.

Pendant les vacances, quelques trains du matin, 10h31, 6h40, 8h27, 7h38, quelques vitres par lesquelles regarder dehors, le givre, le soleil, la neige, la nuit, le jour qui grandit, ces vacances : quelques voyages, quelques sacs, pas assez de temps, comme souvent. Quelques compromis, comme on dit. Avec soi et avec d’autres. Je passe des heures à bouquiner et j’essaie de garder cet élan depuis, toute seule avec moi-même, et Laurent Gaudé, et Claudie Gallay, et Thomas Vinau, et Carole Martinez, et Fred Vargas, et dix autres. Pas tout à fait seule, finalement. Ces vacances-là, enfin le moment pour les rencontres, du garçon d’à côté et de quelques chères présences. Et plus que tout, j’aime ces heures où il suffit de laisser faire les choses, je lui ai tellement parlé d’elle, et à elle de lui, qu’il n’y a presque plus qu’à regarder ce qui se passe, ce qui se noue. Un improbable hasard et quelques trains en retard nous embarquent dans mon restaurant indien préféré avec des amies qu’on n’espérait même pas croiser, finalement, tout coule, dans cette histoire, c’est joyeux à voir.

Il y a ma petite sœur d’Argentine qui m’envoie un guide de survie pendant les fêtes pour les végétariens, et celle d’Australie qui nous appelle à Noël au matin. Même si j’aurais aimé les avoir avec moi pour boire encore un peu plus de vin, c’était bon de les sentir de loin. Ma mère veille jusqu’à tard un soir où on oubliait presque de rentrer, tant elle a hâte de nous regarder déballer nos paquets. Ces fêtes aident à remplir l’appartement d’à côté ; les si jolis bols de mes grands-parents, du thé à foison, de beaux livres à rêver, et de quoi cuisinexpérimenter ; alors depuis, j’y vais gaiement, même si le garçon d’à côté me fait remarquer que dans les dernières minutes de cuisson, je prends toujours un air bougon de ça a raté, c’est pas comme sur la photo, mais regarde c’est pas beau, je suis nulle je sais pas faire ! Mais il a alors sa-voix-qui-apaise qui annule mes doutes culinaires. Et puis au fond, c’est quand même toujours bon.

De décembre encore, il y a un bout d’Italie pour une semaine hors du temps, à cheval sur les ans. Dans l’immense maison là-bas, nous sommes tour à tour cinq et huit et douze, premier jour de l’année, un homme aux chaussettes vertes joue de la guitare, deux femmes tricotent côte à côte en bavardant, les enfants sont montés, mais plus tard descendront sûrement pour une énième partie de Set. Il y aussi une flûte et une clarinette ; un risotto de tomates séchées ; un concert de musique classique pour bien commencer l’année, et des balades en collines et en forêts. Le ciel est fou, ah, fou, au loin les montagnes, au près les rires, le froid si vif et le thé en perfusion. Nous ramenons des provisions ; une cafetière et du café pour parfumer la maison, du parmesan et du nougat en munitions. Un soir, je demande au garçon d’à côté de me raconter ses huit jours de l’an précédents, et tout en moi je pense que c’est quand même dingue de s’aimer autant alors qu’on est si différents.

S’aimer autant que voilà déjà qu’aujourd’hui, ça fait un an et sa moitié, que je l’aime tout entier. Il n’y a pourtant rien à fêter : il est parti travailler pour quelque temps et j’apprends à apprivoiser l’appartement qui me paraît trois fois trop grand. Vendredi, j’ai ralenti pour rentrer et parce qu’on avait dit que ce serait mieux de ne pas se croiser entre deux portes, en coup de vent, non, je voulais garder contre moi l’étreinte du matin, le temps mi chaleur mi chagrin. Quand j’ai finalement poussé la porte, il avait écrit sur une feuille les mots les plus justes que je pouvais attendre, ceux qui faisaient que déjà il me manquait. Mais enfin, j’en profite pour me réapprivoiser moi-même, et quelque part, moi aussi, je me parais trois fois trop grande. A la soirée filles avec un cerveau (chacune), j’arrive avec mille questionnements, mais finalement, je me contente de dire ce dont je suis sûre. Est-ce qu’un jour on parvient à se comprendre tout à fait ? Je relis les mails si réconfortants de ma douce Lotte, je vais au cinéma voir des films qui me font pleurer et réfléchir (mais pleurer), et en regarde encore d’autres le soir enroulée dans la couette ; le matin au réveil, la lune est pleine et rousse. Je jongle entre quatre endroits de boulot la même journée mais j’ai la voix de Sonia Kronlund pour tous mes trajets. Des ateliers à partir d’œuvres surréalistes, des messages cachés avec des collégiens, ces ouvriers qui m’émeuvent au plus haut point, ces femmes éloignées de la lecture, et celle qui explique à sa voisine, mais tu vas voir, Amélie, elle explique bien. Je fais comme si je n’avais pas entendu, sinon je perds tous mes moyens.

L’air de rien, je fais de petits pas dans plusieurs directions ; ma voix dans une chorale de chants de lutte pour clore les semaines chargées, mes cheveux toujours plus courts, un dimanche après-midi à dispatcher des produits pour le groupement d’achats collectif et les cinq litres de jus de pommes-poires qui ne suffiront jamais tant il est bon, un spectacle si poétique de David Sire que j’écoutais déjà il y a bien des années, une virée dans les librairies quand j’ai besoin de me détrister. Parce qu’au fond, cette conviction qui continue de grandir, du bien-fondé de la littérature, des langues et des mots. Comme de décembre, dont il reste aussi un matin où il m’apprend que morbida, ça veut dire doux en italien. Et puis, de janvier cette fois, un mardi midi dans un musée, c’est Mark Twain lu par un comédien : C’est magnifique, de vivre sur un radeau. Alors oui évidemment, à la vie, à l’amour et aux mots.

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