parler aux plantes

Un matin calme et clair, alors que les oiseaux nous font la fête pour m’aider à partir sereine vers ma journée chargée, le garçon d’à côté dit en regardant le ciel : Un hiver où on n’a pas eu vraiment froid, c’est comme une nuit où on a mal dormi, tu ne trouves pas ?, mais je ne suis pas sûre d’être d’accord. Les quelques nuits où je dors mal sont toujours celles où j’ai très froid, où ça s’agite dans ma tête dans tous les sens, je descends lire blottie sous le plaid dans le canapé jusqu’à ce qu’il me retrouve avec son odeur de sommeil partout sur son corps en me demandant si je peux continuer à tourner les pages dans le radeau en haut, contre lui. Évidemment oui.

Mais même dans les semaines beaucoup trop lourdes où je sens ma nuque tellement tendue, je fais attention à garder des éclats précieux entre les heures ; des chapitres d’un livre de Vargas que je grignote sur mon temps de transport avant de donner son cours particulier à mon adolescente dont les anglicismes disparaissent petit à petit, le détour du matin pour traverser le parc dans le début de soleil, l’écharpe que je dénoue et la gorge que j’offre au ciel bleu, les films qu’on se montre l’un à l’autre, les soirs à passer chercher une soupe à Exki et l’invention de mille slogans en l’honneur de la dite soupe qui nous prend toute la fin du trajet, l’atelier intérieur sur la sérendipité, le cake aux zestes de citron pour le jour où dans la boite aux lettres il y a une enveloppe avec écrit sous mon prénom mon amoureuse depuis sept mois, sept, et les plans sur nos comètes.

Un matin mouillé, je retrouve Gwen place du jeu de balle et c’est comme si je l’avais vue la semaine d’avant, comme si j’allais la voir la semaine d’après. J’aime bien comment nos mots tracent leur chemin, et je souris de la voir croire que j’ai encore vingt ans. Elle me demande dans une enquête sentimentale si je suis du genre à mettre en place des rituels, je dis oh oui !, ça m’échappe presque.En ce moment, souvent, avec le garçon d’à côté, on liste cinq choses chouettes de la journée avant de nous endormir, toujours emmêlés l’un à l’autre. J’aime beaucoup retrouver cette habitude de mes dix-sept ans, mettre le précieux en évidence.

Le précieux en évidence, il le met aussi lui, quand il fait visiter FoAM, l’endroit où il habitravaille et qu’il raconte les histoires de l’endroit aux amies là. Je les regarde toutes les deux prendre des photos dans tous les sens, et je me rends compte encore une fois de la chance que j’ai d’avoir ce lieu-là pour venir écrire, avancer, aimer. En partant, Mar m’embrasse à nouveau, d’un baiser qui résonne dans mes oreilles, puis, une main sur mon épaule, elle dit, merci mon chou d’avoir un amoureux pareil, et ça nous fait rire encore. Il y a des phrases d’elle qui restent et que nous nous répétons souvent, qui s’immiscent dans notre langue inventée, nos mots à nous deux, et je ne pensais pas trouver en même temps qu’un amoureux un garçon avec qui rire autant du langage. En attendant de reprendre mon sac à dos ( b i e n t ô t ), j’ai toujours nos mots-valises.

Un jour, alors que j’apprends que le boulot n°3 s’arrêtera avant la fin mars pour une question stupide de statut, je rentre dépitée de devoir quitter ce lieu une fois le projet porté terminé. Sur le chemin, alors que je cherche le positif, je prends conscience que ça me laissera une vraie semaine de vacances quand fermera l’Alliance. Alors je dis au garçon d’à côté mon envie de partir, et je parle encore de la Slovénie. Bientôt, il y a chez moi deux billets d’InterRail, et nous prendrons le train deux semaines à peine avant la date limite de mes 26 ans. Après avoir terminé la commande, nous sautons de joie sur le parquet de bois, il dit, je t’ai rarement vue comme ça, mais l’idée de la route, des mille trains, des retrouvailles, et des rencontres entre ceux qui font tellement celle que je suis m’emplit d’un truc dingue. Je n’ai jamais fait d’InterRail et il rit, dire que je vais faire quelque chose en voyage avec toi que tu n’as jamais fait, je ne pensais pas que c’était possible !

Je ne passe que rarement à l’appartement-le-vrai en ce moment, puisque nous voguons presque toutes nos nuits sur le radeau minimmmense, mais quand je rentre, il y a sur la petite chaise en bois à côté du lit, une carte de ma moyenne sœur de Malaisie, une autre de mon père et de ma petite sœur d’Argentine, avec des boucles d’oreilles qui éloignent les mauvaises ondes – je les porte les jours sans courage, elles sont longues et tombent dans mon cou, je trouve ça doux. Il y a aussi une enveloppe rouge de Mam et une surprise d’une inconnue familière. Je vois plus ma coloc au boulot n°3 qu’à la maison, nous nous croisons dans les escaliers aux tapis lourds où nous travaillons toutes les deux, et quand elle voit mon air désespéré et les choses que je ne réussis pas à faire seule, elle propose de venir m’aider. Je la laisse prendre les choses en main, j’aime qu’elle décide, qu’elle m’indique, je la suis, lui fais confiance, parce que j’ai l’impression de manquer de données pour mener la danse. L’exposition est arrivée dans un grand carton et nous la montons dans la galerie, avec quelques fous rires un peu nerveux devant les imprévus, je ne relis pas les panneaux de peur d’y trouver des coquilles, mais quand finalement nous terminons les derniers affichages sous la véranda, je suis fière du résultat.

Je file ensuite donner cours, le groupe a changé, il est plein de nouveaux et je regarde l’ambiance, la dynamique s’installer doucement, je les fais débattre, jouer, inventer, et je m’excuse toujours pour les exceptions en grammaire. Mes anciens étudiants m’ont offert une orchidée à la fin de la session, elle était posée sur mon bureau quand je suis entrée pour leur faire passer le test. Deux jours plus tard, après avoir adoré les voir se prendre au jeu quand je leur ai proposé des parties de loup-garou, on part boire un verre place du Luxembourg. J’ai l’impression d’être projetée quelques années en arrière en plein dans mon Erasmus, les nationalités qui se confondent, les bières et l’atmosphère bruyante, et les contacts échangés avant de se quitter. J’aime me souvenir de ça et j’aime aussi me rendre compte que je ne suis plus dans cette vie-là mais que je suis ailleurs, dans quelque chose qui me ressemble toujours plus, encore mieux.

En allant bruncher avec les copines et leurs amoureux avec un clafoutis kiwi-banane-pistache dans le sac, nous nous arrêtons devant un mur peint pour comparer les lignes de nos mains. Alors, mariage… mariage, mariage, ah ouais toi tu l’as même pas, et ça nous fait rire, il demande si nos lignes de la main correspondent, est-ce que les lignes de nos lèvres aussi ?

La veille, à un concert de l’amoureux d’A., nous avions gagné un petit-déjeuner dans un chouette café à la tombola, chanceux au jeu, heureux en amour, nous inventons de nouveaux proverbes au gré des jours. Le premier verre en terrasse de la saison, une fin d’après-midi dans un parc avec Hanneton, le marché bio des tanneurs, le ciel si bleu, bleu partout, et toutes ces journées gonflées de printemps.

Un soir, le petit colocataire crie au garçon d’à côté qui vient d’arriver alors que je me suis endormie un peu malade en fin d’après-midi moi je sais où elle est, ta princesse ! et ouvre ensuite ma chambre pour hurler il est arrivé ton prince, il est arrivé ton prince ! Ses appellations me font rire, et j’aime l’emmener un samedi au musée des dinosaures. Pendant le trajet en bus, il me raconte la vie, sa vie, et quand je lui demande si ça va parce qu’il reste silencieux, oui mais là tu vois pas ?, je réfléchis.

Moi aussi, mais j’essaie de ne pas trop le faire. Cette semaine était à la fois gaie et éprouvante, il faut gérer la fin des projets, leur aboutissement, avec toute l’anxiété qui va avec, que ça ne marche pas, que ça ne se passe pas comme j’avais imaginé, que je ne sois pas là à ma place ou à la hauteur. Je passe des coups de fil dans tous les sens, envoie des communiqués de presse, demande des devis, cours chez l’imprimeur récupérer les livrets qui contiennent les textes qu’ont écrits mes femmes migrantes en atelier.

Quand je les leur apporte jeudi matin, l’émotion fait briller leurs yeux. Pendant deux jours, elles deviennent à leur tour animatrices pour tous les groupes de femmes de l’école, et je suis fascinée de voir comme elles s’approprient le projet, les consignes que je leur ai proposées, comme elles sont investies, impliquées, dedans. Je ne sais pas comment les remercier de ça, et c’est elles qui le font dix fois, c’est grâce à toi c’est grâce à toi. Avant d’y aller jeudi matin, je dis au garçon d’à côté ma peur, et il me rassure, ne t’inquiète pas, tu as déjà chanté a cappella en impro devant soixante Kirghizes alors que tu étais partie pour animer un club de conversation, ça ne peut pas être plus difficile que ça, et je me dis qu’il semble parfois avoir assimilé certains de mes souvenirs encore plus que moi. Je lui suis reconnaissante de me rappeler ça et j’y vais un peu plus sereine, apaisée.

Et au final, tout se passe au mieux, malgré les salles qui manquent ou les gens qui se perdent dans les couloirs. Le vendredi matin, une sculpture colorée est créée à partir des textes écrits la veille, je fais dessiner le groupe dans lequel il y a des femmes qui ne savent pas lire ni écrire, et dans chaque atelier, les émotions sont frémissantes et les yeux parfois embués. M. à la fin me dit, tu sais, comme ça j’ai compris comment toi, tu dois toujours encourager à écrire, c’est difficile de toujours encourager, mais toi tu le fais naturellement, on ne dirait pas que c’est compliqué, on voit que tu crois en nous vraiment. Et je n’arrive plus qu’à bégayer.

Il y a tous les compliments que je ne sais pas par quel bout prendre, parce qu’ils m’impressionnent ou me paraissent adressés à la mauvaise personne, mais à un moment, je décide d’apprendre à accepter, d’y croire pour de bon, et sur la lancée, je pense à un projet fou – j’écris ici plutôt que pour le dossier qu’il me demande, parce que c’est encore un peu trop grand pour moi.

Parfois, quand dans ces dernières semaines, je n’arrivais plus à faire la part des choses, le travail à avancer me paraissait bien trop conséquent, et les décisions trop lourdes à prendre seule. Mais dans les fins d’après-midi après avoir enfin réussi à éteindre l’ordinateur au boulot n°3, je sonne chez le garçon d’à côté, il m’ouvre et me prend par la main pour m’entraîner vers le balcon et me montrer les semis qui se gorgent de soleil, la première pousse de haricots, les feuilles minuscules qui ont surgi dans la journée. Je l’écoute raconter ses trouvailles des heures qui précèdent, dans les rues de la ville ou dans les livres qu’il bouquine, et quelque part, ça me replace, ça me secoue et m’interroge mais ça me recadre, ça me remet là où je sens avoir besoin d’être. Je le regarde faire le tour  du lieu avec l’arrosoir dans la lumière de fin de jour, dans ce grand halo qui nous enveloppe et réveille mes sensations. S’il parle aux plantes comme il me parle, bien sûr qu’elles pousseront.