jardins d’orage

Il est parti lundi matin avec son sac de dix jours alors que j’étais encore presque endormie, trois fois à revenir vers ma bouche, trois fois à devoir le laisser filer, mais les départs vaporeux sont peut-être moins difficiles, ils sont encore dans le vague, dans le brouillard des débuts. Je l’ai entendu descendre les escaliers de la tour, et puis plus rien, de là-haut, on n’entend ni les balançoires qui tremblent quand on les effleure, ni la porte d’entrée si loin, la sonnette en bruit de bateau. Je me suis rendormie un peu, à peine, jusqu’à ce que le réveil sonne à nouveau, c’était le premier jour de mon nouveau boulot. Dans les minutes offertes là, j’ai pensé qu’il faudrait donner un nom à la semaine qui venait de s’écouler, quelque chose pour l’adoucir peut-être, pour l’ancrer dans les mémoires il n’y a pas besoin, mais pour la désigner plus tard ; alors j’en ai suivi le déroulé avec ma pensée brumeuse, les pique-nique quotidiens pour profiter de la douceur du temps, la visite d’une petite maison loin après la forêt, les discussions difficiles parce qu’elles charrient trop de choses avec elles, les doutes et les questionnements, le fait d’en parler si longtemps et si bien et si extrêmement fort et incroyablement près et d’avoir pourtant l’impression d’une impasse, de quelque chose d’insoluble, avec des larmes sous mes yeux bien trop souvent. J’ai repensé à A. qui parlait de ciel unique (ciels divergents) alors que le serveur oubliait de nous faire payer notre deuxième verre, et au lendemain où avec le garçon d’à côté et ma chère AneCé de passage, nous avions découvert les jardins d’orage. Peut-être que c’est bien, ce nom, jardin d’orage, ça dit le doux et le brut, ça dit l’envie d’ici et le besoin d’ailleurs, ça dit ce qui coule, ce qui dévale les pentes, les flaques, l’eau en tourbillons, ce qui emporte, entraîne, ce qui peut être apaisé ou dangereux, ce qui est tendre et épineux.

Quand le garçon d’à côté n’est pas là, j’essaie de me souvenir de ce à quoi ressemblait la vie d’avant, je me prends toute seule par la main puisqu’il ne peut pas me la tenir, et je m’emmène dans de chouettes moments. Ca peut être les scènes du Brussels Summer Festival avec un bracelet qui serre un peu trop fort mon poignet, dans un hôtel pour un jeu de rôle grandeur nature où l’on me nomme archange des rêves – j’ai envie de dire que ça ne s’invente pas, mais peut-être que si, en fait , dans un cinéma où aller voir Boyhood toute seule dans une grande salle me coûte à peine quatre euros, à une gratiferia où je donne tous ces vêtements que j’aime fort mais que je ne mets plus et ces livres qu’en fait je ne lirai pas ou que j’ai déjà lus, au festival Nomades aux lampions allumés partout. Aux petits stands qui égaient l’allée, on peut acheter des épis de maïs grillé et de la bière bio, j’applaudis des acrobates, croise P. par hasard devant une chorale pétillante qui me donne envie de chanter, et vais voir une représentation d’Ismène sous le petit chapiteau, une énième version d’Antigone, et celle-ci m’émeut, m’interpelle et me questionne. Tout ces événements entraînent des rencontres du hasard-mais-non, des coïncidences, des prises de conscience de la chance. Mais en sortant, je découvre que mon-vélo-qui-n’était-pas-le-mien a été volé, je serre les poings de rage et rentre à pied.

Nous sommes passés à septembre pour de vrai – nous nous le sommes souhaité. Je n’ai pas eu de véritable rentrée, les boulots continuent de changer toutes les semaines, l’emploi du temps de se découvrir le jour J, ou de s’improviser. Deux entretiens à quelques jours d’intervalle, des vies à imaginer, et quand on m’a demandé si mon CDD actuel risquait d’être prolongé et que j’ai répondu non, on m’a répondu ah ben tant mieux pour nous. Pendant quelques jours il y a eu ça : des ados le matin, des enfants l’après-midi, des adultes le soir, et la nuit avec moi-même, à essayer de garder un souffle continu. Le vendredi, les ados connaissaient tous les mots nécessaires pour jouer au Dobble et les parties étaient acharnées. Aux adultes, je fais écrire des lettres de rupture à thème, créer des ASBL loufoques et inventer des expéditions en Amazonie. Les semaines si pleines alternent avec des presque vacances forcées alors que tout le monde reprend l’école, je me sens décalée mais c’est plutôt régulier. Un soir à parler dans le micro dans un studio de radio, un matin à répondre à des questions de grammaire au téléphone pour un banquier en rédaction de rapport d’activités, une après-midi à visiter un bar surréaliste pour y penser une rencontre à animer. A venir, il y a de beaux projets, d’écriture et d’ateliers, de festivals auxquels participer, de formations à suivre, de choses à apprendre, de voyages à inventer.

Un samedi, avant le petit café libanais, les puces et la brocante, j’achète un tas de thés différents. Celui qu’on buvait pour nous donner de la force le matin parce qu’il s’appelait neuf dragons a changé de nom ; il a un nom maintenant qui ne lui va plus, on en prend quand même parce qu’il est trop bon, et qu’il aura au moins le mérite de nous faire rire quand on en remplira la théière.

On regarde l’urgence de ralentir dans un dimanche calme où l’on a traîné dans le radeau jusqu’à ce que la faim de trop grands loups nous envahisse et nous pousse à nous lever. Il y a une pâte sablée pour une tarte aux prunes, une béchamel à la noisette pour le chou-fleur, un crumble aux pêches sublimes, du humus trop parfait, des galettes de légumes encore tièdes préparées par le garçon d’à côté pendant que j’essaie de travailler. Une pizzeria pour fêter nos retrouvailles, un café toujours fermé à chaque fois qu’on a envie d’y aller, et chaque jour une bibliothèque différente à atteindre à pied. Des repas réconfortants préparés par P., notre coloc’ intérimaire, des crêpes marocaines pour les envies d’ailleurs, des diabolos menthe à devoir expliquer ce que c’est, c’est pour être encore plus amoureux, vous comprenez ?, les burgers végétariens de l’amour fou, ce qui remplit le ventre et le cœur. Je voudrais faire quelque chose de chaque dimanche soir pour en contrer le blues, la semaine dernière une table d’hôtes dans un squat, je pense aux mardis vegans de Ljubljana, petite bouffée de nostalgie, et puis être au présent, des amis à lui, à refaire, ah oui.

Un soir alors que nous rentrons au radeau de la baie, j’ai oublié que c’était soirée filles chez moi, et voici que mon amoureux se retrouve au milieu de nous toutes, parfois je lui lance des regards pour m’assurer que ça va, qu’il tient le coup, mais comme moi il aime être là après notre journée ratée, et nous rions beaucoup. Ces temps-ci, j’aime : les petits mots que je glisse pliés dans sa main l’air de rien et son regard que j’attrape ensuite, quand je sais qu’il a lu, quand je sais qu’il sait ; les trajets en scooter avec ma coloc’, ses cheveux rouges qui s’échappent du casque et le vrombissement du moteur ; Hanneton qui soudain s’arrête net en disant, là, là, on dirait pas la Bretagne ? Allez, presque… ; M. qui raconte ce que ça fait de voler en parapente ; et puis une pièce de théâtre sur la question du genre et de l’identité et les chansons de Delerm, que je ne me lasse décidément pas de faire écouter.

Un week-end, avec les copains, on prend la route jusqu’à Paris puis jusqu’à Tours, c’est si loin pour deux petits jours, mais c’est parce que les amis T&R partent au Japon, durée indéterminée, alors bon. On fait une fête comme il y a trois ans, et je parle avec Mam et L. pendant tout ce temps. Le lendemain matin, on petit-déjeune dehors, on s’étreint ; souhaiter bonne chance, bon départ, bonne danse.

Dans mon café préféré, j’ai une longue discussion sur les incohérences, le libre-arbitre et les choix. C. essaie de me résumer de manière simple la pensée de Spinoza, et le concept des lignes de joie. Elle dit, quand j’ai expliqué à Ch., j’ai dit, tu vois, Amélie, par exemple, elle suit ses lignes de joie, et elle a tout de suite répondu, ah oui oui, je vois ; mais toi, de là où tu es, de l’intérieur de toi, bien sûr que tu ne peux pas voir ça. Alors que je lui souris, perplexe, elle sort de son sac pour moi une pomme du jardin. Si je fais confiance à mes lignes de joie, je dois dire qu’elles me le rendent bien.