quelque chose que je peux faire

La presque semaine avant de prendre la route pour revenir en France pour ce temps de décembre avait un rythme fou, et je pense avoir dit vingt fois à ma coloc entre deux portes ça va mais je suis fatiguée, en l’étant à chaque fois un peu plus que la précédente.

A l’atelier d’écriture, il n’y avait pas assez de femmes pour créer une vraie dynamique de groupe. Pourtant, si j’aurais aimé plus de visages, je ne me suis pas sentie frustrée, tant ce qui se jouait là, tant ce qui se nouait là, était riche. La frustration est née plus tard, quand j’essayais de raconter, et que les mots manquaient pour dire l’émotion, pour dire le décalage entre ce que je vis, moi, et ce qu’elles ont vécu, elles, et comment on gère ça, ou pas. La douce M., qui me parlait russe parfois quand elle voulait m’expliquer quelque chose qu’elle aurait aimé dire en français, a écrit dans un texte nous sommes des étrangers ; quand nous arrivons, nous avons peut-être besoin de thérapie mais pas de pitié. Et puis en vrac, Amélie, Amélie, ma vie n’est pas de la poésie, je me sens pas écrire, je suis pas philosophe ou écrivaine, je suis pas historienne, je n’ai rien à dire – pourtant on a parlé tant et tant, on essayait de trouver les images pour dire les choses autrement, pour dire les secrets, pour dire ce qu’on cache. On regardait comment les liens se tissaient entre le Congo, la Biélorussie et le Maroc. Et puis, au bout de la semaine, il y aeu avec toi j’ai envie d’écrire, avec toi je me dis que c’est quelque chose que je peux faire, peut-être qu’en vrai j’ai quelque chose à raconter, et à chaque fois, ces mots-là sont mes cadeaux les plus précieux. Comme de voir S. recopier un morceau du si bel album Ceci est un poème qui guérit les poissons sur ses feuilles à petits carreaux, comme d’entendre A. qui dit que son texte est un peu comme une chanson, alors soudain elle se met à le chanter, d’une voix légère et grave qui me colle des frissons. On continuera dans les autres mois de l’hiver, dans une salle encore j’espère éclaboussée de soleil, on lira d’autres voix, on écrira d’autres histoires à toujours écrire les nôtres et à voir comment elles s’emmêlent.

Après ces matins-là, je prenais le chemin du deuxième travail, ou troisième ou quatrième, ça dépend comment on compte j’imagine. Il se trouve que j’ai signé un petit contrat pour travailler un peu dans ce beau lieu dont je parlais la dernière fois, il se trouve que tout est en coïncidences, que tout est allé, comme d’habitude à Bruxelles, très vite. Là-bas, j’écris, beaucoup, je relis des choses écrites par d’autres, et parfois je réponds à des questions sur l’accord du participe passé par téléphone. C’est assez fou comme je me retrouve dans ce travail-là aussi, avec son intitulé qui a le mot projets dedans.

Et puis les soirs, mon groupe d’étudiants de moins en moins nombreux à l’approche des fêtes, mais qui font des blagues de plus en plus fréquentes ; et puis les soirs, cet autre groupe que je fais écrire, à qui je demande de parcourir la pièce à la recherche de traces et d’empreintes, et avec qui nous buvons du vin une fois les textes offerts, et les voix posées ; et puis les soirs, préparer les choses du lendemain, les albums jeunesse, les lectures proposées, les points de grammaire, les consignes d’écriture, lister les choses qui me passent par la tête, noter ce que j’oublie et ce qui se perd.

Alors forcément, après une semaine comme celle-là, je suis si pleine mais je tiens à peine, je fais mon sac en mode automatique avant de me glisser tout contre le garçon d’à côté. Le lendemain, nous avons à peine le temps de remplir le thermos de thé avant de devoir filer.

Avec tout ça, il y a eu quelques nuits à ne pas réussir à dormir, alors ses doigts viennent masser mon crâne dans les heures bizarres parce qu’il sait que ça efface toutes mes angoisses, je prends du sirop magique offert par ma coloc qui adoucit le sommeil ; oui, quelques nuits aux rêves étranges qu’il me raconte au matin, quelques nuits proches de la pleine lune et de toutes les choses à gérer en même temps en ayant parfois peur de ne pas être à la hauteur. Peut-être qu’un jour ça passe, ce truc, peut-être.

Et puis il y a les autres choses qui ne passent pas, mais que je ne cherche surtout pas à faire disparaître : mon amour de la route, mon sentiment d’être extrêmement au bon endroit à l’incroyablement bon moment, l’évidence des heures avec le garçon d’à côté. On part à Rotterdam pour le week-end, et avant de rejoindre le radeau de l’écume où nous passons la nuit qui précède, je récupère dans ma bibliothèque mon bloc-notes de stop auquel il ne reste pas tant de pages blanches, et le lendemain, dans le hall d’Ikéa où nous nous sommes réfugiés pour ne pas avoir trop froid, nous peignons une pancarte ensemble. Quelques minutes plus tard, un monsieur vient parler au garçon d’à côté, lui dire que lui en a fait beaucoup, du stop, qu’il a même rencontré son amoureuse comme ça. Et moi je sautille, forcément je sautille, parce que bien sûr, tout ce qui se passe là, tout cet inattendu des gens croisés, toutes les histoires que les automobilistes nous racontent, tous nos petits pas verglacés, notre pique-nique sur le bord de la route en riant beaucoup sous le ciel bleu, mon atelier peinture sur un trottoir qui intrigue les voitures, nos baisers quand on arrive et qu’on s’embrasse là-tout-à-coup-là, là parce que nous voilà à Rotterdam, nous voilà en voyage, nous voilà dans un cinquième pays ensemble depuis l’été. Je suis si contente qu’il soit ici, qu’on n’ait pas fait cette course finalement, lui en train, moi en stop, comme on avait un peu dit, si heureuse qu’il m’ait suivie, et j’aime qu’on soit mouvants, itinérants, légers ; ses mains dans ses mitaines, ses mains dans les miennes.

A Rotterdam, il y a un grand garçon roumain avec qui on parle anglais, une famille qui nous accueille dans une maison un peu dingue, et des bateaux-bus. Nous nous baladons dans les rues du plus grand marché de Noël du pays, les mains froides autour de gobelets de chocolat chaud, et j’aime l’ambiance que donnent les chorales, les branches de sapin et les odeurs d’épices. Le port industriel, et la fascination des garçons alors que je me laisse plutôt bercer. Une nuit, celle qu’on désigne maintenant par la nuit de Rotterdam, nous deux dans un radeau d’enfant, un lit une place dans lequel on se serre, et où, sa bouche enfouie dans mon cou, il chuchote les secrets fous. Le vent est en bourrasques contre le toit, et sa voix, et sa voix.

En fait, il y a toutes ces discussions fondamentales qu’on a, à l’arrière d’une voiture inconnue, dans un coin de la gare en attendant son train, ou dans une maison qui n’est pas la nôtre, tout ce qui nous rapproche si fort et si vite, ce qui nous enveloppe dans une bulle laissant le reste du monde au-dehors. Réveil-matin, retour au port.

Un dimanche après-midi, je vais boire le thé chez elle et je repars avec des biscuits de l’Avent encore tièdes et de l’énergie pour terminer mes préparations de cours ; les matins, ce sont les ciels qui me soufflent des couleurs pour la journée, ou le garçon d’à côté qui me fait presque pleurer de rire en répétant au hasard mes phrases russo-slovènes boiteuses.

Et puis une après-midi à la mer, et puis des trains, des mains dans les cheveux et sa tête sur mes genoux, des récits, des soupes improvisées, des lumignons à la fenêtre pour le 8 décembre parce que Lyon pulse un peu en moi, des surprises pour Saint-Nicolas, des cadeaux sans raison, un oiseau en origami contre un oiseau des Marolles au même moment, Novecento dans lequel je me replonge pour retrouver un passage et que je finis par relire en entier, des bières avec les copains dans mon quartier, des soirs où j’arrive chez le garçon d’à côté après le travail et n’ai qu’à mettre les pieds sous la table, du thé neuf dragons le matin quand vraiment on a trop de fatigue dans les yeux et le corps pour commencer la journée, pour la force. Pour la force aussi, le beurre de cacahuètes ramené de Rotterdam, qu’on appelle toujours par son nom néerlandais ; la voie des frites en rentrant de la gare, pour rallonger le week-end encore un peu.

Voilà. Après cette première période bruxelloise, deux mois et trois poussières, on est descendus à Lyon, on a passé un peu de temps avec ma famille, au milieu des mille anecdotes de mes sœurs. Ma mère plus tard m’a dit on n’a pas l’impression que c’était la première fois qu’on le voyait, et je ne peux qu’acquiescer. Dans une de mes boîtes à carnets chez mon père, je retrouve les mots que j’avais notés après la première fois que je l’avais vu moi, il y a presque six ans maintenant, et il lit par-dessus mon épaule. C’est fou, c’est même encore plus que ça. Il fait le clown par la vitre du train alors que je reste sur le quai, et je repars à pied, quand viendra le milieu de janvier.

D’ici là, ma maladresse continue à attaquer mes doigts quand je veux m’occuper des tartines du petit-déjeuner, et par trois fois trop rapprochées, le couteau dérape. Les petites plaies mettent du temps à cicatriser ; au bout des doigts, la douleur vive est là et vient rappeler les creux de la vie quelquefois. La minuscule douleur vive pour compenser la gigantesque douceur de vivre, il n’y a pas à dire, ça me va.

Nous serons amoureux, évidemment, le moins qu’on puisse. Et pas toujours en silence, pénibles et envahissants, et indignes, c’est bien et pas toujours mélancoliques et pas toujours fidèles et purs et pas toujours, je ne sais plus, mais amoureux, ça oui !

Du luxe et de l’impuissance, Jean-Luc Lagarce.

je vous aime comme

De mon travail à la maison, de 20h47 à 21h28, je compte sur le chemin neuf parapluies abandonnés, toile déchirée ou arcades pliées, neuf parapluies au coin des rues ou au pied des sapins qui viennent d’apparaître pour bien nous souffler décembre. Je n’ai rien vu de la tempête, à cause des pièces sans fenêtre dans lesquelles je prépare et donne cours. Les tempêtes que je vois sont plutôt, comment dire, intérieures. Elles sont en réalité si intérieures et intériorisées que c’est ma peau crocodile qui me les avoue, et mes larmes à un arrêt de tram pour une frustration d’enfant. C’est ce que dans ma tête maintenant j’appelle l’épisode Cendrars, parce que Cendrars n’en finira pas d’être important dans cette vie-là, et dans cette manière qu’il a pour moi, en moi, de faire surgir les choses, innocemment. Appuyée contre le garçon d’à côté, je l’entends qui propose de rentrer pour pouvoir ensuite repartir d’un bon pied, faire comme si cette journée avait jusque là commencé pour de faux, alors nous faisons demi-tour, nous rejoignons la maison quittée à peine plus tôt, il me tend du thé encore tiède, et nous parlons parlons parlons parlons parlons accrochés l’un à l’autre, noués nous dénouons. Il est toujours question d’équilibrer la vie.

Un soir, je me disais que j’étais revenue en Belgique parce que c’est un endroit où j’écris, où j’ai à écrire, et ici, j’essaie de me donner les moyens de ça. Alors bien sûr, je sautille intérieurement quand des choses se mettent en place. Un après-midi, j’arrive tout juste à l’heure et l’air de rien à un entretien auquel j’ai oublié de réfléchir, mais une fois le projet exposé, je retrouve tout ce que je sais – je sais ma passion pour ce qui est proposé, je sais ce que j’ai déjà fait et ce que je pourrais peut-être faire, alors j’ajoute des idées, et j’explique, comment je construis, ce que je peux apporter. Une des deux femmes me remercie pour mon enthousiasme communicatif, et je me rends compte à quel point j’ai intégré ce mémoire de fin d’études, peut-être parce qu’il ne cherchait qu’à mettre des mots sur lavielavraie. Alors bientôt, j’animerai des ateliers d’écriture avec des femmes migrantes, on parlera de chemin et de parcours et de route, et quand j’y pense, j’ai l’impression que ce truc a été pensé pile pour moi.

Deux jours plus tard, au bout d’un train, à Courtrai, c’est Co. qui m’accueille avec son écharpe bleue et ses gants verts, et j’ai moi aussi les cent couleurs de mon manteau à offrir. J’aime beaucoup la voir dans cette toute fin de novembre, alors que je ne la connais qu’en été, que dans un univers particulier. Nous arrivons dans sa maison tout en briques au milieu de nulle part avant les autres, et petit à petit, le salon se remplit, têtes connues et inconnues, joie des retrouvailles et des rencontres. Pendant deux jours, nous sommes en atelier d’écriture sans carnet, en improvisation poétique, nous écrivons en l’air, et si ce qui se dit se perd à peine après avoir été émis, il reste bien d’autres choses. Quand nous devons improviser des alexandrins à la suite des pages de Péguy, je me rends compte qu’il y a encore beaucoup à faire dans mon lâcher-prise mais j’aime tellement la poésie malgache, les thèmes qu’on se lance, l’attente suspendue avant le début d’un poème, la maturation lente, les défis, les contraintes, la voix de Jacques Jouet, les métronomes, les chronomètres. Le dimanche, nous nous faisons la réflexion que si notre poésie ne s’améliore peut-être pas, nos jeux de mots, eux, si, et les fous rires sont toujours là. Nous mangeons bien et dansons beaucoup, peut-être l’inverse. Nous parlons fort et piochons dans les bibliothèques qu’on trouve dans chaque pièce. Samedi soir, en sortant marcher quelques minutes, je vois les ombres se découper dans la lumière et évoluer dans le salon, et au milieu de la campagne flamande, je me sens bien. Dimanche matin, il fait beau et nous marchons dans l’air vif, des panostiques paysagers et des corps qui ondulent. Une tarte à l’orange, un dessert libanais et des cafetières pleines, les rayons de soleil à l’heure magique, ce qu’on échange, ce qu’on se dit l’air de rien, ce qui restera. Je vous aime comme. Dans le train du retour, j’écris un long mail, un de ceux qui me trottaient dans la tête depuis un bail, et manque de louper ma gare, dans le souterrain j’embrasse le garçon d’à côté un peu désolé de ne pas avoir trouvé le bon quai – mais ce sont mes indications qui étaient approximatives.

Et cette semaine, je la passe presque entière dans un beau lieu, un lieu aux plafonds hauts, un lieu élégant, qui accueille les mots, les formations et les déformations. Il y a eu un jour à échanger des pratiques, des regards, des façons de faire, des parcours. Je me rends compte que dans chaque groupe qui se fait et se défait au gré des occasions, j’aime à observer les dynamiques, ce qui tisse les gens et ce qui les écarte, ce qui les conforte et ce qui les déboussole, et comment finalement, on tient tous ensemble, autour d’une table, pour un temps déterminé, ou non. Et puis maintenant, deux journées d’écriture, pendant lesquelles je replonge dans le texte de cet été et de déjà l’été d’avant, dans le texte de novembre dernier, enfin, voilà, dans ce texte qui me suit tout le temps. Comme je l’ai laissé dormir depuis août et la grande maison de J&P, l’ouvrir là, intact, me laisse muette, tant les pages sont pleines de coïncidences bien trop troublantes. Alors je triche un peu, et j’écris ici plutôt que dans un document Word ; reprendre petit à petit, à l’infini.

Une journée de milieu de semaine, tout le prévu est annulé, une chose après l’autre, mais tant pis, peut-être même tant mieux, j’en profite pour prendre enfin le temps du rien, pour travailler un peu et respecter les échéances, je joue avec les chats, je lis Eric Pessan. Le garçon d’à côté me rejoint tard. Nous avons tous les deux nos tendances hyperactives, nos envies, nos toujours plus. Mais nous apprenons, je crois, peu à peu, à ralentir. Alors nous n’allons pas à la soirée loup-garou au bas de chez moi, nous préférons rester dans le radeau de la baie, l’un contre l’autre à nous endormir tôt, parce qu’avec toi, même le repos, c’est bien.

Il y a les mails de ma sœur euphorique de repartir pour l’autre bout du monde, les frites du réconfort avec Hanneton un soir et nous deux grelottantes dans un bus qui nous ramène à Schaerbeek après tous les mots, la machine à bulles de C. que nous essayons de faire marcher, une heure du thé qui en dure deux avec L. et les bières plus tard avec A. et tous les rires aux larmes et toutes les connivences, le départ de C. pour le Mexique et les notes sur la mélodie des choses de Rilke que je lui offre, cette soirée pleine de vie dans mon ancien-ancien appartement, les factures que je demande et qui me rappellent tellement le Kirghizstan et les courses en taxi dans la capitale.

Alors soudain je repense à cette chanson écoutée dans le marchroutka qui me ramenait de Batkhen. Et ça me frappe, je n’ai pas de nuits fauves comme promis, non, mais j’ai des nuits foam, c’est encore mieux, des nuits foam au radeau de l’écume et aux draps de la même couleur que le ciel le matin avant que ce ne soit le matin pour de bon – un violet qui défie toutes nos étrangetés et apaise mes respirations.