je vous aime comme

De mon travail à la maison, de 20h47 à 21h28, je compte sur le chemin neuf parapluies abandonnés, toile déchirée ou arcades pliées, neuf parapluies au coin des rues ou au pied des sapins qui viennent d’apparaître pour bien nous souffler décembre. Je n’ai rien vu de la tempête, à cause des pièces sans fenêtre dans lesquelles je prépare et donne cours. Les tempêtes que je vois sont plutôt, comment dire, intérieures. Elles sont en réalité si intérieures et intériorisées que c’est ma peau crocodile qui me les avoue, et mes larmes à un arrêt de tram pour une frustration d’enfant. C’est ce que dans ma tête maintenant j’appelle l’épisode Cendrars, parce que Cendrars n’en finira pas d’être important dans cette vie-là, et dans cette manière qu’il a pour moi, en moi, de faire surgir les choses, innocemment. Appuyée contre le garçon d’à côté, je l’entends qui propose de rentrer pour pouvoir ensuite repartir d’un bon pied, faire comme si cette journée avait jusque là commencé pour de faux, alors nous faisons demi-tour, nous rejoignons la maison quittée à peine plus tôt, il me tend du thé encore tiède, et nous parlons parlons parlons parlons parlons accrochés l’un à l’autre, noués nous dénouons. Il est toujours question d’équilibrer la vie.

Un soir, je me disais que j’étais revenue en Belgique parce que c’est un endroit où j’écris, où j’ai à écrire, et ici, j’essaie de me donner les moyens de ça. Alors bien sûr, je sautille intérieurement quand des choses se mettent en place. Un après-midi, j’arrive tout juste à l’heure et l’air de rien à un entretien auquel j’ai oublié de réfléchir, mais une fois le projet exposé, je retrouve tout ce que je sais – je sais ma passion pour ce qui est proposé, je sais ce que j’ai déjà fait et ce que je pourrais peut-être faire, alors j’ajoute des idées, et j’explique, comment je construis, ce que je peux apporter. Une des deux femmes me remercie pour mon enthousiasme communicatif, et je me rends compte à quel point j’ai intégré ce mémoire de fin d’études, peut-être parce qu’il ne cherchait qu’à mettre des mots sur lavielavraie. Alors bientôt, j’animerai des ateliers d’écriture avec des femmes migrantes, on parlera de chemin et de parcours et de route, et quand j’y pense, j’ai l’impression que ce truc a été pensé pile pour moi.

Deux jours plus tard, au bout d’un train, à Courtrai, c’est Co. qui m’accueille avec son écharpe bleue et ses gants verts, et j’ai moi aussi les cent couleurs de mon manteau à offrir. J’aime beaucoup la voir dans cette toute fin de novembre, alors que je ne la connais qu’en été, que dans un univers particulier. Nous arrivons dans sa maison tout en briques au milieu de nulle part avant les autres, et petit à petit, le salon se remplit, têtes connues et inconnues, joie des retrouvailles et des rencontres. Pendant deux jours, nous sommes en atelier d’écriture sans carnet, en improvisation poétique, nous écrivons en l’air, et si ce qui se dit se perd à peine après avoir été émis, il reste bien d’autres choses. Quand nous devons improviser des alexandrins à la suite des pages de Péguy, je me rends compte qu’il y a encore beaucoup à faire dans mon lâcher-prise mais j’aime tellement la poésie malgache, les thèmes qu’on se lance, l’attente suspendue avant le début d’un poème, la maturation lente, les défis, les contraintes, la voix de Jacques Jouet, les métronomes, les chronomètres. Le dimanche, nous nous faisons la réflexion que si notre poésie ne s’améliore peut-être pas, nos jeux de mots, eux, si, et les fous rires sont toujours là. Nous mangeons bien et dansons beaucoup, peut-être l’inverse. Nous parlons fort et piochons dans les bibliothèques qu’on trouve dans chaque pièce. Samedi soir, en sortant marcher quelques minutes, je vois les ombres se découper dans la lumière et évoluer dans le salon, et au milieu de la campagne flamande, je me sens bien. Dimanche matin, il fait beau et nous marchons dans l’air vif, des panostiques paysagers et des corps qui ondulent. Une tarte à l’orange, un dessert libanais et des cafetières pleines, les rayons de soleil à l’heure magique, ce qu’on échange, ce qu’on se dit l’air de rien, ce qui restera. Je vous aime comme. Dans le train du retour, j’écris un long mail, un de ceux qui me trottaient dans la tête depuis un bail, et manque de louper ma gare, dans le souterrain j’embrasse le garçon d’à côté un peu désolé de ne pas avoir trouvé le bon quai – mais ce sont mes indications qui étaient approximatives.

Et cette semaine, je la passe presque entière dans un beau lieu, un lieu aux plafonds hauts, un lieu élégant, qui accueille les mots, les formations et les déformations. Il y a eu un jour à échanger des pratiques, des regards, des façons de faire, des parcours. Je me rends compte que dans chaque groupe qui se fait et se défait au gré des occasions, j’aime à observer les dynamiques, ce qui tisse les gens et ce qui les écarte, ce qui les conforte et ce qui les déboussole, et comment finalement, on tient tous ensemble, autour d’une table, pour un temps déterminé, ou non. Et puis maintenant, deux journées d’écriture, pendant lesquelles je replonge dans le texte de cet été et de déjà l’été d’avant, dans le texte de novembre dernier, enfin, voilà, dans ce texte qui me suit tout le temps. Comme je l’ai laissé dormir depuis août et la grande maison de J&P, l’ouvrir là, intact, me laisse muette, tant les pages sont pleines de coïncidences bien trop troublantes. Alors je triche un peu, et j’écris ici plutôt que dans un document Word ; reprendre petit à petit, à l’infini.

Une journée de milieu de semaine, tout le prévu est annulé, une chose après l’autre, mais tant pis, peut-être même tant mieux, j’en profite pour prendre enfin le temps du rien, pour travailler un peu et respecter les échéances, je joue avec les chats, je lis Eric Pessan. Le garçon d’à côté me rejoint tard. Nous avons tous les deux nos tendances hyperactives, nos envies, nos toujours plus. Mais nous apprenons, je crois, peu à peu, à ralentir. Alors nous n’allons pas à la soirée loup-garou au bas de chez moi, nous préférons rester dans le radeau de la baie, l’un contre l’autre à nous endormir tôt, parce qu’avec toi, même le repos, c’est bien.

Il y a les mails de ma sœur euphorique de repartir pour l’autre bout du monde, les frites du réconfort avec Hanneton un soir et nous deux grelottantes dans un bus qui nous ramène à Schaerbeek après tous les mots, la machine à bulles de C. que nous essayons de faire marcher, une heure du thé qui en dure deux avec L. et les bières plus tard avec A. et tous les rires aux larmes et toutes les connivences, le départ de C. pour le Mexique et les notes sur la mélodie des choses de Rilke que je lui offre, cette soirée pleine de vie dans mon ancien-ancien appartement, les factures que je demande et qui me rappellent tellement le Kirghizstan et les courses en taxi dans la capitale.

Alors soudain je repense à cette chanson écoutée dans le marchroutka qui me ramenait de Batkhen. Et ça me frappe, je n’ai pas de nuits fauves comme promis, non, mais j’ai des nuits foam, c’est encore mieux, des nuits foam au radeau de l’écume et aux draps de la même couleur que le ciel le matin avant que ce ne soit le matin pour de bon – un violet qui défie toutes nos étrangetés et apaise mes respirations.