la taille des fenêtres

Je n’avais pas retenu la taille des fenêtres, le revêtement du sol dans le hall, l’emplacement exact du frigo dans la cuisine, la largeur de la chambre. Je n’étais tout à coup plus très sûre, en répondant au téléphone aux questions du garçon d’à côté, de comment c’était. J’avais simplement eu la sensation que cet endroit-ci pourrait nous aller, qu’on pourrait y poser nos bagages, nos sacs à dos, nos caisses en bois, nos cartons, et s’y installer.

Ça durait depuis si longtemps, et ça s’est tout à coup accéléré ; la lettre de motivation modifiée, le dossier envoyé, les appels répétés, la confirmation que oui oui il est pour vous, alors qu’éberluée par les mots au bout du fil, je faisais répéter la voix, encore et encore. Et puis les nœuds administratifs, le bail scanné signé scanné signé scanné signé, la garantie loyer, les décisions à prendre alors que le garçon d’à côté est à 800 km de là et que son téléphone ne répond pas ; cette boule dans le ventre dont on dirait que jamais elle ne s’en va. Et soudain, l’état des lieux miraculeusement planifié le lendemain, j’ai mille ans d’avance et les jambes qui tremblent dans les escaliers. Quand l’homme pousse la porte d’entrée, c’est ce soulagement de retrouver l’espace et de découvrir la lumière en journée, le parquet clair, et les arbres depuis le balcon. Après, il y a encore son impossibilité à me remettre les clés parce que le virement a été fait 23 heures plus tôt et pas 24, l’énergie que ça demande de trouver une solution, et finalement quelques heures plus tard, la main qui se referme sur deux clés, autant te dire que je prends la orange.

Je prends aussi deux trains un tram un bus jusqu’à l’appartement où sont les cartons à faire, sur le chemin j’achète une bière qu’en fait je ne bois pas parce que je ne fais que m’écrouler à peine arrivée. Le lendemain, je déroule du scotch brun et entre deux bocaux à emballer, j’écris un mail aux ami.e.s du garçon d’à côté, une surprise de trente ans à préparer. On se rejoint tard dans un jardin, il y a vingt ans à fêter, un buffet de desserts et la franchise de discussions que je voudrais prolonger. C’est une soirée un peu hors du temps, un peu comme si de rien n’était, comme si non non ce n’était pas enfin demain qu’on déménageait.

C’est le lendemain pourtant, donc, qu’on arrive, dans un appartement où il n’a encore jamais mis les pieds. J’espère, j’espère que tu vas aimer, et tout ce que ça pèse sur mes épaules, et toute cette confiance qu’il donne, avec sa bouche dans mes cheveux. Deux voitures, la précieuse présence de ses parents qui multiplient nos bras, et trois endroits à vider pour un seul. Dans le dernier, MB nous met dans les mains une boîte de figues du jardin et du romarin, pour bien commencer. Un seul lieu où se rassembler. Dans le carton sur lequel j’ai écrit « urgence », il y a un paquet de pâtes, un pain d’épices cuisiné la veille, une tablette de chocolat, un tire-bouchon, une bouteille de vin. Enfin enfin.

Depuis, c’est apprivoiser cet espace, la danse du soleil sur le parquet à toute heure de la journée, le bruit de la rivière qui toujours rappelle de ne pas oublier de respirer. Nous nous donnons rendez-vous devant un magasin pour quelques emplettes d’arrivée, mais nous avons tous deux omis de préciser la ville, et c’est donc à beaucoup trop de kilomètres l’un de l’autre que nous nous appelons. Penauds, un peu cons. Mais rions-en un peu, ce ne sera pas le premier – ni le dernier – plan foireux. Je prends des photos que je lui envoie, et ça, tu en penses quoi ? Des meubles sur des sites de petites annonces, et les battements de main quand l’adresse où se trouve la table du salon qui nous a plu à tous les deux du premier coup (youhou !) est presque exactement la nôtre. Des battements de cœur quand sur le chemin de retour de la gare, bien trop chargée, je me fais la réflexion que quand même, ce serait bien, un miroir en pied, et qu’au bout de la rue, il y en a un se tenant là sous son post-it à donner. Alors je me charge encore un peu plus, trop émerveillée de l’aubaine, tu ne devineras jamais ce que j’ai trouvé ! Petit à petit, donc, ça commence à ressembler à quelque chose, un canapé-lit pour vite vite pouvoir accueillir des ami.e.s, une bibliothèque qu’L. offre volontiers, un fauteuil parfait récupéré chez P., oh les heures futures à bouquiner !

Je sens tout ce que ça dégage en moi, l’angoisse qui se tasse et quelque chose d’autre va bientôt pouvoir s’inventer. Jusque là, j’étais un peu à moitié ; je sens que ça se redéploie. Alors ça bouillonne d’idées, et pour l’occasion, je démarre un nouveau carnet. Bien sûr, il y a encore mille choses à gérer, les réparations les attentes les administrations, le créneau lessive une fois tous les quinze jours à ne pas louper, le rythme à trouver, et tout ce qui morcelle les journées. Mais il y a aussi cet apaisement, l’énergie que ça rend.

Ce n’est pas facile d’identifier ce qui fait que les choses se débloquent – au bout d’un skype, il me dit « de l’extérieur, ça ressemble un peu à de l’acharnement », et je veux bien le croire.

Et de l’intérieur ?

Moi qui me suis sentie si immobile, si dépossédée, je fais tout de même la liste mentale de ce qui m’a fait avancer. Je revois les stands d’Alternatiba, l’enthousiasme de et pour cette coopérative d’entrepreneur.e.s rejointe au tout début ici, l’aboutissement du premier projet d’ateliers dans la région, une journée à suivre à vélo deux comédiens qui donnent à entendre les textes des habitant.e.s, et tout ce que ça m’apprend. Dans le tohu-bohu général, il y a un train pour Paris un peu impromptu, parce que pourquoi pas, et ces heures à bosser dans un appartement fou, avec M. de Bruxelles avec qui on s’était donné rendez-vous. Un mercredi matin pour aller voir Ju et le plaisir de notre thé toutes les deux, ce théâtre de coïncidence à deux pas de là où j’habite pour quelques jours. Le reste du temps, il y a une forêt primaire en plein milieu de la ville, des questions, des visites en librairie, et une copine pas vue depuis dix ans, un chocolatier passionné, un resto végane, un risotto aux champignons cette fois maison. Bien sûr que ça avance.

De retour à Lausanne, il y a les projets dont on me parle, et je fais le tri entre ceux qui m’embarquent complètement – pardon si j’ai l’air béat, je suis juste complètement enthousiasmée – et ceux pour lesquels quelque chose me retient ; une longue balade pour qu’enfin j’arrive à identifier quoi et le formuler. Un poème fondu par jour, encore, comme une habitude qui se serait ancrée et qui m’apaise, l’importance que j’arrive à accorder à ça. Un spectacle avec des chants de mai 68 et l’émotion devant cette salle follement belle et tout à fait pleine – ici où je n’ai pas encore trouvé beaucoup d’espaces de connivences, ça compte. Bien sûr que ça avance.

J’apprends une naissance et quelques jours plus tard une grossesse, ça déborde d’émotions encore, toute cette vie qui n’en finit pas de surprendre et de grandir et de passer. Il a d’ailleurs trente ans un matin, j’ai réussi à récupérer quelques lettres dans notre nouvelle boîte condamnée, je les sors les unes après les autres, tu as encore du courrier. J’aime ses yeux, sa joie d’enfant, sa minutie à les mettre toutes à côté, le petit temps à comprendre, ah mais c’est toi qui le leur as demandé ?! Je sais qu’il en reste plein, et effectivement, quand le serrurier passe quelques jours plus tard, et que j’attrape dans la boîte enfin ouverte une trentaine d’enveloppes, il est un peu bouche bée. Trente ans et une pierrade dans un jardin sous les étoiles, ces températures décidément anormales, j’oscille entre l’envie encore d’en profiter et l’angoisse de ce que ça implique, mais finalement fermer les yeux et les rouvrir sur les couleurs éclatantes de la forêt.

À la course d’école de la coopérative que j’organise avec sans doute un peu trop de stress, je propose à chacun.e, pour redémarrer l’après-midi, de lister offres et besoins. G. dit, il faudrait d’abord que j’apprenne à les exprimer, et ça résonne. Là, depuis les Pyrénées, F. parle de courage de se les avouer, et de l’extérieur, et de l’intérieur, à quoi ça ressemble, à quoi je ressemble, n’en finis-je pas de me demander.