les vies denses ou l’évidence

Une nuit, on a changé d’heure, et depuis, le soleil s’est mis à se coucher en face de la baie vitrée de l’appartement d’à côté, une certaine idée de la perfection. Est venue petit à petit l’heure de ces premières fois que le printemps nous souffle, premier pique-nique abrités du vent derrière les dunes normandes, première sieste dans l’herbe et premier nid, cette façon d’appeler la trace que nos corps laissent dans les champs des Hautes-Alpes, premier coup de soleil, et le lendemain avant de prendre la route et de tendre le pouce, je passe à la pharmacie acheter un petit tube de crème solaire, première nuit passée la fenêtre ouverte, sans même avoir froid le matin, premier apéro sur la terrasse clandestine, au retour du travail et de tellement d’heures de cours que je me mélange les doigts pour les compter, enjamber le velux et se faire passer les bières, s’enrouler dans les plaids et regarder la ville depuis ses toits ; une autre fois, la voix qui devient rauque dans la température qui tombe, les verres de vin que le vent fait tanguer, oh, trois fois rien, mais un plaid taché. Première tisane glacée, vous reprendrez bien une tasse de bella vita, ça ne s’invente pas.

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 J’hésite encore un peu chaque matin entre le manteau coloré, la grosse veste de laine brune, ou le blouson de mi-saison, trois secondes à regarder par la fenêtre, à l’entrouvrir et à inspirer l’air du dehors, pour décider de ce que je me mettrais sur le dos, mais ce qui est sûr c’est que le jour qui s’allonge me gonfle d’énergie, même quand je n’ai dormi que quelques heures. C’est qu’en ce moment, je parle, la nuit dernière encore jusqu’à cinq heures du matin, il y a eu trop de dernière cigarette qu’A. fumait à la fenêtre, et la discussion qui n’arrivait jamais à sa fin, alors finalement, quand on s’est glissés sous la couette, à côté de la respiration de L., et qu’on a entendu les premières perruches du parc d’à côté, on a eu du mal à ne pas rigoler.

On a laissé l’appartement d’à côté deux semaines puis une, le trousseau de clés se balade de main en main et finit toujours dans la boîte aux lettres de la voisine-amie, et tant mieux si des gens de passage peuvent profiter de cet espace que j’aime tant. Là, ce matin, trois bouquets verts sur le rebord de la fenêtre : persil, coriandre, menthe fraîche, un autre de jonquilles sur la table du salon, et des bourgeons rose tyrien, une poule en chocolat – ce sont bien les seules que je mange –, et puis de petites attentions partout laissées par des inconnus-mais-pas-tout-à-fait le temps de notre échappée : au retour, un livre accordéon déplié à côté de nos carnets respectifs, le flacon de shampoing est de nouveau miraculeusement plein, des biscuits ou une lecture parfaite attendent sur la table du salon, et des paquets de thé ont été disséminés au milieu de nos habituels breuvages aimés.

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Fin de semaine, le vendredi est une journée soudain que je m’offre tout entière ; d’abord ce bureau où il dit, en fait, vous vous organisez pour qu’ensuite ce soit l’imprévu qui prime, et je trouve que ça résume assez bien, et puis le marché, j’y vais avec mon sac à dos de vadrouille, toujours, pour faire comme si, ça déborde de poireaux et de lentilles corail, et quand je reviens à l’appartement, tout inondé de soleil, je mets la main à la pâte en piochant à l’infini dans le livre de recettes vegan. Mercredi matin, avec ma Lotte en visite, on prépare enfin cette mousse au chocolat à base incroyable de jus de pois chiches dont j’ai envie depuis déjà plusieurs semaines, et j’ouvre régulièrement le frigo ensuite pour voir l’évolution dans les ramequins colorés. Il faudra attendre jusqu’au soir, jusqu’à revenir dans la nuit tiède de l’atelier auquel je l’ai emmenée, comme à presque chaque fois qu’une présence amie passe par ici. J’aime tant que ma Lotte soit là, lui montrer ce chez-soi, cette grande balade dans la ville et un passage obligé par les lieux que j’aime, s’endormir en parlant, et lui laisser le dernier Vargas que j’ai fini quelques jours plus tôt, s’en relire des pages, cuisiner ensemble, ou rentrer d’une journée de travail et trouver le dîner prêt, quelle douceur que cette amitié.

Je marche dès que je peux, et place Sainte-Catherine, j’observe avec attention les funambules évoluer au-dessus du bassin, leur élégance. Il y a bébé J. que je porte contre moi tout en demandant à sa mère comment elle fait pour ne pas avoir tout le temps envie de le manger – elle ne fait pas, et je bois ses sourires en même temps qu’une bière en guise d’apéro tôtal, on a cherché un mot pour dire cet apéro qui serait le contraire de tardif, mais pas matinal, et on n’a rien trouvé de tout à fait convaincant – avancé, prématuré, précoce ? pas vraiment.

*

Il y a plus d’un mois déjà que nous partions en Normandie, un mois seulement, peut-être, plutôt, tant il s’est passé de choses depuis, tant j’ai l’impression que le temps ne se dilate jamais aussi bien que sur le bord de la route, le pouce levé. Mais avant ça, la Normandie, donc. Sur quinze jours, il y a eu un seul matin-tempête. J’en avais profité pour rester dans les draps, et terminer Les déferlantes, même si j’avais été fort déçue, j’aurais peut-être dû suivre mon intuition qui fait que je ne l’avais pas encore lu, alors que Seule Venise m’a embarquée à chaque fois loin. Mais là, quand même, le vent en bourrasques contre la fenêtre, et la mer qu’on entendait valser sans qu’on puisse la voir, c’était déjà quelque chose, un moment à garder pour les soirs de chagrin, allez savoir.

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Un soir, pas tout à fait en avant-première, il y avait eu le nouvel album de Dominique A, un soir, pas tout à fait en avant-première, il y avait eu sa bouche son corps ses bras, ah que c’est bon les retrouvailles, ah que c’est doux de se rattraper là.

J’avais raison, ça ressemblait un peu à des vacances, parce que rien que la mer à côté, ça donnait des ailes ; cette récompense que je m’offrais à chaque échéance respectée : enfiler le manteau, et filer sur la promenade, et filer jusqu’au havre ou dans l’autre sens, jusqu’à la jetée, ne revenir que lorsque les cheveux étaient parfaitement désordonnés. C’était en tout cas une coupure, un espace-temps légèrement différent. Et cette grande maison du presque bord de mer, et la présence de S., les longues discussions avec quelque chose d’une évidence.

Le premier soir, il y avait eu nos pas jusqu’au café des premières amours, et puis quelques jours plus tard, le village-fantôme, c’est ici que ta peau, c’est là que ton cou, c’est ailleurs que. J’ai aimé ce passage normand en hiver, ce lieu à découvrir à une autre saison que celle à laquelle je l’avais toujours connu, l’été brillant, l’été dense, mais là, le marché minuscule sur la place déserte, le bouquiniste s’ennuie peut-être alors que je lui achète Belle du seigneur en pensant à Lotte que je retrouverais quelques semaines plus tard, et samedi soir 20h presque le silence, mais non, les vagues.

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 J’ai aimé le rythme qu’on avait trouvé là, les petits-jédeuners à la confiture de prune, les heures à travailler côte à côte ensuite assis sur les bancs de bois à la grande table du salon, et l’après-midi, chaque jour une école différente du canton, chaque jour des prénoms, des groupes, des consignes d’écriture ; chaque jour des questions, de l’émotion quand une gamine veut lire pour la toute première fois, des encouragements pour ceux qui ne se croient pas capables, de la joie quand un garçon me demande de mettre « anonyme » à côté de son texte, et que j’accepte tout en lui disant que quand même, c’est dommage, il était si beau, son texte. Ah oui Amélie, tu l’as trouvé beau ? bon, alors, je veux bien que tu enlèves anonyme, tu peux mettre mon prénom, Marc… Pendant ces quinze jours, je me suis posé mille questions, sur l’autorité, la gestion d’une classe, la différence entre un public adulte et enfant, la cruauté des gamins à cet âge-là, la place qui m’a semblée démesurée des jeux vidéos dans leur vie, les techniques à mettre en place pour qu’ils se prennent au jeu de l’écriture. Il y a eu des mains glissées dans les miennes, des larmes à essuyer, des mots à poser, des idées à encourager, et des fous rires pour des répliques sorties de nulle part, comme ce garçon auquel je demande s’il sait ce que signifie RER alors que l’on travaille sur les acronymes : trop facile, hein, c’est l’infinitif du 1er groupe ! Ou en apprenant que pour eux, mon prénom a inspiré des chansons, ben oui, comme dans « Amélive I can fly »… Ou en découvrant que certains sont persuadés qu’« amputer » est un gros mot. Alors évidemment, comment voulez-vous ne pas sourire ? Mais finalement, au-delà des rires, c’est le cœur qui fait un bond quand je les fais écrire de manière collective avant de rassembler tous les papiers pour créer un long poème du hasard, et alors que je leur en explique le principe, il y a J. qui dit, mais nan mais ça ne va pas avoir de sens ! ça va être nul, pourquoi on fait ça ?! Je lui propose de jouer le jeu, quand même, on verra, et si ça ne fonctionne pas, on mélangera vos cartes à mots et on essaiera à nouveau. Trois minutes plus tard, à la fin de ma lecture, J. bondit de sa chaise, il dit, je pensais qu’à cause du hasard, ça n’allait rien vouloir dire, mais en fait, c’était une histoire un peu folle, ça volait, c’était trop beau Amélie !, et j’aime ce oui joyeux et offert à la poésie.

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 Certains soirs, ce sont les bibliothèques qui m’accueillent, des bibliothèques de villages, à peine quelques rayons, ici je fais écrire des adultes qui parfois ont peur de ne pas savoir, mais qui finalement semblent y prendre goût. Et puis un soir dans un bar, autour d’un feu de cheminée – c’est presque le printemps, mais encore pas tout à fait – je lis des morceaux du blog d’avant, des morceaux de ce voyage qui reliait Istanbul et ce village-là en stop, ça s’appelle tous les chemins mènent à Pirou, et entre chaque passage de frontière, j’anime quelques jeux littéraires. C’est une grande émotion que de se reglisser dans ce voyage-là, de quand le garçon d’à côté n’était pas encore à côté justement, mais qu’en Turquie, je disais pas tout à fait par hasard sans doute que j’étais mariée avec lui.

Le jour de la grande marée, nous mettons le réveil et sortons tout emmitouflés pour voir la mer si haute puis nous partons nous recoucher parce que c’était bien trop tôt pour un matin de week-end, pour un matin de rien. Nous y retournons l’après-midi pour voir l’eau si loin cette fois, nous marchons dans les cailloux et dans le vent fou, tu imagines d’habitude, il y a plusieurs mètres d’eau au-dessus de nos têtes, j’ai des frissons d’y penser.

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 Alors j’ai dit à tous ceux qui pouvaient bien l’entendre, oh oui, je reviens quand vous voulez, j’aime tant avoir un statut qui me permet de quitter les obligations bruxelloises pour d’autres airs plus marins. S’il est précaire au possible, je profite de tout ce qu’il peut offrir, l’autorisation d’une vadrouille, et d’un billet de train.

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 Un midi, le garçon d’à côté s’en était allé, je ne m’habitue décidément pas aux départs, même si une fois à nouveau seule, je retrouve petit à petit cette vie que j’aime bien aussi. Je quitte la grande maison du bord de mer un samedi, un diabolo-menthe avec une amie chère au ventre si rond de vie à venir adoucit mon changement de gare dans la capitale, et j’arrive à Bruxelles un peu après le garçon d’à côté, il y a avant de repartir quelques jours au devant, quelques jours de grand vent, six exactement.

Le dimanche, pris d’un éclair de génie, il mind-mappe à même le mur de l’appartement tandis que je prépare mon premier fromage vegan ;
le lundi, j’écris sur mon billet de train qui m’emmène vers les ouvriers à la place de la date du jour, 30/03/2001, et je pense oh la fatigue, je les fais à nouveau écrire, et ils m’impressionnent, à s’emparer des textes et des consignes formelles, en fait, on se rend toujours compte qu’on a quelque chose à dire, et j’aime tant cette journée après les heures difficiles de préparation, l’ambiance d’écoute qui s’est installée là ;
le mardi, mes cours sont annulés au compte-goutte, j’enrage alors que le garçon d’à côté est parti en famille à la mer, mais j’ai rattrapé la casquette d’un vieux monsieur qui s’envolait, alors j’imagine que je n’ai pas tout à fait perdu ma journée, et puis, il y a Hanneton quelques quarts d’heure au petit-déjeuner et la soupe aux légumes rôtis amoureusement préparée, alors quand même merci la vie ;
le mercredi, on écrit sur les labyrinthes dans la salle aux murs jaunes où on n’a plus besoin de chauffage, et si j’ai l’habitude de tutoyer tout le monde en atelier, là se pose ma maladresse de comment faire avec la mère du garçon d’à côté de passage par là (ah la la) ;
le jeudi, on se réveille encore une dernière fois contre la baie vitrée, lui dans mon dos, et tous ces toits là devant moi, et puis ma chère C. de retour du Mexique vient bruncher, retrouver oh son rire oh ses histoires, et ce présent qu’elle nous tend, c’est un cadeau pour un inventeur et une poète, oh, quelle idée parfaite ;
le vendredi, c’est la fin du projet Magritte qu’on avait appelé Ceci n’est pas un poème ; les étudiants du conservatoire se sont saisi des textes que j’avais fait écrire aux apprenants, et d’autres d’un autre groupe aussi, et ils en ont fait quelque chose d’un peu dingue, un récital en mots et en musique, une guitare, un petit accordéon, des références à quelques chansons, je le vois deux fois d’affilée dans l’auditorium du musée, deux fois l’émotion ; première représentation avec les apprenants, eux émus aussi, ça fou rit, ça applaudit, la deuxième avec des présences chères, Mar qui crie bravo de sa voix que j’aime tant, C. qui m’engueule parce que parait-il que j’ai levé les yeux au ciel à poète émérite accolé à mon nom (évidemment). Je te retrouve tellement, dans ce spectacle, et voilà, c’est terminé, il y aura encore un livre publié, et la maquette qu’on relit environ un millier de fois est si belle que j’ai tellement hâte de l’avoir entre les mains ; et puis la chorale, un chant chilien, et les voix qui s’engouffrent dans mon ventre ;
six jours seulement, six jours exactement, mais finalement, presque une vie.

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 Et voici le début des vacances, des vraies, de celles où je n’emmène ni ordinateur ni copies ni agenda, une semaine à message automatique sur ma boite mail, une semaine à dilater pour qu’elle en semble deux ou trois ou plus. Alors il y a d’abord dans le tout petit matin qui nous fait râler un peu (mais les pains au chocolat et le thermos de thé auront finalement raison de nous), un train jusqu’à Courtrai, un autre jusqu’à Lille, puis un jusqu’à Paris, un changement de gare, enfin un jusqu’à Valence. On y est finalement, avec nos billets dernière minute qui nous coûtent un poignet plutôt qu’un bras ! Youpi, olé, hourrah ; et c’est l’ouverture de ma saison de stop, cette première fois de l’année que m’offre encore le printemps, qui décidément n’en termine pas d’être généreux ; cette première fois, c’est peut-être même ma préférée, j’ai attrapé un cahier en vitesse à l’appartement, une grenouille sur la couverture, ça rappelle quelques souvenirs. La petite boîte de papier origami est dans mon sac, celle de peinture aussi, la carte de France qu’on déplie, allons-y, c’est parti. Retrouvons les routes et les ronds-points, les plaques d’immatriculation, les petites R5 qui sentent le diesel et les voitures intérieur cuir qu’on conduit avec des gants, retrouvons les conducteurs, les rencontres du hasard, alors pour arriver au hameau, au petit studio loué pour ces quelques jours-bulle, il nous faut neuf voitures et autant de sauts de puce et de gens qui nous mettent sur la bonne route.

La première, une cuisinière, montre ses deux pré-ados à l’arrière : ils ont dit que vous aviez l’air chouette, et comme la vérité sort de la bouche des enfants… Premier lift de l’année, quel bonheur, vraiment ! C’est au garçon d’à côté que revient la mission de faire les panneaux pendant que je pouce, mais dans cette région, on attend si peu que nos pancartes ressemblent à des noms à moitié écrits, les doigts encore colorés et l’eau jetée à l’arrache sur le bas-côté.

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 Un évangéliste qui bosse dans la soudure, un comédien qui travaille sur une pièce adaptée d’un roman norvégien, un homme qui nous dit qu’il doit aller voir un ami à 500m mais qu’il nous prend volontiers ensuite si on est toujours là, c’est d’accord, mais on ne sera vraiment plus là puisque quelques minutes plus tard, deux hommes tout à fait silencieux, au regard bienveillant, nous déposent plus loin. Ca m’intrigue toujours un peu, ces gens qui s’arrêtent, qui nous avancent, presque sans parler, rien que pour le service que ça rend. Et puis encore une grande voiture avec déjà deux auto-stoppeuses à l’intérieur, on s’entasse comme on peut parce qu’il n’y a pas de sièges, mais il y a les mots. Plus loin, la chance semble tourner un peu, alors on grignote du chocolat, j’invente une danse de la voiture comme d’autres font des danses du soleil, et finalement, c’est un étudiant en presque-herboristerie (car le saviez-vous ?, l’herboristerie en France a été interdite sous Pétain), qui vient de Normandie, et qui, ah ben oui, connaît le village où nous étions une semaine plus tôt, pardi.

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(l’arc-en-ciel a eu le temps de presque disparaître pendant que je sortais de quoi faire une photo)

Et puis une femme avec un accent de l’est qui avant vivait en Angleterre, c’est l’amour qui l’a amenée ici, elle est infirmière, le soir tombe et il lui reste encore trois visites à faire. Au feu rouge, il commence à faire froid, j’ai mis ma main sur le bras du garçon d’à côté, je le frictionne pour essayer de le réchauffer, la voiture qui s’était arrêtée recule un peu pour nous dire de monter. Ca commence à peler, hein ?, lance ce prof en lycée agricole, est-ce que c’est mon geste qui l’a fait changer d’avis ?, en tout cas, en nous lâchant une bonne trotte plus loin, il a l’air ravi de nous avoir pris ! Pour les dernières bornes, il nous faut une pisteuse secouriste avec son petit garçon qui dort à l’arrière, tellement joyeuse à l’idée que ce soit Pâques : elle nous demande si on a bien prévenu le lapin qu’on avait changé d’adresse pour l’occasion, et elle nous dépose au bout de l’allée qui mène à la maison. Alors évidemment, entre Bruxelles et le studio dont on va chercher les clés, il y a eu 14h30 de trajet, mais on est là, enthousiastes et conquis, amoureux et transis. Mes mains ont retrouvé l’air de rien les gestes et les pliages du papier pour tendre à chaque changement de voiture un oiseau en origami, montrer comment il vole, voilà, tenez-le par en dessous, et tirez sur sa queue, et merci beaucoup, parfois aux bonne chance !, on répond à vous aussi, après tout pourquoi pas, il en faut bien le plus souvent possible, de ce truc-là !

De la chance, on en a encore pour cet endroit où on va passer quelques nuits, la vue est dingue et le clic-clac se déplie, il y a un gâteau au chocolat encore tiède sur la table, et pour aller faire quelques courses, c’est à une petite poignée de kilomètres d’ici, il faut passer entre les noyers, puis dans la forêt, et vous tomberez sur la route minuscule qui vous y emmènera. Le lendemain, cette jolie balade sacs vides jusqu’à la boutique, et une fois dedans, il y a ce vieux monsieur qui nous dit, ah c’est vous qui êtes chez J. ? Je vous ramène si vous voulez, je suis son père. En quelque sorte, une façon de faire du stop sans même l’avoir demandé, ça colle aux basques, une fois qu’on a commencé. Et quel chouette homme ! Il a construit quatre maisons, le ciment, c’est ce qui reste, c’est ce qui traverse le temps, c’est pour ça que je suis en excellente forme, j’ai pas eu le temps de vieillir ! dit-il du haut de ses 84 ans qu’il ne fait décidément pas. Je vais m’y mettre tranquillement, maintenant, à tête reposée, et j’aime cette idée. Il nous montre ses champs, ses arbres, et la pancarte qu’il vient de faire accrocher : « Bienvenue Pique-niqueurs / Sieste / Repos ».

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 Trois jours de balades et de pique-nique de rois, donc, de lecture côte à côte, moi dans le Vargas, lui dans la Politique de l’auto-stop qui le fait tant rire (et que j’aime son rire, bon sang), parfois le vent, mais on trouve des coins abrités pour des siestes, on n’a pas de carte mais le garçon d’à côté a un sens de l’orientation qui me dépasse, on crapahute dans le lit de la rivière, qui paraît-il est joyeuse et bondissante comme la fille d’à côté, on traverse pieds nus l’eau glacée, on parle des larves de papillon qui se font passer pour des fourmis pour être nourries et à l’abri tout l’hiver, on s’émerveille de la vue dix fois par heure, et lui est comme un cabri dans les cailloux et les forêts, tu te plais ici, hein ? Hein que tu te plais ?!

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C’est juste quand il y a un choix à faire qui requestionne la suite de la vadrouille que c’est plus difficile, je le vois hésiter, je parle italien pour peut-être l’aider à prendre une décision, pour moi ça met de la distance, et du rire, à cause de ma syntaxe parfaitement décalée et de tous mes mots inventés, je pense à un des sardinosaures créé par un enfant en Normandie, un crocodilemme, c’est un crocodile qui a du mal à se décider, et je me dis que c’est parfait, je lui parle du comédien du récital Magritte qui disait à propos de la sélection des textes que parfois il fallait choisir entre quelque chose de très très chouette et quelque chose de très très chouette, et alors on choisissait au final quelque chose… de très très chouette, je lui dis qu’au fond, ça ressemble un peu à ça, là.

Moi, l’hésitation me prend comme des sables mouvants, je lui préfère les premières intuitions autour desquelles on tricote ensuite, même si la terre est fendillée ou un peu cabossée, mais si je commence à trop réfléchir, ça ne marche pas, ça tangue trop. On disait avec Lotte à quel point c’était riche d’apprentissages, d’être amoureux, car forcément, on prenait conscience de son propre fonctionnement par rapport à celui de l’autre, c’est riche, mais c’est aussi dévorant, parfois. Alors là, quelques larmes dans le soleil, et sa langue qui vient les récolter sur ma peau, nos corps emmêlés et les pommes de pin tout autour, parler parler parler, au fond comme toujours, pas de mots plus hauts que les autres. Crocodilemme versus crocodahl, ça ressemble à nos noms d’animaux.

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 On serait restés là encore quelques journées, quelques semaines, mais la suite est belle aussi. Le pouce levé juste devant la maison qu’on a quittée, et c’est une femme éleveuse d’alpagas qui s’arrête, vous attendez depuis longtemps ? et quand on lui dit que ça fait vingt minutes, 20 minutes ?! j’ai bien fait de m’arrêter !, elle a un fils à Bruxelles, alors elle nous demande sur un clin d’œil, en nous posant, passez-lui le bonjour ! et comme ça, ça sonne dingue, mais avec ce que la vie réserve, je me dis qu’après tout pourquoi pas, un jour on croisera quelqu’un, et au bout de quelques discussions, on comprendra que c’est le fils de la femme aux alpagas. Et c’est dans ce village-ci que nos routes se séparent, mais il y a du temps avant le train du garçon d’à côté, alors il se met sur le bord de la route pour être là jusqu’au bout de mon départ ; j’attends et je chantonne et je dansonne, et parfois je le regarde et il sourit si fort, mais qu’est-ce qu’il y a ? De te voir là, faire du stop comme ça, toute joyeuse et chantante, ça me rend trop amoureux de toi, et c’est ça qui est bien, de retomber amoureux sans cesse, sur un détail, une folie, une caresse.

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 Finalement, je pars dans la voiture d’une chanteuse, avec sa fille, et la fille des voisins, c’est l’heure de la sortie du collège le mercredi midi, elles sont trop contentes qu’il y ait des profs qui fassent grève le lendemain. Ensuite, pour faire une bonne partie de la route, je suis avec Thierry, un des seuls conducteurs dont j’apprends le nom, dans son van on trouve de tout, sa vie déjà, mais aussi des clubs de golf, un tricycle et une moto dans la remorque, un petit squelette mécanique accroché au rétroviseur. On fait rapidement une pause au bord de la rivière, dire qu’il y en a d’autres qui travaillent, quelle idée !, il prépare un café, et on trouve une table de pique-nique oubliée là, il dit que c’est la vie qui veut ça ; il me raconte un peu ce qu’il est, trois enfants dont il parle beaucoup, des années à l’étranger, à Londres en Grèce en Géorgie, du glanage, un pétard, des chiens truffiers qu’il sait dresser. On dirait qu’il a eu mille existences, j’apprends par bribes, c’est un puzzle géant, chef à domicile, prof de FLE, et puis dans l’armée. A Grenoble, on fait un détour par V. pour voir si par hasard il n’apercevait pas ses enfants dans le parc, il ne les voit pas cette semaine, ça l’attriste. Mais Aston le chien adorable, et la playlist viennent vite nous consoler. L’éclectisme de la bande-son me fait rire, il m’explique faut que je puisse soit siffler, soit chanter, que du bon son, alors on passe de Renaud à Rihanna, de chants militaires à du punk. Quand il me laisse aux Abrets, je lui tends un oiseau qui viendra peut-être rejoindre le petit squelette-jouet, et merci pour la route, et pour le café !

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 Là, je perds un peu de temps parce que j’ai laissé mon sens de l’orientation avec le garçon d’à côté. Moi, j’ai plutôt un non-sens de l’orientation, un genre d’absurdité. Je fais un panneau qui ne sert à rien, Lyon est encore trop loin, et finalement après deux minutes rien qu’au pouce, c’est un homme à la retraite qui peut m’avancer. Il a travaillé 43 ans dans la même entreprise, il me raconte un peu, il a commencé là où mes grands-parents maternels avaient travaillé aussi, la vie c’est quand même compliqué, il dit, mais après une seconde de réflexion, mais bon, en même temps, c’est plutôt pas mal… oui, plutôt pas mal, la vie ! il me laisse à l’entrée de l’autoroute, ce sera plus simple pour vous ! Au péage, j’attends quatre minutes à peine, c’est une jeune osthéo qui rentre à Lyon et qui espère y arriver pour l’heure de l’apéro et les derniers rayons de soleil sur les berges. J’ai quasi le même programme puisqu’Ana m’attend, alors c’est parfait, on se retrouve un peu dans les embouteillages, mais la conversation est bonne.

Ana me rejoint dans la rue et nous montons grignoter des radis chez elle, son amoureux n’est pas là le mien non plus, mais ça ne nous empêche pas de réfléchir à une vadrouille à quatre à vélo, ah oui ça pourrait être rigolo ! Avec Ana, j’aime l’idée de pouvoir nous retrouver sur des plans très divers, l’enseignement et la pédagogie et le théâtre et le mode de vie et la cuisine et, le problème, c’est qu’on n’arrive jamais au bout, et que je dois déjà repartir. Je passe la soirée avec mon père, il a pris ses billets de train pour monter jusqu’en Belgique, ah chic ! Le lendemain, j’achète des viennoiseries à apporter chez K., et K. c’est un peu comme Ana dans le fond, nous petit-déjeunons en racontant mille choses, et puis nous travaillons un peu sur un projet qui nous tient à cœur depuis longtemps, sans grand succès, vraiment, mais avec beaucoup de fous rires, ce qui soit dit en passant, compte quasi tout autant.

Le soleil bat son plein, et je reprends la route, sortie de Lyon, je connais ce spot par cœur, c’est encore la ville alors il y a toujours les regards curieux des passants, les sourires en coin, dont on ne sait jamais trop s’ils sont de l’envie, de celle-ci est complètement tarée, ou un bonne chance pas tout à fait avoué. Je penche pour la troisième solution, pour le karma. Une dame très élégante me propose de me déposer sur une aire, c’est parfait, et elle me raconte comme elle se réjouit de ce que son fils soit bientôt muté à Lyon, et de pouvoir les voir, lui et son petit-fils plus souvent. L’oiseau en origami lui reviendra à lui, sûrement. Sur l’aire, il y a déjà deux Polonais en galère : les Français ne parlent pas anglais, me disent-ils, et du coup, ils ont bien du mal à les aborder. Je leur écris sur un bout de papier en phonétique, je fais du stop / je vais à [Dijon]. Prof de FLE même sur la route, allons bon ! Deux minutes plus tard, c’est un quatrième stoppeur qui débarque de Briançon et qui voudrait atteindre Rennes mais qui se rend compte que c’est encore franchement loin ; nous nous mettons à chercher une voiture ensemble, mais quand il en trouve une avec une seule place pour la Normandie (!!), je lui dis file donc, évidemment ! J’espère qu’il sera bien arrivé à Rennes, finalement ! Une dame me tient un discours qui, j’en suis sûre, ôte toutes les ondes positives de l’aire pour l’heure qui suit : comment puis-je être aussi inconsciente et c’est sûr qu’à tous les coups je vais me faire enlever et violer et peut-être que je me mêle de ce qui ne me regarde pas mais il y a quand même plein de sites pour faire du covoiturage pourquoi ne ferais-je donc pas comme tout le monde, j’essaie d’expliquer un peu, mais j’abandonne vite, les paroles paternalistes m’agacent et je voudrais garder mon énergie.

Une heure s’écoule, et je m’écroule, que des refus, que des mauvaises directions, que des gens qui disent, désolé mais non. Et puis soudain, la rencontre dingue, ça ressemble à ça : un couple avec un petit garçon qui descendent d’une grande voiture, bonjour ! je fais du stop et je me demandais si par hasard, vous iriez sur Chalon ? et première joie, le « oui », deuxième joie, la femme qui s’avance et me dit ce n’est pas vous, l’autostoppeuse qui fait des oiseaux en papier ? Je bégaie, je balbutie, incroyable mais vrai ? Ils m’avaient donc prise en stop déjà un an plus tôt sur un autre trajet, je me souviens petit à petit, j’avais appris à faire des oiseaux aux deux plus grands enfants, le troisième jouait avec ceux déjà fabriqués. Le garçon, Jojo, me dit mais moi, après, je me suis entraîné dans mon lit, je ne voulais pas oublier. Mais l’histoire ne s’arrête pas là, il se trouve que G., la femme, a fêté ses quarante ans, et que pour l’occasion, ils ont fabriqué une centaine d’oiseaux en papier pour décorer la maison, oiseaux avec lesquels repartaient les invités. Et puisque ces invités trouvaient que c’était une excellente idée, elle a raconté un bon paquet de fois l’histoire de cette fille qu’un jour ils avaient prise en stop. Je suis toute hystérique d’apprendre ça, et je repense à cette histoire que j’avais racontée sur un blog depuis la Slovénie, qui parlait aussi de l’influence qu’on avait sur les autres sans le savoir [et en allant relire ce texte et les commentaires qui vont avec, je suis diablement émue, puisque tout est lié, puisqu’il y a Agaagla qui y parle de Pirou, qu’il y a Eve que je n’ai pas vue depuis des années qui commente sur les liens qui restent et qui incroyablement débarque à l’appartement dans quelques heures, que j’y parle d’un texte de C. qui est en fait Lotte, et d’une fille à Bruxelles qui répond à mes “pourquoi on s’attache” et qui elle est la maman de bébé J. dont on a envie de manger les joues, qu’il y a aussi la présence d’autres personnes si chères auxquelles je ferais bien d’écrire bientôt, pfiou] Alors voilà, on reprend la discussion presque où on l’avait laissée, vous faites toujours des ateliers d’écriture ? ah oui, quelle aventure ! En se quittant, on ne peut que se dire « à la prochaine, alors ! », quoi d’autre encore.

C’est Mam qui vient me chercher, et puis un thé glacé en terrasse, cette chaleur sur les épaules, le tissu de la robe, une tranche de pomme, et cette vie sacrément dingue, une salade qu’elle compose joliment, alors que je sens la fatigue me tomber dessus, mais finalement ça passe, on part pour le cinéma, une bière et puis le début de la séance loupée, alors on peut bien rester là dans le bar à trois, à bavarder. Au matin, les premières fraises, les mots encore, un texte lu dans les rumeurs du marché de la rue, un autre pioché dans mon carnet, comme un chouette échange de bons procédés. Et puis la route à nouveau, elle me laisse en allant au travail, à bientôt, Mam, byebye ! J’ai à peine le temps de faire mes pancartes, deux d’un coup soyons fous, Beaune et Besac avec mes doigts tout peinturlurés, et je n’ai même pas le temps de réaliser que je les avais brandies, que je suis déjà dans la voiture d’un prof de musique qui termine sa semaine, il fait une formation en musicothérapie, j’aurais bien aimé un plus long lift pour savoir ce qu’il en dit !

Mais me voilà sur une aire d’autoroute, elle est presque trop grande, j’erre un peu avant de savoir où me mettre, je remets de la crème solaire, et puis un homme me dit que ça pourrait le faire, mais qu’il doit d’abord aller chercher à manger. Je peux attendre un peu, vous vous en doutez ! Il revient avec une tarte aux pommes pour moi, je ne savais pas ce que vous vouliez !, mais enfin, ce débordement de générosité ! C’est un marchand de vin, un fou de littérature, de peinture, un habitué de la vie en communauté. Il me parle de paysages dans l’écorce des arbres, de fouillis végétal, de fabrication d’encres naturelles, du vocabulaire de l’œnologie, d’un projet d’auto-promotion dans un éco-quartier de Strasbourg, un projet un peu dingue, j’adhère. Il m’aurait bien déposée dans le centre de Besac, mais son fils fait un concours de slam le soir même, il veut être à l’heure, ah ben évidemment, filez vite, c’est non-négociable, je vais trouver une autre voiture, ne vous en faites pas, et lui de dire, c’est passé vite en tout cas ! Un dernier bout de trajet avec une femme qui m’explique, je suis vieille mais je n’ai pas l’esprit ratatiné !, c’est le voyage qui fait ça, j’ai déménagé 28 fois !, les îles, l’Argentine, le Brésil, le Venezuela, et puis quand elle me laisse, je suis désolée, je suis un peu pressée, et je dois tourner là, mais vous êtes à vingt minutes à pied du centre, ça ira ?, continuez tout pareil, encore plein de beaux voyages, plein de beaux pays, et surtout la santé ! Et me voilà arrivée, bien avant C. qui passe un partiel à Lyon, mais j’ai récupéré ses clés par une amie, alors je vais faire des courses et je cuisine pour quand elle rentrera, des muffins au pesto et aux tomates séchées, une salade colorée, une tarte aux pommes pour accompagner nos retrouvailles et nos mots jusqu’à la presque fin de la nuit, 5h du matin à nouveau, je me souviens de moments similaires au lycée, de nos discussions qui pouvaient toujours continuer, et je suis joyeuse de ces quelques jours ensemble, parce qu’au fond, on ne se donne des nouvelles que rarement, mais quand on se retrouve, il y a une évidence d’avant. Les mots, les mots et les récits, les questions qu’on ose, les réponses qu’on cherche, les balades et les verres en terrasse, la ville à travers ses yeux, le fort et puis quelque chose de doux d’habiter dans le Doubs, peut-être ?

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Le dimanche, il y a Z. de passage, alors que je n’ai eu le temps de rien à Lyon, ces vacances c’est comme si tout s’enchaînait à la perfection, tout s’emboîtait délicieusement bien, alors oui, Z., de Lyon, est là et nous pouvons bavarder un peu, de la vie qui se construit. Presque 16h, déjà, l’heure de la route, c’est la fin des vacances, mais elle est adoucie par le fait que je retrouve ma si chère Lotte, ma si Charlotte, qui remonte avec moi pour quelques jours à Bruxelles, alors là, ce dimanche à 16h, changement de voiture, de bras et de présences, changement de cadre et de souvenirs, quitter des présences amies pour en retrouver d’autres, et filons gaiement vers la maison, en espérant que le printemps continuera à jouer le jeu même plus au nord, car du soleil, ah oui, du soleil jusqu’à satiété, et je n’y suis pas encore.

Alors vous voyez, avec tout ça, ce sont les vies denses, l’évidence, la vie chance et la vie danse, la vie valse et se déplace, je sens en moi des choses lâcher, des nœuds se dénouer, je suis tout pile dans ce que j’aime ; j’écris cette vie dans un carnet de Bolivie, offert par ma petite sœur d’Argentine, un carnet aux rayures colorées, et c’est bien pour cette vie-cadeau, cette vie radeau mais tout, je crois, tout sauf bateau.