les bruissements

Dans la maison du bord de l’océan, on entend le ronronnement du lave-vaisselle, et le soleil vient presque jusqu’à mes pieds. Les amies chères écrivent aussi, à côté. Le trajet pour venir jusqu’ici était long comme la fin de l’hiver, bus métro métro métro métro train car douze heures plus tard, c’est que ces retrouvailles se méritent. Très vite, la joie d’être là a effacé la fatigue, on a pédalé sur le chemin de terre jusqu’à l’eau – et ici, les questions se résument à : de quel côté va-t-on la voir, cette eau à reflets ? où s’assoit-on sur la plage, et que va-t-on écrire ? Déjà, je me doute qu’au bout de la semaine, quand il faudra partir, quitter les pins et les dunes, et les discussions et les lectures, ça laissera un petit goût amer, déjà, j’imagine que je garderai les crépitements du feu dans la cheminée, l’onctuosité de la soupe et des mots. Mais en attendant, comme ce qui compte évidemment, c’est quand même le présent, je savoure un moment après l’autre, et mes 47 bonnes étoiles.

Je savoure surtout la parenthèse, la suspension du temps après cette rentrée un peu folle, et après ce qui se l’annonce encore plus – l’accéléré de la fin de l’année. C’est que cette fois, la suite est bel et bien – belle et bien – décidée. Il y aura donc, avant Noël, des caisses à aller chercher puis à remplir, un appartement à vider, un autre à trouver puis découvrir, un pays à saluer et un autre auquel sourire. Des au revoir à faire, bien sûr, mais ça je n’y pense pas, parce que c’est certainement ce qui sera le plus difficile, comme à chaque fois. Les papiers, les visas, les formalités, les balbutiements, la précipitation, tout ça je m’y fais, je l’ai fait déjà souvent (et je compte sur mes doigts en essayant de ne pas me tromper, 5 expatriations et 15 déménagements, ça devrait aller), mais les au revoir ? Ce qui est bien néanmoins, ce sont ces graines d’amitié qu’on sème un peu partout sur nos routes, et qu’il fait bon retrouver au gré des voyages des un.e.s et des autres, le temps d’une soirée, d’un passage à Paris entre deux trains, ou d’un week-end.

C’est ce à quoi je pense quand M. débarque pour deux jours à Bruxelles, cette chère M. que j’ai vue sept fois au total – nous rendons-nous compte pendant le concert de Kusturica – et dans sept endroits différents ; au Mans, en Hongrie, en Slovénie, à Paris, au Kirghizstan, à Lyon, et maintenant, à Bruxelles, comme si c’était tout naturel. Et en réalité, ça l’est, comme le montrent les discussions, les thés et les bières, tout ça partagé aussi avec une autre M. que je connais grâce à la première ; et quelle chance que cette vie de liens, que ces relations tissées délicatement, que ces fils colorés qui tricotent le quotidien. Quand on se dit au revoir, on se propose de se revoir avant trois ans, et vu l’expatriation à venir, il y aura encore de nouveaux endroits où se réunir !

L’expatriation, parlons-en un peu, parlons-en à peine. « La suite, c’est la Suisse », je dis ça et les gens font à peu près la même tête que lorsque j’annonçais le Kirghizstan, mais peut-être pas tout à fait pour les mêmes raisons. Alors que le K. était mon premier choix sur la liste – pourquoi pas ? – je n’avais jamais imaginé la Suisse, même si on avait adoré en traverser la frontière à vélo avant de descendre sur les lacs avec le garçon d’à côté il y a deux étés. Je n’avais jamais imaginé la Suisse, et pendant longtemps n’avais jamais imaginé non plus suivre par amour, mais, je l’ai déjà dit : on change, et heureusement. Alors oui, la Suisse, pour remettre de l’air de montagne dans la tête du garçon d’à côté, parce que son cœur bat différemment quand il peut, dans des sentiers, faire des pas de géant.

On a eu des tas de semaines à ne pas savoir, à attendre des réponses reportées, à poser des questions qui s’emmêlaient, à batailler avec des doutes et puis, voilà, cette fois, c’est fait, ça tient en un appel manqué sur mon téléphone, et quand je le rappelle, sa voix au bout du fil : « bon ben, ils ont dit oui. » C’est frustrant de ne pas être ensemble à ce moment-là, de ne pas pouvoir partager cette nouvelle, l’euphorie, l’excitation, le dénouement immanquablement nouveau début, et déjà, je dois partir sur mon vélo, pédaler dans la ville pour rejoindre F. avec qui je vais à un concert, à qui je dis dans la file d’attente, à mon tour, « bon ben, ils ont dit oui », et toute la soirée, on ne fait que danser, danser, et chanter.

Dans le train qui nous emmène à Paris quelques jours plus tard, on commence à lister ce à quoi il va falloir penser, tout noter pour ne pas se laisser dépasser. Mais là, dans la maison du bord de l’océan, la liste est bien loin, ce n’est pas encore le temps des caisses et des cartons, quelques jours, je mets la suite en suspension.

Dans la rue où tout concorde, on me dit, « vous, vous vous débrouillez plutôt bien avec le flou, non ? », et dans ma phrase, « j’ai vécu un an au Kirghizstan », se tiennent beaucoup d’éléments de réponse. Dans la rue où tout concorde, il y a le sentiment puissant de fin, inattendu et soudainement là, « ah oui bon alors c’est comme ça ». On prévoit encore un rendez-vous loin dans le temps, quand c’est sûr on aura ressorti les manteaux d’hiver, et, même pas peur. Je suis éberluée de comme tout s’est dénoué, comme j’ai repris, retrouvé, revendiqué, une place qui me semble juste, qui me semble la bonne tout à fait. Un jour, je raconte qu’il y a longtemps, j’ai fait un mémoire sur le sentiment d’être à sa place chez Camus, et toute une partie sur le fait que ce n’était que dans l’écriture, qu’il retrouvait ça. Et je l’entends rire aux éclats. On fait la liste des choses qui ont changé – en fait partie, notamment, cet acte qui me sort tellement de moi, « j’ai acheté des chaussures magnifiques à talons », et plus tard, j’explique tout ça au garçon d’à côté, qui me parle de métamorphose, et qui dit juste après, en embrassant mes paupières, « mais je te reconnais, quand même, je te reconnais ».

Quand il est là quelques jours, le quotidien prend un ton différent. Dans la bibliothèque un soir, il choisit Ella Maillart pour le nouveau livre à lui lire à voix haute, et quand on s’y plonge, je me rends compte que ça parle du Kirghizstan, que j’ai lu ça il y a dix ans et que je n’en avais aucun souvenir, mais que ça a dû infuser, quelque part, et que ça explique peut-être ce que j’avais pris – et d’autres avec moi – pour un coup de tête. Alors je frémis puis frétille de joie quand je lis les pains chauds contre les parois du four – les lipiochkas –, quand je lis les rues de Bichkek et le bazaar d’Och, et tous ces lieux où j’ai marché des années plus tard. Le matin de son anniversaire, je lui offre un autre livre de montagnes, cette fois, c’est lui qui me le lit, et alors forcément avec deux livres, on avance deux fois moins vite, mais je chéris chacun de ces moments, collés serrés dans le radeau à écouter une voix aimée raconter les histoires des pages.

Quand il est là quelques jours, ça autorise la semaine à se décaler ; un mardi matin gardé vide, le temps de se retrouver ; un jeudi complet à s’éclipser – on rattrapera le week-end. J’aime ça, nos plein milieux de semaines en douce, et les soirs, à dessiner ou écrire côte à côte en écoutant la pluie et une playlist d’indie folk, ou bien à enfourcher nos vélos pour aller dans ce théâtre qu’on adore ou au cinéma voir un film de voyageurs sur deux roues, après avoir mangé une frite sur la place de l’église. Quand il repart, c’est vide partout, jusqu’à l’après-midi où je trouve une carte postale dans la boîte aux lettres de la fois d’avant où il était parti ; n’est-ce pas la preuve que ses départs sont bien trop fréquents ? Mais preuve encore plus douce et jolie qu’il m’écrit…

L’emploi du temps de l’automne s’est rempli petit à petit, sans que j’aie finalement le temps de trop stresser de ne pas avoir de choses sur lesquelles travailler. Au contraire, ça s’est même emballé à un moment, la petite vie du statut indépendant. Le vendredi à 16h pour le dernier cours de la semaine, je débarque chez mes étudiant.e.s préféré.e.s, et quand je sonne, j’entends un grand « ouaiiis !! » qui me réchauffe le cœur. Iels me racontent m’avoir attendue en mettant de la musique très fort et en dansant, et j’aime l’énergie qu’iels mettent aux choses, l’apprentissage du français mais pas que, la façon dont iels s’attellent à la vie, en somme. Alors on ouvre des bières et ces cours de conversation ressemblent de plus en plus à des discussions entre copains. Un soir, mes A1 chouchous du mois d’août m’envoient une vidéo d’elles et d’eux en train de chanter en karaoké la chanson de Dutronc, Et moi et moi et moi, utilisée en cours pour réviser les nombres et les nationalités. Un matin, les compliments d’un autre groupe tout à coup, l’une dit que j’ai une trop jolie robe, l’autre que je suis une excellente professeure, et je leur demande si c’est juste un moyen pour que je passe à autre chose que la formation du conditionnel, iels rient, mais oui, bon, petit à petit, j’apprends à entendre, à recevoir, à accepter. Avec ce groupe, il y a aussi un fou rire aux larmes collectif, moi comprise, sans que personne n’arrive bien à expliquer pourquoi, et ce que ça tisse. Parfois pendant mes trajets à pédaler, je me demande quel autre boulot pourrait m’apporter ça, mais non franchement, je ne vois pas.

Pour un dossier à imaginer, j’ai le droit de passer ma matinée à lire des poèmes, et j’en tire une grande reconnaissance ; c’est que dans les multiples émotions du moment, lire de la poésie m’absorbe et m’engloutit, me console. Ce jour-là, je suis angoissée, les dernières nouvelles que j’ai eues d’A. datent de la veille au soir, elles disent, « tonight not come, i afraid of police », et à ma proposition d’aller le chercher là où il se trouvait, pas de réponse, pas même le petit signe qui dit que le message a été lu. Alors je dors mal, je me demande ce que je pourrais, ce que j’aurais pu faire de plus, et le sentiment profond d’impuissance, un peu apaisé ces derniers temps, depuis que j’ouvre ma porte, resurgit de plus belle, violent et indomptable. Le lendemain soir, quand j’ai enfin de ses nouvelles – i was catched by police – je me mets à pleurer, en colère et infiniment triste, terrifiée de parvenir à me consoler en me disant qu’il a déjà dû en voir d’autres. Comment cette idée peut-elle apaiser ?!

Cette porte ouverte, c’est mon cadeau de moi à moi cet automne, cadeau aussi que le garçon d’à côté me fait en acceptant ce qui me tient tellement à cœur. Tout à coup, j’ai l’impression de faire un pas immense vers celle que j’aimerais être, et c’est précieux. C’est la maison de J. qui m’inspire, toujours ouverte, dont j’ai profité pendant plusieurs mois il y a quelques années, avec émerveillement : on peut y passer, s’y reposer, y reprendre des forces, et pour les hôtes, ça n’a pas l’air compliqué, d’accueillir ; on fait juste des pâtes pour neuf plutôt que pour trois, voilà. Moi aussi, je voudrais proposer un refuge. Alors, une nuit après l’autre, des pays dont j’ignore presque tout s’invitent dans l’appartement d’à côté – Libye, Irak, Soudan, Érythrée. Ils ont des visages d’hommes fatigués mais souriants, qui rient même carrément quand j’ai un air penaud pour leur dire que j’ai seulement du lait de soja là où ils me demandaient du lait chaud. L’appartement se remplit de la vapeur de la douche, de thé très sucré, de mots d’arabe pour dire ça, que le thé est prêt. Le salon a des airs de camping, le petit matelas descendu, le canapé déplié, toutes les serviettes de toilette réquisitionnées. Le matin, je fais ma vie à tout petits pas à côté des dormeurs, ce serait plus simple avec une chambre d’ami.e.s, mais c’est mieux que rien, mieux que le parc la nuit, les rafles, leur peur, mon inaction. Après les quatorze heures de sommeil du jeune garçon et son regard triste et déphasé, c’est bon de l’entendre rire dans une autre langue au téléphone. Ma bibliothèque est observée avec curiosité, « all these books are your books ?! » et oui, ceux de mon amoureux aussi. On joue à l’awalé, ou on cuisine un tian provençal à quatre mains sans herbes de Provence mais avec du pili-pili, et tous les noms des légumes se disent en deux langues, français et kurde. Googletranslate n’est pas toujours très fort, mais sur le réseau bleu, il y a la sœur du garçon qui se tient dans notre salon, à des milliers de kilomètres de là, et qui, elle, parle anglais. Elle explique et remercie, comme R., c’est surtout ce qu’il dit, « thank you, thank you », et aussi, beaucoup, « i’m so sorry ».

Le premier matin après, je reste derrière la porte quelques instants, un trou dans mon ventre. Choc de réalités. Alors évidemment, ça pose mille questions – moi qui râle contre cette réponse pour la vie suivante sans cesse reportée, alors qu’eux ayant tout quitté, cherchent un espace où être en sécurité, acceptés, régularisés, mes attentes deviennent risibles tout à coup. Ça me remet au cœur du vrai, et je repense à ce slogan écrit sur un mur que je lis en atelier, « une seule nationalité, l’humanité ».

Un jour, sur le réseau bleu, S. me parle. Elle utilise « Mister » devant le prénom de mon amoureux et « dear » devant le mien, et demande si tous les deux nous allons bien. Les conversations avec elle sont un peu surréalistes, mais un soir, elle m’annonce que R. est passé en Angleterre, le pays qui fait briller leurs yeux à presque tous, England, England. Et moi, devant mon écran, je me mets à nouveau à pleurer, « he tried to call you, he says thank you, thank you to you both, so much ». Thank you so much de me dire, thank you so much de me permettre d’être humaine comme je l’entends. Un soir en attachant mon vélo, je croise dans l’entrée de l’immeuble une voisine inconnue jusque là. Elle me demande si c’est moi qui héberge en urgence, et alors que je réponds, « euuuh oui ? » tout en pensant « ohlala j’espère qu’ils n’ont pas fait trop de bruit, aïe il ne faut pas que je me mette les voisins à dos sinon ça va être compliqué », elle me répond, « ah, parce que moi, je n’ai pas encore osé… mais vous me donnez envie. » Dans le réel ou sur le groupe du réseau bleu, entre les rencontres et les témoignages, ma foi dans le monde retrouve un peu de vigueur.

Alors il se passe ça, dans les journées, et c’est toujours un équilibre à établir, à explorer : où est-ce que je m’arrête, comment fait-on pour accepter de se reposer ? Qu’est-ce que ça me coûte, de faire ce que je fais, comment parfois ralentir et respirer ? La machine à laver n’a jamais tourné autant, le sèche-linge de l’appartement qu’on avait mis un point d’honneur à ne pas utiliser, non plus. C’est que c’est pratique pour pouvoir proposer des draps propres le soir, et des vêtements qui sentent la lessive au petit matin. En attendant, ils enfilent un jean, un pull du garçon d’à côté, je souris de voir ces vêtements sur d’autres.

Le jour des 29 ans de mon amoureux, nous sommes ensemble, et la journée se compose d’un brunch puis d’un goûter, puisque ce sont ses deux repas préférés. Je lui offre un kit « montagnes », pour l’aider à patienter et nous refaisons le monde tranquillement. Quelques jours plus tard, les ami.e.s arrivent à 19h30 précises, comme il l’avait demandé dans le mail, c’est qu’il a préparé une soirée un peu particulière, un long moment où l’on n’a le droit de se parler qu’avec un stylo et un papier pour commencer. Plus tard, autour du gratin de pâtes, les gens ont plein de choses à se dire, et nous jouons ensuite jusqu’à tard dans la nuit, un jeu qui réclame des confidences et des récits. Beaucoup de rires contre la baie vitrée, j’aimerais encore avoir plein de souvenirs dans cet appartement, les uns sur les autres empilés. Dans cet appartement et dans cette ville, aussi, bien sûr. Dans cette ville, et avec ces gens. Il y a d’ailleurs cette fille de la chorale qui dit quand j’explique que je vais partir, « oh mais non, j’avais dans mes plans qu’on devienne amies », et on bavarde ensuite entre nos concerts une bonne partie de l’après-midi. Aux répètes, chaque chant ou presque me colle des frissons, et cet espace est un de ceux que j’ai du mal à imaginer quitter. L’engouement, et l’élan que ça me donne à chaque fois, je voudrais les garder je crois.

Début octobre, il y a cette semaine à Lyon prévue depuis longtemps, le sac que je fais au tout dernier moment, et le petit projet d’écriture que j’y glisse, avec pour objectif de le terminer, entre deux visites aux ami.e.s. Pour la première fois depuis ce qui me semble des siècles, j’ai du temps. Je passe là plus de deux jours, et ça permet d’étirer les heures de conversation, de multiplier les retrouvailles et de se raconter longuement, entre rires et confidences. Cette semaine-là, j’apprends plusieurs grossesses, un accouchement, et rencontre deux bébés et demi – et demi puisque cette petite-là dort tout le long, c’est bien trop d’émotions. Je marche dans les feuilles d’automne avec mon père, je bavarde longuement avec ma sœur ; je mange avec Mam de passage en terrasse, puis avec le garçon d’à côté qui nous a rejoints, une glace. Le soir, ce sont les ami.e.s qui m’accueillent, on papote autour de tisanes et de possibles futurs à dessiner, on cuisine à quatre mains, on raconte les cœurs qui battent et s’emballent et comment, les attentes, les hésitations, les questions, les bouleversements ; tout ça, ça me remplit. Je suis émerveillée des liens conservés avec ces celles et ceux que je ne vois pourtant pas si souvent, mais comme c’est facile, de se retrouver. Je suis ravie à l’idée de me rapprocher, effleurer le potentiel d’un retour pour le seul week-end, le temps de voir les ventres s’arrondir, les mots se livrer. Dans le voyage, j’en fais un autre, je prends un train jusqu’à V. pour aller voir ma douce Lotte au milieu des montagnes, leur vie à tous les trois là. La retrouver m’émeut. Le samedi, je prends encore un train, il y a l’anniversaire de ma lumineuse, la nuit sous la tente après la soirée flammenküeche, les discussions sur ce que c’est que d’avoir trente ans, et d’avancer. Juste avant de partir, j’avais envoyé un premier jet du petit projet d’écriture, la satisfaction des choses bouclées.

Dans les choses bouclées, il y aussi le manuscrit du roman. De douces amies m’ont fait des retours avec leurs yeux de lynx et leur bienveillance immense, avec leurs émotions de lecture, je bois leurs sms et leurs mails comme du petit lait, et je réouvre le document, encore une fois. Je relis à mon tour et je corrige à nouveau, je sens aussi les limites que je touche, ce qu’il ne me sera plus possible de bouger avant un moment. Et puis juste avant la date de soumission, je clique sur « envoyer ». Une étape de plus, avoir presque trente ans, et avancer avancer.

Avancer avancer. Quelques soirs par semaine, des cours sur internet et les notes que je prends, ce que j’apprends. Cette formation me donne envie d’imaginer plein de choses, d’en réinventer. Pour le travail, il y a aussi des missions un peu différentes, un travail de co-animation, ou faut-il dire, de « facilitation », avec le garçon d’à côté. Nous partons pour une ancienne bergerie nos sacs pleins d’idées, c’est que nous avons eu tant de plaisir à préparer. Des ateliers d’écriture, de l’intelligence collective, des façons de faire se rencontrer les gens pour qu’ils puissent travailler ensemble de manière efficace, voilà qui nous fait très envie. Je suis très stressée avant puis tout à fait ma place, c’est fou comme je peux passer d’un état à l’autre, très vite. J’aime qu’on puisse s’appuyer l’un sur l’autre, nos forces qui se complètent, et les illuminations qu’on a une fois là-bas et qu’on rajoute à nos propositions. Une balade silencieuse en groupe dans les feuilles d’automne, et les micro-siestes dans le gîte entre les animations. Dans le train qui nous ramène sur Paris, la tête contre son épaule, je somnole en lui répétant, « c’était bien hein, mais je suis fatiguée ».

Photos d’Elena Iuliani

Je rentre quatre jours à Bruxelles, le temps d’assister à une rencontre avec Martin Winckler qui me laisse pensive – que peut-on écrire ?, mais les quelques mots que nous échangeons à la fin me mettent du baume au cœur. Le temps de boucler la rédaction d’un dossier pédagogique, de couper mes cheveux courts, de perdre mes clés, et de les retrouver, 47 bonnes étoiles toujours, plus tard là au milieu de l’avenue trop fréquentée. Le temps de préparer un week-end d’atelier.

C’est un week-end qui me tient à cœur, plus d’un an que j’ai envie de l’animer. Je suis fière du nom que je lui ai donné, et ça n’arrive pas si souvent, mais ce « cueillette de murs sauvages » me fait sourire. Le samedi matin, un participant que je n’ai pas vu depuis longtemps dit qu’il n’a pas pu s’en empêcher et sort de son sac à dos un pot de confiture maison de mûres sauvages ! Le groupe est charmant et tout le week-end, on alterne entre moments à l’intérieur, et d’autres dehors. On écrit des poèmes à afficher dehors, on cherche les empreintes des murs, et je leur lis encore plein de textes aimés. J’emporte dans une poche de ma veste à oiseaux ces mots qui disent, « tu es une belle personne pour animer ».

Et puis juste après ça, ce car à nouveau pour Paris, et la suite, c’est donc cette maison au bord de l’océan, et les amies chères dedans. Juste avant enfin, on sent qu’on arrive, avenue du phare, rue des mouettes, rue des fauvettes, et un panneau « la plage ». Je me rends compte que dans la précipitation, j’ai oublié mon chargeur de téléphone, vieux téléphone qui venait déjà en remplacer un autre en réparation – je décide d’écouter ces signes, et de penser : déconnexion. Dans mon sac à dos, ce sont quinze jours d’ailleurs, en travadrouille. Après, en rentrant à Bruxelles, je savourerai le retour en me disant que ce sera peut-être la dernière fois que je fais ça, justement, y rentrer, qu’il y a la suite à inventer.

Vendredi, je demandais à mes étudiant.e.s préféré.e.s de résumer leurs dernières semaines en un mot un seul, et voilà qu’en prenant le temps d’écrire enfin, je me rends compte de la difficulté de l’exercice. Alors je réfléchis un peu, j’écris beaucoup et j’hésite, il faut choisir pourtant, un mot un seul, je tergiverse et puis peut-être, enfin évident : foisonnement.