Nous serons amoureux, évidemment, le moins qu’on puisse. Et pas toujours en silence, pénibles et envahissants, et indignes, c’est bien et pas toujours mélancoliques et pas toujours fidèles et purs et pas toujours, je ne sais plus, mais amoureux, ça oui !

Du luxe et de l’impuissance, Jean-Luc Lagarce.

je vous aime comme

De mon travail à la maison, de 20h47 à 21h28, je compte sur le chemin neuf parapluies abandonnés, toile déchirée ou arcades pliées, neuf parapluies au coin des rues ou au pied des sapins qui viennent d’apparaître pour bien nous souffler décembre. Je n’ai rien vu de la tempête, à cause des pièces sans fenêtre dans lesquelles je prépare et donne cours. Les tempêtes que je vois sont plutôt, comment dire, intérieures. Elles sont en réalité si intérieures et intériorisées que c’est ma peau crocodile qui me les avoue, et mes larmes à un arrêt de tram pour une frustration d’enfant. C’est ce que dans ma tête maintenant j’appelle l’épisode Cendrars, parce que Cendrars n’en finira pas d’être important dans cette vie-là, et dans cette manière qu’il a pour moi, en moi, de faire surgir les choses, innocemment. Appuyée contre le garçon d’à côté, je l’entends qui propose de rentrer pour pouvoir ensuite repartir d’un bon pied, faire comme si cette journée avait jusque là commencé pour de faux, alors nous faisons demi-tour, nous rejoignons la maison quittée à peine plus tôt, il me tend du thé encore tiède, et nous parlons parlons parlons parlons parlons accrochés l’un à l’autre, noués nous dénouons. Il est toujours question d’équilibrer la vie.

Un soir, je me disais que j’étais revenue en Belgique parce que c’est un endroit où j’écris, où j’ai à écrire, et ici, j’essaie de me donner les moyens de ça. Alors bien sûr, je sautille intérieurement quand des choses se mettent en place. Un après-midi, j’arrive tout juste à l’heure et l’air de rien à un entretien auquel j’ai oublié de réfléchir, mais une fois le projet exposé, je retrouve tout ce que je sais – je sais ma passion pour ce qui est proposé, je sais ce que j’ai déjà fait et ce que je pourrais peut-être faire, alors j’ajoute des idées, et j’explique, comment je construis, ce que je peux apporter. Une des deux femmes me remercie pour mon enthousiasme communicatif, et je me rends compte à quel point j’ai intégré ce mémoire de fin d’études, peut-être parce qu’il ne cherchait qu’à mettre des mots sur lavielavraie. Alors bientôt, j’animerai des ateliers d’écriture avec des femmes migrantes, on parlera de chemin et de parcours et de route, et quand j’y pense, j’ai l’impression que ce truc a été pensé pile pour moi.

Deux jours plus tard, au bout d’un train, à Courtrai, c’est Co. qui m’accueille avec son écharpe bleue et ses gants verts, et j’ai moi aussi les cent couleurs de mon manteau à offrir. J’aime beaucoup la voir dans cette toute fin de novembre, alors que je ne la connais qu’en été, que dans un univers particulier. Nous arrivons dans sa maison tout en briques au milieu de nulle part avant les autres, et petit à petit, le salon se remplit, têtes connues et inconnues, joie des retrouvailles et des rencontres. Pendant deux jours, nous sommes en atelier d’écriture sans carnet, en improvisation poétique, nous écrivons en l’air, et si ce qui se dit se perd à peine après avoir été émis, il reste bien d’autres choses. Quand nous devons improviser des alexandrins à la suite des pages de Péguy, je me rends compte qu’il y a encore beaucoup à faire dans mon lâcher-prise mais j’aime tellement la poésie malgache, les thèmes qu’on se lance, l’attente suspendue avant le début d’un poème, la maturation lente, les défis, les contraintes, la voix de Jacques Jouet, les métronomes, les chronomètres. Le dimanche, nous nous faisons la réflexion que si notre poésie ne s’améliore peut-être pas, nos jeux de mots, eux, si, et les fous rires sont toujours là. Nous mangeons bien et dansons beaucoup, peut-être l’inverse. Nous parlons fort et piochons dans les bibliothèques qu’on trouve dans chaque pièce. Samedi soir, en sortant marcher quelques minutes, je vois les ombres se découper dans la lumière et évoluer dans le salon, et au milieu de la campagne flamande, je me sens bien. Dimanche matin, il fait beau et nous marchons dans l’air vif, des panostiques paysagers et des corps qui ondulent. Une tarte à l’orange, un dessert libanais et des cafetières pleines, les rayons de soleil à l’heure magique, ce qu’on échange, ce qu’on se dit l’air de rien, ce qui restera. Je vous aime comme. Dans le train du retour, j’écris un long mail, un de ceux qui me trottaient dans la tête depuis un bail, et manque de louper ma gare, dans le souterrain j’embrasse le garçon d’à côté un peu désolé de ne pas avoir trouvé le bon quai – mais ce sont mes indications qui étaient approximatives.

Et cette semaine, je la passe presque entière dans un beau lieu, un lieu aux plafonds hauts, un lieu élégant, qui accueille les mots, les formations et les déformations. Il y a eu un jour à échanger des pratiques, des regards, des façons de faire, des parcours. Je me rends compte que dans chaque groupe qui se fait et se défait au gré des occasions, j’aime à observer les dynamiques, ce qui tisse les gens et ce qui les écarte, ce qui les conforte et ce qui les déboussole, et comment finalement, on tient tous ensemble, autour d’une table, pour un temps déterminé, ou non. Et puis maintenant, deux journées d’écriture, pendant lesquelles je replonge dans le texte de cet été et de déjà l’été d’avant, dans le texte de novembre dernier, enfin, voilà, dans ce texte qui me suit tout le temps. Comme je l’ai laissé dormir depuis août et la grande maison de J&P, l’ouvrir là, intact, me laisse muette, tant les pages sont pleines de coïncidences bien trop troublantes. Alors je triche un peu, et j’écris ici plutôt que dans un document Word ; reprendre petit à petit, à l’infini.

Une journée de milieu de semaine, tout le prévu est annulé, une chose après l’autre, mais tant pis, peut-être même tant mieux, j’en profite pour prendre enfin le temps du rien, pour travailler un peu et respecter les échéances, je joue avec les chats, je lis Eric Pessan. Le garçon d’à côté me rejoint tard. Nous avons tous les deux nos tendances hyperactives, nos envies, nos toujours plus. Mais nous apprenons, je crois, peu à peu, à ralentir. Alors nous n’allons pas à la soirée loup-garou au bas de chez moi, nous préférons rester dans le radeau de la baie, l’un contre l’autre à nous endormir tôt, parce qu’avec toi, même le repos, c’est bien.

Il y a les mails de ma sœur euphorique de repartir pour l’autre bout du monde, les frites du réconfort avec Hanneton un soir et nous deux grelottantes dans un bus qui nous ramène à Schaerbeek après tous les mots, la machine à bulles de C. que nous essayons de faire marcher, une heure du thé qui en dure deux avec L. et les bières plus tard avec A. et tous les rires aux larmes et toutes les connivences, le départ de C. pour le Mexique et les notes sur la mélodie des choses de Rilke que je lui offre, cette soirée pleine de vie dans mon ancien-ancien appartement, les factures que je demande et qui me rappellent tellement le Kirghizstan et les courses en taxi dans la capitale.

Alors soudain je repense à cette chanson écoutée dans le marchroutka qui me ramenait de Batkhen. Et ça me frappe, je n’ai pas de nuits fauves comme promis, non, mais j’ai des nuits foam, c’est encore mieux, des nuits foam au radeau de l’écume et aux draps de la même couleur que le ciel le matin avant que ce ne soit le matin pour de bon – un violet qui défie toutes nos étrangetés et apaise mes respirations.

grigris

Les jours gris-trop-gris, ceux où, en tirant les rideaux le matin sur le radeau de l’écume, on voit à peine la grande roue qui semble voguer au milieu des nuages, ceux où le trottoir est plein de flaques et de dalles qui basculent quand on marche dessus, on les appellerait les jours grigris, les jours porte-bonheur, pour que ce ne soit pas trop triste, pour qu’on ait une raison de les vivre dans le monde réel du début à la fin, et qu’il y ait des chances que ce soit bien.

Ces jours-là, j’écoute Delerm en boucle, mais tous les jours presque je peux écouter Delerm en boucle, ce nouvel album au nom parfait, les amants parallèles, ah si vous saviez. J’ai des souvenirs d’autres mois de novembre, d’autres albums achetés, de sorties de concerts, d’un tram qu’on attendait et qui ne viendrait jamais. A ce moment-là j’avais dit, en fait, il me donne envie de tomber amoureuse, et quand je raconte cette histoire au garçon d’à côté en essayant de lui expliquer pourquoi, il dit oui, ah oui, continue de l’écouter alors, c’est bien comme ça.

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C’est novembre en plein et les déclinaisons infinies de soupes, poireaux-épinards, lentilles-blettes, carottes-potimarron, les gourmandises, une tablette de chocolat noir façon tatin ramenée par E. de Paris, les spéculoos en forme de Saint-Nicolas offerts par R., le pain maison aux baies de goji. On fait une tarte flamande à quatre mains qu’on transporte encore toute chaude à travers la ville et on repart de chez R. avec des caisses de vin vides pour agrandir ma bibliothèque et des sacs remplis de topinambours et d’herbes de toutes sortes piochés dans le potager au-dessus des escaliers.

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Quand nous ne sommes pas en train de quadriller la ville en long, en large et en repères, j’envoie des papiers, je m’arrache les cheveux et j’écris des mails pour tenter de comprendre quelque chose à ce statut d’indépendante qui est maintenant le mien, je trouve cela étrange quelque part d’avoir besoin de tant de choses pour prétendre à ce mot-là, est-ce qu’avant, je ne l’étais pas déjà ? Est-ce que les assurances, les mutuelles, les factures, ce ne sont pas de petites chaînes qui viennent museler les envies, et retenir les impulsions ? Hier, R., en nous écoutant raconter tous les deux, disait, oh c’est gai de commencer une nouvelle vie, et oui c’est gai, et c’est plein de questions aussi. J’y vais à tâtons, je ne voudrais que le doux et le bien, que ce qui me remplit et me semble faire sens, que ce qui vient cimenter petit à petit mon besoin de cohérence. En faisant passer des oraux samedi dernier dans une autre ville où on parle une autre langue à des étudiants en relations européennes, je les écoute raconter ce qu’ils imaginent du siècle prochain, des années-avenir, et si je les trouve quelque part touchants, je me sens tellement loin de ces idéaux, de ces emballements. Au fond, je ne voudrais que du temps à écrire et faire écrire, à apprendre et à dire, à enseigner, à voyager, à prendre la route, à taire (à faire ?) le vent. Je ne voudrais que des moments qui ressemblent à dimanche après-midi, quand A. vient pour le goû-thé, qu’on mange des cookies au pralin que j’ai faits le matin et des mandarines troquées contre une table dont on ne voulait plus, et qu’on chante Souchon allongés sur le lit et qu’on se raconte la folie de cette vie jusqu’à ce que la présence des chats le fasse partir quand il fait nuit depuis longtemps.

Je sais à quel point je suis chanceuse, pour les matins où je demande, on peut se rendormir un petit peu ? et où le garçon d’à côté répond oui, un long peu même. Pour les jours où on décide que soudain on ne travaillera pas, ou alors pas vraiment, même si bien sûr, aller chercher les légumes dans le jardin, aller apprendre le crochet à la maison des savoir-faire, aller écouter d’autres gens dire d’autres vies, c’est une forme de travail, travailler à être au plus près de ce qu’on veut faire et découvrir et partager et inscrire en nous. Au milieu de ce mercredi qui ne nous rapporte rien mais qui est si riche autrement, je l’emmène dans un café où j’aime bien passer les fins d’après-midi chaussée de Wavre, je l’observe lire à la dérobée pendant que le vieux flipper clignote, apaisé.

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A deux minutes de chez moi, il y a un petit lieu dont on a dit qu’il ferait un QG parfait avec deux autres demoiselles qui n’habitent pas bien loin, et nous infusons nos pensées dans un début de semaine où nous sommes déjà toutes les trois fatiguées. Dimanche midi, j’emmène un garçon que je ne connais pas mais qui parle seize langues – et cela suffit à donner envie de le connaître – manger une gaufre puisque son amoureuse qui est mon amie américaine rencontrée à Och dans une autre vie ne peut pas être là. J’aime ce qui se tricote, les coïncidences, les anecdotes, cette ville qui ne m’en raconte pas moins de quatre par jour, les coups de fil étranges et parallèles, les gens qui se croisent et se connaissent, ceux qui me parlent de ces autres que j’aime, ceux que j’aime qui me disent ces autres que je connais, enfin la vie quoi, enfin le vrai.

Avenue des arts, je marche, pousse la porte de mon travail. Je commence à connaître les collègues, à cause de l’après-midi à tenter de parler néerlandais, à cause des voyages en train et des récits qui s’entrechoquent. Je commence à pouvoir comprendre les rires qui s’échangent, à oser les provoquer. Mes étudiants eux aussi forment un groupe dont Al. ne voulait pas partir – et dans lequel il est vrai j’aurais aimé la voir rester. Ils intègrent les nouveaux avec simplicité et bonne humeur, nous rions des personnages de papier pour mieux les imiter, et j’adore qu’ils soient à ce niveau où ils peuvent faire leurs premières blagues en français. Alors oui, nous faisons des blagues, des tas, pour mieux faire passer les verbes irréguliers.

Et puis parfois, des jours à angoisses, dites, tues, écoutées, entendues, des nuits sous mes larmes, le radeau de la baie dans une petite tempête, un bousculement des sens. Mais il est là, invariablement, et c’est tellement limpide que je lui demande comment on faisait avant. Avant sa peau, c’était quoi ? Je ne sais plus vraiment, même si je me souviens que c’était déjà beau, autrement.