je t’ai prêté ma bouche

C’est M. un samedi matin, alors que nous assistons à une rencontre d’autrices ensemble, qui me retient par le bras pour me demander, mais toi ! Tu as abandonné ton blog, ou quoi ? Et c’est vrai que j’ai du mal à me souvenir du dernier post écrit. L’envie pourtant est là, en grand, à cette rencontre justement où j’écoute parler des femmes de ce qu’elles écrivent et de comment elles le font, ou lorsque je passe devant une librairie, ou que je rédige une note de lecture pour un manuscrit que je viens de terminer, ou que j’écoute Bertrand Belin ou Dominique A. L’envie est là tout le temps, mais toujours grignotée par le reste. Je repense à V. qui devant la baie vitrée de l’appartement, disait : mon problème, c’est que je n’ai pas assez de temps pour voir tous les gens que j’aime. Et c’est tellement ça. Est-ce qu’un jour, j’arriverai à avoir assez le temps des choses qui me tiennent à coeur, à l’avoir ou à le prendre, qu’en sais-je, c’est que j’ai pourtant l’impression de ne pas tellement traîner, mais d’avoir aussi besoin de ces quelques moments de rien, seule sur le canapé devant le ciel, minutes à regarder le dehors sans avoir envie d’y mettre les pieds. Un dimanche comme ça, je lis les 480 pages d’un roman de Delphine de Vigan d’une traite, ce bouquin qui me happe complètement, le garçon d’à côté est là et je sais que nos heures ensemble ne sont pas si abondantes mais je n’arrive pas à faire autre chose, j’aime le savoir juste là et le retrouver entre deux chapitres, mais j’ai trop besoin de cette vie intérieure qui depuis quelques semaines semble avoir disparu, tant il y a eu de rencontres denses, d’événements enchaînés et de journées pleines.

Il y a eu les projets qui me sont tombés dessus tout à coup, pile au moment où je me disais que c’était peut-être un peu léger comme fin d’année, encore un coup de mes 47 bonnes étoiles, sûrement. Alors, dans un atelier qui rassemble des gens dans de tristes galères de la vie – on en pleure on en rit, je propose une séance de bibliomancie, et après, G. me demande si elle peut m’emprunter un des livres que j’ai posés sur la table jusqu’à la prochaine fois. Le livre s’appelle Les mots pauvres, je ne l’ai pas encore lu, mais je me souviens avoir été soufflée par les quelques pages découvertes sur un stand de poésie à La Rochelle. J’aime que se créent ces liens aux mots, aux textes, alors bien sûr, G., prends, prends. Un autre jour, c’est un autre G. avec lequel je parle. Cette fois, nous sommes dans la campagne wallonne, dans la salle où l’on boit des verres après la pièce de théâtre qu’il a jouée avec d’autres anciens ouvriers en sidérurgie avec lesquels j’avais tant aimé travailler, et je lui dis mon émotion de le voir là sur scène, je le félicite. Alors que je le remercie, il me dit, mais tout ça, c’est à cause de la folle dingue que tu es, qui un jour est arrivée et nous a lu un poème de Prévert ! Non mais sérieusement, on s’est vraiment demandé si tu croyais réellement qu’on allait écrire des poèmes ?! Tu en avais l’air si sûr ! Et maintenant, ils sont là, sur scène, devant une grande salle pleine, et je pense à tout ce chemin parcouru depuis le préfabriqué glacial il y a un an et demi, et je me dis et me redis que j’aime ce boulot à la folie.

Dans un groupe qui se connait depuis longtemps, on me dit le même jour tu viens d’arriver mais tu as une telle écoute que c’est comme si tu étais là depuis le début, et avec toi et l’écriture, c’est comme si on se rencontrait une nouvelle fois, ce qui fait beaucoup trop pour mon coeur d’un seul coup. Une femme qui n’écrit pas mais qui me confie ses récits à voix basse alors que je tapote ses mots sur le clavier dit je t’ai prêté ma bouche, merci. Il y a des tas de phrases que j’ai envie de retenir de ces moments ; mises les unes après les autres, elles forment un long poème, épique ou atypique, j’espère que cet atelier va nous aider à construire les vies que nous n’avons pas bâties. Quand je sors, je marche sous la pluie, j’inspire à pleins poumons ; parfois quand je tape les textes le lendemain, l’émotion vient remplir ma gorge, alors je fais une pause et remets de l’eau à bouillir pour que le thé vienne la diluer.

C’est drôle comme c’est au gré des projets que se précisent les envies. À chaque projet à dimension ouvertement sociale, je pense à mon père que j’ai toujours vu travailler dans ce domaine-là, à ce qu’il m’a transmis petit à petit. Un jour, nous prenons un train avec un groupe d’apprenant.e.s pour aller écrire de la poésie de la ville inconnue. Plus tard, en visitant un théâtre, on se rend compte que c’est leur première fois dans un lieu comme celui-ci, et on explique la différence avec le cinéma. Un autre jour, au musée Magritte, il y a les écrivant.e.s en FLE avec qui nous avons fait de la poésie surréaliste qui assistent au récital créé à partir de leurs textes ; au premier rang, les GSM filment la scène, mais leurs sourires sont trop grands pour rentrer dans le petit écran.

Alors oui, en ce moment, doucement, c’est cette direction qui se prend. Il y a bien sûr quand même des ateliers avec des gens pour qui c’est un plaisir d’écrire, et alors, je m’étonne de les voir partir si vite dans la proposition, sans question ni hésitations, comme si j’en avais perdu l’habitude. C’est gai d’une autre manière, doux et léger. Dans la salle aux murs jaunes soleil qui nous a accueilli.e.s trois ans, j’oublie de leur lire du Guillevic pour finir, c’est qu’on a mis d’autres histoires dans les au revoir. Une allumette craquée, une page à tourner. Un jour, ailleurs, une enfant de 12 ans se joint à nous, et j’admire l’audace – à son âge, je n’aurais jamais osé, et j’aime comme elle lève le doigt – littéralement – pour demander, qu’est-ce que ça veut dire, « l’effroi » ? Trois jours plus tard, je reconnais sa voix à la radio quand elle appelle en studio pour nous lire son texte, et c’est tellement chouette de l’entendre là.

Et cette expérience aussi de la radio, inattendue ; il tombe des cordes et je suis morte de trouille, et en plus, avec mes compagnes de galère, je me trompe d’adresse. J’ai passé des heures à réfléchir à la playlist et à réécouter mille choses, certaines proposées par Mam qui a toujours de délicieuses idées. Je sais que je serai bien entourée, puisque j’ai invité de douces amies à se joindre à moi, mais quand même, un atelier d’écriture à la radio, quelle blague, et parler dans un micro ! C. me rassure et me dit qu’à peine sortie, j’aurais envie de recommencer, et je ne pensais pas que ce serait aussi vrai. Mais en réalité, c’est tellement agréable, de fermer la porte du studio et de se regarder toutes les cinq, la mousse des micros qui correspond bien au thème que j’ai choisi, couleurs, puisqu’elle est orange ou bleue, jaune, rose, verte, l’intime tout à coup qui peut se dire entre ces quatre murs, même si, paraît-il, on nous écoute… Elles m’épatent, les amies, à écrire comme elles écrivent en quelques minutes seulement, et je leur suis reconnaissante d’être si lumineuses, chacune, dans le jour gris qu’Aragon nous décrit.

Alors oui, bon, je ne parle que d’ateliers parce que vous n’imaginez pas à quel point ça me nourrit et me grandit (et aussi parce qu’en ce moment, ça prend tellement de temps que je dois réfléchir à ce qu’il y a à côté de ça) ; à chaque fois, cette délicieuse petite dose d’adrénaline, ou d’improvisation – un atelier d’écriture à partir de photos qui en fait n’avaient pas été prises, parce qu’il avait trop plu, alors nous écrivons les images de nos têtes, celles-ci que rien n’arrête. Et puis c’est tellement chouette aussi quand l’atelier se lie à la vie. Nous co-animons pour la première fois avec le garçon d’à côté, tout un week-end dans un lieu fou, lui parle de sciences moi d’écriture, nous ensemble parlons d’arbres, et le groupe – dont B. venue exprès de Paris ! joue encore plus le jeu que ce qu’on avait imaginé ! Dimanche fin d’après-midi, je vous ai trouvés très complémentaires dans votre manière de faire, et c’est un compliment qu’on élargit, je crois que dans la vraie vie aussi. De ce week-end nous restent de grands rires, des regards différents, des ficus rouges et des nids d’écureuil.

Le reste du temps, l’amoureux est régulièrement parti, l’avantage, c’est que quelques heures après son départ, la boîte aux lettres m’offre déjà une carte de lui, postée lors du voyage précédent. Il y a écrit des poèmes oulipiens depuis des gares, entre deux trains, et ça me donne des sourires dingues. Quand il est là, c’est souvent qu’on a de la visite, et j’aime l’appartement quand d’autres rires viennent amplifier les nôtres. Quand sa filleule et sa famille débarquent, c’est avec des colis gourmands du sud dans les bras : un omnivore pour l’amoureux, et un végane pour moi, et c’est d’autant plus précieux que complètement inattendu ! Quelques jours à déambuler dans la ville, à paresser dans l’herbe au soleil de début mai. Plus tard, c’est B. qui arrive avec du sirop de romarin maison, et cette BD géniale, Zaï zaï zaï zaï, et nos fous rires en tournant les pages de l’absurde, la semaine qui suit ; je râle si le garçon d’à côté avance un peu quand j’ai le dos tourné, attends-moi ! Plus tard encore, c’est au tour de ma mère, j’ai envie de lui montrer à quoi ressemble ma vie ici alors je l’emmène dans les lieux avec les gens, on va manger des nouilles chinoises et voir Merci Patron, et ma main sur le bras du garçon d’à côté au ciné, je le sens tellement rigoler.

Quand ce ne sont pas des ateliers, ce sont des cours où j’oscille un peu, nouveau manuel, je manque de temps pour que ça ressemble tout à fait à ce que je veux. Un soir, la moitié des étudiant.e.s est absente, l’occasion de sortir Timeline de mon sac pour réviser les dates. Ce sont ces moments-là que j’aime, quand on peut prendre ses aises dans la langue, qu’on peut échapper à l’obligation de juste tourner les pages. Hier, j’ai brisé un de leurs mythes sans le vouloir, en leur disant que « schtroumpf » se disait « schtroumpf » : ils.elles étaient persuadé.e.s que la Chouffe, leur bière préférée, désignait les petits hommes bleus. On m’a dit que dorénavant, elle n’aurait plus le même goût. De plus en plus, j’aime réfléchir à ma pratique et échanger avec d’autres alors j’écris un peu ici, et je vais donner une formation de formateurs à l’école européenne. Le lendemain, un mail me raconte à quel point une activité proposée a bien marché, belle récompense ; elle vient redonner un peu confiance, quand celle-ci se craquelle, car dans les jours enchaînés, quelques embûches, et j’ai parfois du mal à séparer le bon grain de l’ivraie.

Si l’agenda est plein, la tête aussi, des tas d’émotions, d’idées, de projets à monter avec C., on a d’ailleurs déjà des noms mais pas encore de contenu ; des trainings de clowns activistes, des chants militants toujours plus forts. Un soir d’une traite, rédiger un énoncé pour un atelier sur la réappropriation de l’espace public et rire toute seule en en trouvant l’intitulé : Cueillette de murs sauvages. Un vendredi à préparer un crumble pomme-poires-rhubarbe à 7h du matin, un dimanche même heure, cette fois-c c’est un cake aux fruits secs. Un mardi matin à avoir un petit bonhomme d’un mois tout pile posé sur le ventre en écoutant parler sa maman ; un petit-déjeuner à l’aube d’un vendredi devant le parlement européen pour chanter la révolte ; un dimanche à souper avec des amies et à chérir leurs mots comme un baume ; un mardi midi à écouter Serge Pey lire de la poésie des arbres ; un samedi à partir voir les copains dans la campagne à vélo, en passant par les forêts. Premier barbecue de la saison ; des lieux, je repars avec de l’ail des ours, de la sauge ou des roses blanches, en fonction. Un soir dans le tram, un homme porte un carton avec un plant de basilic, un de menthe et un de coriandre ; l’homme en face lui pose une question, ils finissent par causer jardinage et je souris. Dans un livre d’Ito Naga, je découvre que « mono no aware, c’est l’émotion que l’on éprouve devant les changements subtils de la nature », et savoir qu’il y a un mot pour ça quelque part dans le monde me le rend un peu meilleur. Cette émotion-là, mono no aware, je l’expérimente au quotidien depuis qu’on fait germer des graines d’alfalfa, et qu’elles changent tellement en l’espace de quelques heures. Elles complètent parfaitement les larges tartines de tapenade de poivrons aux noix, mélangées à des feuilles de basilic, et c’est chouette en pique-nique pour couper les longues journées. Mono no aware aussi quand je compte les bourgeons de la plante du rebord de la fenêtre, 28, pile pour mon anniversaire, ces 28 ans le 28, journée qui a compté décidément beaucoup trop de surprises.

Ca a commencé par la mère de mes petites Italiennes qui m’annonçait que la plus grande avait réussi son DELF, et que ma méthode drôle leur manquait. Ca a continué avec des messages d’amours et d’ami.e.s, des mails de celles et ceux qui habitent bien trop loin, mais qui semblent toujours là à m’attendre, sur les bords des chemins. Il y avait eu plusieurs jours de pluie, et tout à coup le ciel était clair, il faisait frais, certes, mais on a pu s’attarder en terrasse, une grande table à laquelle il faut en rajouter d’autres, pour que chacun.e puisse d’assoir. J’adore que les personnes que j’aime se retrouvent ou se rencontrent et c’est ce qui se passe autour de moi alors que je déballe des paquets, des livres, du chocolat et de nouveaux verres à vin, on dirait que l’on me connaît bien. Quand on rentre à l’appartement d’à côté, il y a enfin le cadeau de mon amoureux, que je tanne depuis des semaines pour savoir de quoi il s’agit – tout en lui disant ça ne va pas la tête quand il me propose de me le dire. Non, cette question, c’est juste pour le jeu, pour le plaisir. Mais cette fois-ci c’est le moment, et ça tient dans le creux de sa main, une clé usb au ruban orangé. La fenêtre de l’écran qui s’ouvre dit les pieds sur terre – Amélie, 28 ans le 28 – épisode 1, puis 2 et 3, et je le regarde les yeux écarquillés. On écoute ça pendant vingt-huit minutes fois trois, réfugiée dans son cou, je passe l’heure et demie à rire et à pleurer. C’est que d’entendre vos ami.e.s vos aimé.e.s vous raconter, ça a de quoi vous bouleverser. Quand la voix de Sonia Kronlund s’élève au début de l’épisode trois, je me suis d’abord demandé laquelle de mes amies pouvait si bien imiter ça. Et puis j’ai regardé le garçon d’à côté, il avait l’air fier des choses réussies, et la bouche dans ses cheveux, j’ai répété à quel point il était incroyable. Plus tard dans la nuit, j’ai voulu l’entendre raconter les coulisses de la surprise, l’organisation des choses, je n’ai pas eu envie que ça s’arrête.

Le lendemain, on devait partir en vadrouille d’anniversaire, en vélo visiter une yourte, mais bon… on n’avait pas de vélos et il drachait à nouveau, alors on a annulé pour préférer rester collés, on a passé des heures côte à côte plongés dans des BD, et on a fait des expérimentations de fromages véganes, une cancoillotte, de la mozzarella. Le lendemain, finalement il faisait beau, on en a profité pour aller voir HK et les Saltimbanks place Rouppe, on a chanté fort et bu des limonades au soleil, et c’était un week-end exactement parfait, même si pas comme imaginé. J’aime tellement ces moments à deux, à se dire ou à se taire, nos rires et nos danses, nos tendresses, nos confidences, la fluidité des choses.

En somme, tout ça, du bonheur à fortes doses.