évidencément

C’est le matin, c’est Simon & Garfunkel comme réveil qu’on laisse jusqu’à la fin, c’est le matin, on se lève à moitié pour dire au revoir à R. qui part pour le Mexique et que je regarde disparaître dans l’ascenseur sans comprendre, oui, sans comprendre vraiment après ces quelques jours où il a rempli l’appartement avec ses blagues, dégainant les épées en plastique de C. et les baguettes magiques, et puis on retourne se coucher, parce que c’est le matin, que dehors il pleut et que nos petites obligations ne valent rien à côté de sa peau et des minutes grignotées au sommeil. C’est encore le matin quand il prépare le thé aux sept agrumes et qu’on tente de les énumérer debout dans la cuisine, encore le matin quand je lui chante à l’oreille des mots qui me paraissent démesurément appropriés avec ma voix cassée par novembre, et qu’on confiture des galettes de riz. C’est toujours le matin quand il descend à la pharmacie d’en face et en revient avec une boîte gigantesque de paracétamol – avec probablement plus de comprimés que tous ceux que j’ai pu prendre depuis vingt-cinq ans – et je tombe encore plus amoureuse de lui quand avec un air penaud il répond à mon étonnement, mais moi j’y connais rien, à ces trucs-là. Ah, je nous aime, avec nos baumes du tigre et nos tubes d’homéopathie, avec mes recettes de dentifrice à base de bicarbonate de soude, avec ses pierres à feu, avec nos foires aux savoir-faire, avec nos ateliers conserves auxquels on ne va pas parce qu’on ne réussit pas à décoller vraiment, avec nos croissants pour les décroissants. Ah ça oui, évidencément.

Ca fait presque une semaine que le garçon d’à côté est arrivé dans cette ville-ci, presque une semaine qu’on se retrouvaille à qui mieux-mieux. Mercredi soir avant de tourner la clé dans la serrure, c’est la première fois que tu viens chez moi, je repense à l’Italie quand il me disait, j’ai l’impression de te faire une visite guidée de ma vie. Et les rôles inversés, les bières avec mes copains, un concert, une étreinte, un brunch, des jeux de société, tu connais des gens bien – je n’en ai jamais douté. Quand nous parlons dans les poumons de la nuit, je me demande toujours comment c’est possible que ce soit aussi facile, de se dire tant et autant et plus et même encore, et qu’il accueille tout avec cette bienveillance qui m’enveloppe et dans laquelle je sais pouvoir me rendormir. Il y a les balades et le tram nonante-deux, le parc la nuit, les mains gelées, les jus de pomme-betterave, le cadeau de Mar qui nous émeut. Parfois, l’après-midi à travailler dans un open-space avec des plantes, parfois le thermos de thé près des chats. Les rendez-vous (à temps), les donnez-nous (du temps), mon porte-monnaie laissé dans la poche de sa veste, les trajets qu’on teste de chez lui à chez moi, de nos nuits à nos voix. Les réflexions d’une grenouille prêtées par E. nous font rire aux éclats depuis le radeau de la baie un dimanche matin, et on écoute l’atelier intérieur, son corps tout contre le mien.

Avant ça, il y avait eu le mercredi de l’attente, cette journée qui me paraissait contenir bien trop d’heures, bien plus qu’à l’accoutumée. Alors je me débats avec les choses à faire, même si je ne sais pas me concentrer. Plus tard, j’anime un atelier d’écriture dans une grande pièce aux murs jaunes, le groupe est joyeux et grave en même temps, et comme à chaque fois, je m’étonne des contrées dans lesquelles ça nous emmène, de ce que ça nous embarque. R. avait dessiné des traces de pas à la craie devant la maison et la sonnette ne marchant pas, il fallait viser la vitre et lancer des boutons. Quand je suis arrivée là, grelotant dans ma grande veste en laine, je me suis dit que ça me ressemblait. Comme ce que j’ai raconté ensuite sûrement, le fait de pleurer bleu et de tendre des mains, j’imagine que je propose ce que j’ai et qui me convient.

J’écoute de la pop kirghize quand je vais courir, et Stromae pour me donner envie de continuer. J’échange quelques mots en russe avec le monsieur de l’épicerie qui me dit qu’il est afghan, N. a réparé ma kalimba que m’avaient offerte mes colocs slovènes A&A, et ça me donne envie d’aller les voir bientôt. J’ai fêté mon premier mois ici, j’y suis terriblement bien, mais n’empêche l’air de rien, on parle de Rotterdam et puis de Roumanie, de sacs à dos, de blocs d’envies.