déjà loin

On a changé d’heure le jour où j’ai vu Mommy, et en sortant, j’aurais voulu qu’il fasse déjà nuit. C’est un cinéma que j’aime profondément, mais quand on quitte la salle il y a directement la foule, immédiatement les gens, et j’ai marché en zigzag longtemps. Evidemment j’ai pleuré beaucoup, évidemment j’ai pensé mais quel talent, évidemment. Je sais qu’il y aura des films que je ne pourrai jamais partager avec le garçon d’à côté parce que lui ne voudra pas voir ça, et l’inverse est vrai aussi, et si ça m’attriste parfois, je crois aussi que j’aime un peu ces zones d’ombres, ces territoires inconnus de l’un pour l’autre ; c’est dans un début de nuit à marcher dans la forêt avec la lampe torche que je lui raconte d’autres bribes de l’adolescente que j’étais, mes morts et mes secrets.

Dans les jours qui ne se déroulent jamais de la même manière, il y a tout de même des constantes ; lui dirait le fait que je travaille trop, j’acquiescerais sans doute mais je voudrais ajouter : les podcasts le matin qui donnent une couleur aux heures qui suivent, si j’arrive au bureau tout encore enveloppée de la douceur d’une voix, ou bien chahutée d’émotion, ou pleine de choses à penser et à réfléchir plus tard, pleine de matière dans la bouche et dans la tête, à digérer, à prendre en compte. Je dirais aussi le sentiment d’être au bon endroit, comme N. quand elle a dit avec sa voix si chaleureuse, comme on a bien fait de te convaincre de venir ici !, parce qu’il y a mille projets les uns à la suite des autres, tous chouettes, tous prenants, tous me soufflant que je suis à ma place, à animer des ateliers à gauche à droite et dans tous les coins.

A la fin d’un week-end où nous avions poussé les tables pour les mettre en oblique, une femme me remercie de ma façon de faire les choses, et ces paroles sont si précieuses pour l’animatrice que j’essaie d’être ; celle que je cherche, vers laquelle je tâtonne. On a offert un bon à un de mes ateliers pour un anniversaire ; c’est un beau cadeau à me faire. Ces temps-ci, les propositions d’écriture viennent quand le sommeil est sur le point de m’emporter, je me retourne brusquement, attrape mon téléphone pour y écrire quatre mots que j’espère comprendre le lendemain. Deux jours de suite, je me perds dans les couloirs d’un immense château-collège, et j’étale sur la table des recueils de poésie. J’explique aux élèves ce que voulait dire pour moi poésie à leur âge – rien, ou presque – et ce que ça voulait dire maintenant, et je leur propose de se plonger dans ce qui les attire, d’en cueillir des bribes, d’en effleurer des extraits, et soudain, l’intensité dans la voix de cette gamine qui me dit, le nez dans Aragon, c’est beau, madame, comment c’est beau !, et je ne peux qu’acquiescer. Deux garçons me demandent si les livres appartiennent à la bibliothèque – Les fleurs du mal, oui, « YES » et dix minutes après, l’emprunt est fait, mais cette fabuleuse anthologie des poètes de la Méditerranée, je suis désolée, c’est la mienne, et le désespoir dans ce« oh non », ah, je n’aurais pu imaginer… Plus tard, vingt-cinq mains tendues à la question quelqu’un aurait envie de lire son texte ?, et c’est parfait.

Tout se coupe et se recoupe, et chaque projet nourrit ceux qui gravitent autour, qui attendent que je m’en occupe. La fin de la rédaction d’un dossier pédagogique tard dans la nuit, des questions à poser à un ami-auteur avec un micro-cravate accroché à mon t-shirt griffonnées dans un carnet, un cours de FLE où nous finissons par pleurer de rire à cause de l’histoire d’une étudiante. J’ai la folle chance d’avoir des amies loin qui se passionnent pour les mêmes choses que moi, et répondent par mail du tac-au-tac, parfois même de vive voix. Mais je sais quand la nuit me réveille avant le matin sans que je parvienne à retrouver mes rêves contre sa peau qu’il faut que je ralentisse. Je le sens aussi quand je fais passer des examens – le dictaphone sur la table, et ma voix, on va juste vérifier qu’on vous entend bien, et à ma question, quels sont vos loisirs ?, la réponse est bien trop souvent j’imagine que tout le monde vous dit ça mais je travaille beaucoup slash je n’ai pas vraiment le temps à cause de mon boulot slash le soir je suis trop fatigué alors je dors. Ca me questionne terriblement, et on se retrouve à nouveau à parler valeur du travail, revenu de base et décroissance ; et j’essaie d’organiser les mois qui arrivent en fonction de tout ça qui me tient à cœur, de ce que je voudrais écrire et qui reste dans ma tête faute de temps, de ce que je voudrais mettre en œuvre, en place, en vie.

On a signé le bail de cet appartement qu’on avait beaucoup aimé après des heures à parler et à accueillir les mots aussi douloureux soient-ils et j’ai croqué les lèvres du garçon d’à côté dans la rue pour remonter à la maison, en répétant rien n’est définitif, je ne veux que ce qui nous ira le mieux. Le soir, on va chercher des pizzas de fête, et petit à petit, on fait la liste de ce qu’on imagine pour cet appartement d’à côté, il y aura un fauteuil rouge, la baie vitrée, le clic-clac des copains, les expérimentations, la sauge à brûler dans chaque coin de pièce avant de, et pour l’instant tous les objets qu’on prévoit d’y amener sont des cadeaux, la tasse que sa-filleule-grâce-à-qui lui a offerte, le pouf de ma sœur, le moule à cake d’A., l’immense carte du monde à gratter que je pourrai enfin afficher. J’aime parler de ce nouveau lieu à adopter, à faire nôtre, et je me réjouis de voir comment nous y trouverons notre place, comment le radeau, où qu’il soit je l’espère, continuera à voguer et le phare à clignoter.

Il y a ma nouvelle copine italienne qui me fait rire, mais rire, et ces billets pris pour aller passer les premiers jours de l’année dans les collines que je ne connais que dans les couleurs d’automne ; d’ici là nous pratiquerons la langue ensemble, j’imagine un café avec des canapés, quelque chose de moelleux et de confortable – un peu ce que ces nouveaux mots et l’accent qui les accompagne représentent pour moi ; quelque chose qui peut languir, s’étirer un peu.

Et puis il y a l’amie à l’autre bout du monde qui se marie, celle qui devient maman et cette si chère pas vue depuis longtemps qui attend un enfant, et je me souviens de toutes nos lettres, de notre correspondance à enveloppes colorées, et soudain j’ai envie de mots à lui envoyer, et tout ça presque en même temps, comment voulez-vous ne pas déborder d’émotions ?

Du lait d’amandes dans le chaï, les amis qui préparent des assiettes de makis végétariens quand je débarque chez eux épuisée, et une heure avec les Epiciers dans un café anglais. J’ai ressorti mon manteau coloré et mon écharpe bleu canard au milieu de quelques jours de crève, pas encore mon bonnet kirghize. Il y a pourtant encore ce grand soleil qui chauffe et les déjeuners sur l’herbe avec Hanneton. Avec le casque du garçon d’à côté que je squatte de manière éhontée depuis quelques semaines, je pense toujours à cette scène de Garden State.

Un soir, il a présenté son travail de l’année à une petite assemblée ; il ne m’avait rien dit de ce à quoi ça ressemblerait, ce moment-là, et ç’a été la surprise et l’émotion vive, encore, encore ; je l’ai trouvé généreux dans ses mots, passionnant et passionné, et (…), j’aurais pu l’écouter longtemps.

Le lendemain, c’était son week-end d’anniversaire en retard, et j’avais trouvé ce petit chalet au bord de la rivière – j’avais choisi le lieu à cause du nom et à cause des noms autour – à cause des noms, oui, il m’arrive de choisir des vins, des rues de Paris, ou des pays, c’est une raison aussi valable qu’une autre je crois – parce que tout à la fois, ça parlait de Ljubljana, de Venise et puis de nous, de lui surtout, alors c’était bien. Je l’ai emmené là, il a joué le jeu, fermé les yeux devant le panneau d’affichage de la gare, et ceux qui nous accueillaient là-bas avaient un gâteau d’anniversaire entre les mains. On a passé trois jours tous les deux au bord de la rivière, à bruncher dehors dans cette fin d’octobre, 24, 25°C, et à aimer les longues marches dans les feuilles, la forêt, et ce champ dans lequel nous nous sommes installés pour faire du thé au biolite, avec vue sur ce ciel qui changeait si vite, alors que notre humeur, elle, restait égale ou presque, euphorique, goût eau au miel et citron chaud. Un repas italien, un risotto champignons-poires alors que je travaille un-peu-à-peine à côté, l’eau qu’on fait bouillir pour la douche, les films qu’on regarde, les jeux de mots dont on se félicite, les podcasts qu’on écoute depuis le radeau, allongés sur le côté l’un face à l’autre à guetter les signes de concentration, d’attention, d’approbation sur son visage, ah oui, j’aime tellement ces trois jours qui nous apaisent ensemble, ne pas avoir de décisions autres à prendre que dans quel sens part-on pour marcher, et qu’as-tu envie de manger – toi, oh toi, pardi.

Hier soir, un petit garçon m’a demandé de l’aider à écrire Dominique, voilà il fait nuit tôt, voilà l’automne est là, pas de panique.

Parfois, avant de nous endormir, nous imaginons des voyages des pays des projets d’ailleurs, en attendant, quand il est là, j’ai son nez dans mon cou ou ma bouche dans le sien, ça emmène déjà loin.