janvier
Je me réveille ce matin en pensant, c’est comme des poupées russes, un post dans un post dans un post, des morceaux d’écriture déjà datés voire périmés, des bouts de trucs, des fragments de choses, des tentatives interrompues.
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décembre
J’écris depuis ces jours d’entre-deux, d’entre-fêtes, depuis l’entre-lieux qu’est le train. Sur la table à côté de moi, il y a le thermos que j’ai offert à mon amoureux pour Noël et qui dit garçon d’à côthé (et ses yeux quand il l’a sorti de la boîte, aah) et nous faisons des tests depuis quelques jours pour voir combien de temps l’eau y reste chaude. Mais ici, ah oui ici, le thé a refroidi, trop de temps que je ne suis pas venue y décalquer la vie. C’est qu’à un moment, je n’ai plus su écrire, et puis quand j’ai eu réappris, tout petit à petit, j’ai eu l’impression qu’il était trop tard pour ces mots, que déjà il fallait passer à autre chose. Mais je me dépêtre avec les il faut, je m’y emmêle et ce sont des lassos, je tire sur les cordes, sur la corde et je fatigue, alors tant pis, je vous raconte un samedi matin de novembre comme vous (si vous êtes encore là ?) en avez déjà sans doute lus tant, et puis un peu autour, un peu après, pour pouvoir aller, en 2016, infiniment et résolument, de l’avant.
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novembre
Ce samedi matin-là, à Angers, le garçon d’à côté s’était habillé pendant qu’avec des mains tremblantes je me brossais les dents et quand j’étais sortie de la salle de bains, il m’avait dit, je vais venir avec toi alors qu’il était beaucoup trop tôt pour, et on était partis tous les deux, accrochés l’un à l’autre, jusqu’à l’université où je donnais une formation. Il y avait ce besoin de le sentir agrippé à moi, et moi à lui, d’être ensemble pour faire, je ne sais comment, front. La veille, on s’était endormis tôt, moi épuisée mais euphorique de cette journée de rencontres et d’ateliers, gonflée de passion, lui profitant de mon sommeil pour se laisser aller à la nuit, et ce n’était que le matin que j’avais lu, découvert, hébétée, et que je l’avais réveillé. Dans les bâtiments où se donnait la formation, l’ambiance n’était plus la même que le vendredi et nous avions commencé avec une minute de silence et notre non-envie immense. Avec nos certitudes tout au fond cachées loin envoyées bouler. Et puis nous nous étions remis au travail, et au moment où je donnais des pistes pour écrire sur la liberté, ma voix avait vacillé. Ç’avait quand même marché toute la matinée, le stress m’avait contenue, en quelque sorte, et puis quand ç’avait été fini et que tout le monde était parti, en écoutant dans la rue le message que mon père avait laissé sur mon répondeur, j’avais flanché.
L’après-midi, on était allés marcher jusqu’au lac et au froid, au retour, on avait traversé la fête foraine, les stands de tir étaient déserts. Au hasard, on était entrés dans une librairie, un besoin immense des mots des autres puisque nous, nous n’en avions pas. On avait traîné longtemps, j’avais acheté un bouquin de Paul Fournel, sacré OuLiPien, émerveillée de découvrir qu’il aimait le vélo, et de comprendre, en feuilletant le livre, qu’il serait de ceux que je pouvais lire à voix haute au garçon d’à côté – et c’était bien, car au-delà des mots des autres, il nous fallait la sensation d’être ensemble, en corps et encore, en cœur et en peurs.
Depuis, j’ai l’impression qu’une éternité a passé, depuis, je suis rentrée à Bruxelles puis repartie, juste à l’aube du week-end où ma belle ville s’est muselée, la gare était déserte et les militaires, armés. Depuis, j’ai relu d’autres qui, eux, avaient ou avaient eu des mots, Louis Aragon, Eugène Guillevic, Jacques Prévert, Jeanne Benameur, j’ai relu avec le cœur de travers le flyer que j’avais rédigé deux jours avant, pour un atelier d’écriture sur le thème de Résistance(s). Depuis, j’ai senti croître dans mon ventre la peur, grossir millimètre par millimètre jusqu’à prendre toute la place et je m’en suis voulu de ça. Depuis, je ne suis jamais autant allée dans des salles de spectacles, un concert de métal pour l’anniversaire de l’amoureux, une scène ouverte dans une cave voutée pour le plaisir et le besoin d’être ensemble à chanter du Souchon ou du Trenet, des films sur les ouvriers, sur les migrants et sur les luttes, une conférence gesticulée sur comment agir ici et maintenant et ensemble, le concert de ma chorale militante peut-être annulé jusqu’au dernier moment et finalement non, une pièce de théâtre intitulée Notes pour le futur. Dans cette pièce, à un moment, cette phrase, Nous sommes faits de beaucoup de désir et d’un peu de peur, et je l’inscris dans mon ventre, ça devrait être un mantra, que le désir dépasse la peur, toujours.
[Pas assez pour faire une femme, Jeanne Benameur.]
Pendant quelques jours, j’ai tout fait à reculons pourtant, parce que tout à coup j’avais perdu le sens, les ateliers après tout, pourquoi, à quoi bon, ne me venait que l’envie immense de me cacher sous la table et de ne plus en bouger. Et puis il y a eu des heures passées avec des ados, la présentation d’un atelier dans une école de formation continue pour femmes (qui un mois plus tard a donné ça), et la parution du livre des ouvriers, et à chaque fois en sortant, j’ai pensé que ça m’apportait tant, que ça me portait grand. Un mercredi soir, la salle est pleine et il faut rajouter des chaises, ils ont tous mis de belles chemises, leurs portraits faits par les étudiants en art sont accrochés derrière eux, c’est beau. On lit des discours qui n’en sont pas vraiment, qui sont des cris du cœur, plutôt. Une étudiante, celle qui nous avait fait écouter la chanson de Lavilliers, Les mains d’or, quand on l’avait rencontrée, la chante cette fois a capella. Je vois W. qui essuie une larme.
Alors je m’y suis remise. Touche par touche. J’ai ressorti, grâce à un épisode des Pieds sur Terre, Vian et je voudrais pas mourir sans, j’ai fouillé la notion de certitudes avec Ito Naga et ses Je sais, j’ai lu à voix haute les premières pages de Matin brun et nous avons pioché ensuite dans un sac des objets anodins qui dans un autre univers seraient interdits. J’ai vu encore et plus que jamais l’écriture et l’atelier comme des outils politiques, militants, des leviers d’action, des moyens d’émancipation.
Parallèlement à ça, quand je me suis retrouvée seule, je n’ai pas tout à fait fait ma maligne, et j’ai cherché les présences réconfortantes de partout. Il y a eu les ami.e.s, le besoin infini de dire l’amour, de se retrouver, d’être ensemble, l’attention portée aux autres, les douceurs sucrées et le four qui n’arrêtait pas de tourner, parce que comme en janvier, je voulais que le monde n’ait rien de mieux à faire que de faire cuire des gâteaux, chocolat ou noix de coco. Alors pendant des semaines, ç’a été ça : les copains qui viennent et demandent s’ils peuvent rester dormir, et oui, bien sûr, bien sûr, moi non plus je ne veux pas être seule, alors trinquons encore, reprenons si vous le voulez bien des empanadas aux poireaux ou des muffins aux poires, trinquons, à la vie à l’amour à la légèreté des soirs. Continuons nos blagues à l’envi et nos jeux de mots pourris, dormons la lumière parfois allumée, et n’ayons pas peur de nous dire nos peurs, pour mieux pouvoir les détricoter.
Car c’est fou comme soudain, ce novembre tremblotant a semblé effacer tout le reste et les semaines cahotantes mais lumineuses qui avaient précédé, comme tout à coup j’étais sur le point d’oublier ce qu’il y avait eu avant. Alors, ce qui reste, ce sont des instants précis, d’une minute ou de trois, des bouleversements intimes et minuscules, là : un jour, alors que je m’apprêtais à parler de stop et à lire des extraits de récits à Lyon, une dame m’a abordée en me demandant si j’étais bien Amélie et si j’avais été au collège à D… Son sourire ensuite, après mon acquiescement, quand elle m’a dit que j’avais été son élève, élève de latin pendant quelques années, et son émotion quand j’ai dit, moi, qu’aujourd’hui, à mon tour, j’enseignais, et j’écrivais, et je voyageais le pouce en l’air, et la mienne, d’émotion, de savoir qu’elle se sentait bien dans des lieux comme ça, à Alternatiba. Emotion ensuite et joie au cœur aux applaudissements récoltés dans une bétaillère, et les filles des free hugs qui m’en font un plus tard quand on se recroise par hasard parce qu’elles sont trop bien, tes histoires !
Bouleversement intime et minuscule : dans un beau week-end d’atelier sur le thème de l’équilibre, celle qui ne parvient pas à aller au bout de la lecture du texte qu’elle a écrit, et celle qui vient alors l’aider, et leurs deux voix, en même temps que leurs bras, qui s’appuient l’un sur l’autre, l’une contre l’autre, et l’émotion dingue de cette scène qui vient me nouer la gorge en même temps qu’elle ouvre un grand espace en moi.
Bouleversement intime et minuscule : alors que j’attends bien trop longtemps sur le bord d’une route belge le pouce en l’air dans l’automne qui s’emballe, mon téléphone sonne, et c’est M. l’amie que je n’ai pas vue depuis un bail et qui me dit : « Amélie, est-ce bien toi qui fais du stop dans l’autre sens vers Namur ?! », et c’est moi en effet, et je ris depuis mon bas-côté.
Bouleversement intime et minuscule : après un début de vadrouille plus que chaotique, du stop foireux qui fait qu’au bout d’un jour et 80 bornes, je fais demi-tour et rentre à l’appartement d’à côté et des trains hors de prix et en retard qui me font manquer des retrouvailles, j’ai soudain la certitude que la compagnie aérienne n’acceptera pas ma carte belge comme pièce d’identité, cette intime conviction me vrille les tempes et les jours qui suivent sont une course contre la montre pour réussir à faire rapatrier ma carte restée chez moi à quelques centaines de kilomètres de là. Alors bouleversement intime et minuscule, donc, quand à 12h04 la veille du départ, je suis devant la voiture 6 d’un train à chercher une inconnue du regard qui continue à descendre vers le sud, et ce coup au cœur quand une fille en marinière apparaît dans l’encadrement de la porte, et qu’en quelques secondes, j’échange ma carte contre des tablettes de chocolat à propos desquelles elle sourit, oh non, il ne fallait pas.
Et puisque je peux partir, on part. Le garçon d’à côté donnait une conférence à Majorque (oui, comme ça) alors on avait décidé d’aller voir à quoi ça ressemblait déjà bien avant, et nous avons passé une grande partie de notre temps je crois à offrir nos visages au soleil, à en réclamer encore et encore et encore. Majorque, j’y ai laissé des peurs et mes chaussures de randonnée bousillées après avoir trop crapahuté, j’en ai ramené des paysages fous, le souvenir d’une chambre aux grandes fenêtres tout autour et le silence du monastère plongé dans la forêt, mes pieds nus sur le carrelage pour aller voir les étoiles, et nos mots qui se démêlent lentement face à la mer. Des verres de vin blanc, des tapas, des fous rires pour parler cette langue que nous ne connaissons pas, et qui se rajoute à nos mots italiens-slovènes des matins. Dans le jardin d’un restaurant végétalien, sous le citronnier, nous parlons avec Gwen des heures durant, je suis heureuse que ces deux chers à mon cœur se rencontrent enfin, est-ce lui ou elle qui a le plus entendu parler d’elle ou de lui ?
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janvier
Je sais de décembre la quantité dingue de travail et pourtant les grandes respirations, la forêt vosgienne, la maison que j’adore et encore plus ceux qui vivent dedans, les heures de train à la pelle, et les discussions à la cuisine. Un autre week-end, une abbaye pour accueillir nos groupes de travail, la bienveillance, les mots qui viennent enrichir les pratiques respectives et les rencontres vives.
Premiers soirs de l’année, je lis un roman dont L. m’avait parlé au Kirghizstan il y a déjà trois ans, je le lis enfin et c’est drôle de me rendre compte que ça parle de l’hiver suédois alors qu’on vient d’inventer cette prochaine vadrouille-là, billets en poche, pour rendre visite à ma chère Lotte. En attendant, on se parle pendant des heures un soir volé à la semaine, et une carte des Moomins m’étire un sourire jusqu’aux oreilles.
Je reviens à l’appartement d’à côté et retrouve la vue, et les gouttes d’eau qui ruissellent sur la vitre. C’est la reprise, et je suis joyeuse dece qui se profile. Depuis novembre, il y a quelque chose qui a changé dans ma façon d’enseigner, j’ai pensé qu’il fallait qu’on rie encore plus, qu’on joue encore plus, qu’on crée encore plus de lien, que les soirs dans les salles sans fenêtres ne soient jamais sinistres, alors j’ai osé plus pour qu’eux fassent de même, et puis à la fin d’un cours par hasard, il y a N. qui est venue me voir et qui m’a dit, I really love the way you teach, I just wanted to tell you, et c’était d’autant plus émouvant que c’était inattendu, là à partir de rien, pas à la fin d’une session ou avant un examen ou un départ, juste comme ça. Alors plus tard aujourd’hui il y aura une galette des rois, parce que quoi de mieux pour commencer une leçon intitulée « bon appétit » ?
L’année a commencé dans une grande maison en Normandie, quoi qu’on en dise, avec une joyeuse bande de copains, au beau milieu d’une partie de Jungle Speed, mais le compte-à-rebours n’empêche personne de se ruer sur le totem. Beaucoup de jeux dans ces quelques premiers jours de l’année, beaucoup de rires, de repas gargantuesques, de thé, de mots, de balades les pieds dans la boue. Le kit de survie à l’hiver que Mam nous a concocté prolonge le tout au retour.
De ces vacances de Noël, garder aussi les voix de mes sœurs au téléphone depuis leurs bouts du monde respectifs, tard dans la nuit je termine les petits paquets cadeaux maison à glisser dans les colis qui leur sont destinés et j’y rajoute de l’amour en pagaille. Le 23 décembre, mes petites cousines m’aident à cuisiner végétalien en commentant chaque action, et il y a tellement de bons restes que ça évite pendant quelques jours à ma grand-mère de cuisiner. Le garçon d’à côté me rejoint pour ces moments d’entre-fêtes et nous retrouvons nos longues discussions de radeau, ces heures à parler parler parler pour s’aimer sans se blesser.
Janvier, je continue à faire mon tri et mon chemin entre les envies et les colères, et à cultiver l’énergie pour les choses qui en valent vraiment la peine et pas pour celles vouées à l’échec – mais comment savoir ?
En tout cas, une certitude, une phrase empruntée à une femme lors de la dernière semaine d’atelier de l’année, une phrase qui m’a laissée hébétée tant elle sonnait juste. En 2016, je vous souhaite d’être vous, oui, je souhaite à chacun d’être soi, parce qu’« être toi, c’est être capable de vivre dans la joie ».