Le week-end dernier, je rentre de la gare sous la pluie un peu amère et un gamin en trottinette crie en détachant les syllabes : « c’est horriblement dévastateur », et le fait qu’il rie en même temps rend la scène peut-être encore plus absurde. Je rentre me rouler dans un plaid et je sens qu’il y a quelque chose qui se joue pour moi là des responsabilités que je prends trop, que je prends pour, que je prends à la place de, et que si je parviens à dénouer ça, ce sera certainement beaucoup d’énergie en plus, beaucoup de fatigue en moins. Je repense au week-end de communication non violente fin juin, mais parfois ça ne suffit pas.
J’ai commencé un carnet de j’aimerais/je pourrais, et je parsème l’agenda de rendez-vous, d’entames de conversations. Quelque chose a bougé dans ma façon de travailler – mille choses même, ça va si vite que parfois j’ai du mal à me rappeler ce que je faisais avant, et le pourquoi du comment. De l’extérieur, je crois qu’on n’en perçoit pas (encore ?) grand-chose, c’est à l’intérieur que ça se joue. Comme si enfin je prenais le temps de comprendre comment je fonctionne, et que je mettais plus d’énergie à fonctionner avec plutôt qu’à tenter de faire à tout prix autrement. Je repense à une phrase qu’on m’a dite il y a si longtemps, tu vis pour toi et pas contre quelqu’un, et aujourd’hui encore différemment, ça éclaire le chemin.
À la rentrée littéraire, je n’ai acheté que des femmes, sans le vouloir délibérément, sans le choisir, et c’était bon. J’ai lu des week-ends d’affilée dans le temps subitement automnal, dans les week-ends annulés en Auvergne (ma grand-mère a dit « oh, j’avais déjà les pots de confiture prêts pour toi »), dans les week-ends du garçon d’à côté ailleurs. J’ai lu Marie-Aude Murail, Pauline Harmange, Lola Lafon, Marcia Burnier, Brit Bennett, Emmanuelle Ryser, j’ai collectionné les voix.
L’icône Zoom est devenue indispensable à chaque journée, je raccroche souvent avec de l’émotion, et la joie d’avancer plutôt très bien entourée. Un matin, un groupe d’inspiration ; un après-midi, une discussion à bâtons rompus ; un soir, un cercle de femmes et de mots – la sororité devrait être prescrite matin midi et soir tous les jours de la semaine et tous les mois de la vie, si vous voulez mon avis. Pourtant, au-delà de l’écran, c’était la douceur folle aussi de reprendre des ateliers en présentiel, après avoir semé des étincelles, et puis de racheter de quoi goûter, et de faire infuser le thé des voyageuses. Ce qui m’avait manqué et dont je ne me rendais pas compte, c’était de découvrir les supports d’écriture des gens et leurs lignes denses ou espacées ; sur écran, on voit leur intérieur, leur tasse, leur chat ; en vrai personne ne vient avec son animal (mais ce serait si drôle !) mais les mots peuvent se continuer longtemps après l’atelier avec les manteaux déjà mis… mais on n’a pas encore fini ! Forcément, lorsque je referme la porte, c’est Delerm qui me vient aux lèvres, Au milieu du couloir toute seule avec Alban / T’as parlé avec lui / Pendant quatorze minuteries. Finalement, c’est une chance de pouvoir faire les deux, sentiment réconfortant pour la nomade en moi de savoir que la semaine dernière, j’ai fait écrire S. à New York et M. à Katmandou.
Un soir, on a dîné d’un chocolat chaud et écouté les 7 épisodes des Pieds sur terre sur la séparation d’affilée collés sur le canapé, ce qui me venait ensuite, c’est : la vie c’est pas simple tous les jours mais des fois quand même si. Je me sens parfois funambule sans la légèreté qu’on aimerait voir avec, mais émerveillée des discussions que nous savons à deux créer. Le temps du dimanche soir à faire chacun notre bilan de la semaine – le bilan hebdromadaire pour le rendre plus rigolo, les questions auxquelles répondre ensemble, et toi, qu’est-ce que tu as appris de tes envies ?
Dans les miennes, il y a nourrir mon besoin de jeu, de malice, de lien. Alors je ressors mes balles de jonglage, toujours à portée de main à côté de l’ordinateur, et pause après pause je retrouve les mouvements, les noms des figures, la concentration du corps et ce que ça ancre en moi – pourquoi avais-je arrêté ça ?? Je glisse des cartes de visite dans les bouquins que je confie aux boîtes à livres après un tri de ma bibliothèque, et moi qui n’ai pas la main verte, j’aime semer ces graines-là, voir ce qui peut-être, se passera.
Dans un cours, une étudiante me demande si on dit « l’an prochain » quand on est un homme et « l’année prochaine » quand on est une femme, et je pense que vu le chaos du moment, il y aurait sans doute mille règles et façons de faire à réinventer, alors pourquoi pas. Comme ça, on pourrait aussi dire un « rendez-moi » pour un « rendez-vous nous concernant », l’affectueux « petit » devant « ami » le serait tout autant, affectueux, devant « pois » (Amélie, vous dites « petits » devant parce que vous les aimez aussi ?), et les mots croisés seraient le loisir le plus dangereux parmi la liste étudiée – les apprenant·e·s y avaient lu « motocross ».
Toujours ils émerveillent ma langue, la touillent et y font leur joyeuse tambouille de mots, je pioche tout j’écris dans mon carnet je note, et quand je réouvre mes documents textes de bouts de roman, j’ai une pensée pour eux, j’essaie d’y déposer cette poésie-là.
Dans un autre genre de poésie, je me suis mis en tête de passer mon permis, comme ça du jour au lendemain, ou même, du matin au soir pendant une rando, et comme le jonglage, aussitôt vu aussitôt décidé, ça s’est intégré aux journées, les petites leçons de théorie, les commentaires en continu lors du tour du quartier, et j’ai passé mon code un matin à l’aube, ça c’est fait. Je me doute bien que la conduite sera moins simple mais quand j’ai dit à la monitrice avec qui j’ai pris rendez-vous « par contre je vous préviens je suis un peu stressée », elle m’a répondu, « parfait, je suis la prof des élèves stressées », et comme je fais exactement la même réponse à mes propres étudiant·e·s, je me suis dit que ça irait.
J’aime bien cette idée d’obtenir mon permis, je lui trouve un drôle de nom. Je repense à A. qui pour mon anniversaire m’avait offert le mot « autorisation », et dans la vidéo qu’elle avait tournée avec, elle disait que certes, ce n’était pas le mot le plus glamour, mais qu’il avait bien des choses à nous proposer, à plein d’endroits de nos vies.
Le 14 juillet, 3 trains 1 bus, et rien qu’on ne puisse réserver, est-ce qu’on va y arriver. Mon père ouvre le cortège à Lyon pour aller d’une gare à l’autre, on achète des pains au chocolat avant de continuer notre route. Je suis heureuse de ce départ mais quelques jours à pédaler plus tard, je me blesse de fatigue et de frustration, obligée d’abandonner le vélo puisque je n’ai pas su m’écouter – ce n’est pas faute d’avoir un garçon d’à côté qui répétait « je pense qu’on devrait arrêter », et moi qui répétais non non non. C’est que c’était bien de retrouver les bivouacs, les copains et leur carriole, la petite M. qui régulièrement disait nos prénoms avec un grand point d’interrogation, pour vérifier qu’on était bien derrière, qu’on arrivait à suivre. Mais le reste à côté pour moi n’était pas adapté. Ouf, j’ai eu la « bonne » idée de me blesser à l’entrée d’un village avec médecin, pharmacie, camping et camion de pizza, et franchement au fond du Morvan, ce n’était pas gagné. On a demandé des glaçons au bar à me coller sur la main, le lendemain dîné assis sur le ponton de l’étang, face au coucher de soleil, et squatté l’internet de l’office de tourisme pour trouver une solution. En attendant que le garçon d’à côté revienne avec la voiture louée, j’ai dormi et pleuré, et c’est tout ce dont j’étais capable. On a quand même sur le retour pu faire les étapes prévues, retrouver les ami·e·s cyclistes pour se rendre mutuellement nos affaires et se faire des au revoir dignes de ce nom, s’arrêter chez O., le terrain et la yourte, et chez Mam l’histoire d’une nuit. Petit à petit, ma main a repris une taille normale, et ma fatigue aussi : de ces dimensions qu’on est capable de gérer. On a improvisé deux jours et demi en montagne, dans une toute petite chambre avec un lit simple en bas et un dans la mezzanine, « mais avant de dormir, on se fera quand même un câlin là ? »
Je devais aller à Bruxelles en septembre et ç’a été annulé ; si incertaine au vu de la situation, je n’en avais parlé à presque personne, et je suis restée avec ma tristesse à sens unique, la déception de ne pas voir des gens que j’aime alors qu’eux ignoraient tout de ma potentielle venue. Avant j’étais à Marseille, arrivant dans la ville les sourcils en points d’interrogation, j’avais vérifié et E. avait dit, « bien sûr qu’on maintient la formation ! » Alors j’ai trouvé un délicieux appartement au sixième sans ascenseur, et j’ai adoré m’installer là le temps de quelques jours. J’ai aimé la lumière sur les tomettes rouges, les heures à marcher dans la ville, la vue depuis la bonne mère ou les calanques, les librairies, le resto avec Zo, les retrouvailles avec M. encore dans une nouvelle ville pour continuer cette joyeuse liste des endroits toujours différents où l’on se voit. J’ai aimé surtout ces deux jours de formation dans une petite asso au grand cœur, le plaisir de rebondir sur leurs besoins, de leur faire expérimenter l’écriture dans tous les sens, de pouvoir ensemble oser, tester, explorer, et questionner. Et à chaque fois en sortant d’une formation de formateur·rice·s, cette envie de développer ça, sans pour autant savoir sur quel fil tirer pour. Mais j’avais un sac à dos de fringues et une valise à roulettes de bouquins, ça résumait bien. J’en ai encore rajouté quelques uns après un passage dans une librairie qu’on m’avait conseillée, dont l’un commencé en attendant le message du garçon d’à côté qui dirait : je suis en bas. Ensemble, on a pris le bateau et des coups de soleil, mangé des burgers après s’être finalement baignés, et avancé nos billets de train pour rentrer avant le début de la quarantaine.
En août, j’ai donné huit heures de cours par jour pendant trois semaines derrière les écrans, le week-end dans un chalet, j’ai corrigé des copies avant de manger la première raclette de l’année, et si on regardait dehors, il neigeait. Dans les vidéos qui présentent leurs villes, les étudiant·e·s disent qu’il y a plein de gratte-cieux, et qu’il nuage souvent, comment pourrais-je ne pas aimer ce métier ? En août, j’ai observé aussi une grosse boule d’angoisse naître en moi et je lui ai laissé prendre toute la place avant de parvenir à la recadrer, le garçon d’à côté demandait regarde-la avec curiosité. M- me disait, mais tu as vu comme tout bouge ? C’est normal que ça aussi, et son regard extérieur m’aide souvent à y voir plus clair à l’intérieur. Plus tôt dans l’été, je marchais au bord de la Manche, écrivais la moitié de la journée et animais l’autre, et dans le jardin, on a invité A. à partager nos repas. Je crois que c’est la première fois que j’y allais sans FOMO à gérer, une forme de calme d’être soi, et soi comme ça.
Bien sûr, il y a tous mes manquements, mes déroutes, les limites que je ne pose pas, mais il y a toutes les autres aussi, ce que j’arrive de mieux en mieux à dire, à voir, à sentir. Il y a Mathias Malzieu dans Remèdes à la mélancolie qui dit « je suis amoureux de la joie », et oui voilà, c’est ça. Il y a aussi les toutes dernières tomates de la saison sur le balcon, les doigts croisés pour un roman, le premier potimarron, et mine de rien, tout ce qui nous tient debout dans le bordel ambiant.