Si le garçon d’à côté était là, il me dirait de bien m’embabouder dans la couette, mais l’appartement reste silencieux, alors je le fais toute seule, je dors à sa place dans le radeau, et je me maudis un peu d’avoir craqué là au milieu de la semaine, alors qu’il y avait tant de choses à faire – mais n’y a-t-il pas, toujours, tant de choses à faire ? Alors tant pis, je sombre et j’écoute des podcasts, je lutte entre chutes de tension et drôles d’hallucinations, j’essaie de manger un peu, et ça va déjà mieux. J’ai juste un mal fou à passer les coups de fil qu’il faut, à annuler et à décommander, je me sens fautive, comme s’il était impossible de compter sur moi. Mais à un moment, c’est le corps qui énonce ses lois. Pour une fois, je peux profiter de l’appartement si lumineux avec tout ce soleil qui vient se frotter au velux, et je fais le chat, c’est peut-être mieux comme ça. Je me dis une première fois que je pourrais enfin prendre le temps d’écrire, mais j’ai à peine le temps de me le formuler, que me revoilà à dormir. Deuxième essai, me voici, j’ai pulsant sous la peau quelques tranches de vie.
Un mercredi après-midi de simili-vacances, il y a un atelier philo pour les petits sur la chance. J’y vais avec Al. de passage, Al. la lumineuse, si vous la voyiez, vous comprendriez. Elle est là, joyeuse et enjouée, elle regarde, elle goûte, elle tourbillonne, c’est si bon de l’avoir à la maison, si facile, nous pouvons décider de ne pas aller à la mer au dernier moment pour préférer quadriller la ville, nous pouvons nous retrouver devant mes endroits préférés pour manger qui sont ce jour-là tous fermés quatre fois à la suite, que ce n’en est même pas si grave, même pas si énervant. Tout est doux, et simple, les discussions même si elles sont graves, les éclats de rire, les initiatives. J’aime qu’elle se fonde dans le quotidien d’ici, avec ses pots de confiture et son sel aux zestes de mandarine. Alors l’atelier sur la chance, je vous le donne en mille, on en ressort ébouriffées, toutes heureuses que l’on est. Toutes chanceuses et conscientes.
Il y a mille fois où je me fais cette réflexion, pour de grandes et petites choses. Un jour, je me retrouve à boire du thé tibétain (salé) avec une moine réfugiée politique à huit minutes de chez moi, et c’est en pleine figure à nouveau la chance d’être née au bon endroit. Un autre, je demande sans y croire si quelqu’un aurait une voiture et l’envie d’aller au théâtre et ma copine de gratiferia répond avec enthousiasme, une autre se joint à nous, et nous voilà parties toutes les trois un vendredi soir pour Namur, pour Novecento et Baricco, pour ce texte qui m’émeut tellement, pour ce plaisir de le leur faire découvrir. Il y a d’autres spectacles aussi, d’autres performances, We have never been here before qui nous questionne tant et tant, et un beau concert dans un chouette appartement.
Parfois, le garçon d’à côté part travailler à l’autre bout de la ville, mais revient dix minutes après en disant j’ai oublié plein de choses et en plus je n’arrive pas à partir quand je sais que toi tu restes là et alors il se réinstalle pas loin, nous refaisons du thé, et j’ai le cœur qui n’en finit plus de frissonner. Tout comme quand un soir à Lille, je le vois monter sur scène, la salle est mon dieu presque pleine, je ne suis que fierté, il est là et il parle, ils sont deux et c’est fluide et passionnant, et c’est ce qu’on vient lui dire après, c’est génial ce que vous faites, vraiment. Moi je n’en doute pas, n’en ai jamais douté, mais j’aime que d’autres le lui disent, des inconnus, parce que ce n’est pas toujours facile de distinguer l’amour de l’admiration, alors bon. Nous nous endormons dans le radeau trois fois plus grand que le nôtre d’un hôtel quatre étoiles, ça nous est tombé dessus comme ça, et le lendemain, nous en rions, mais nous nous disons quand même que nous préférons nettement notre vie de bric et de broc, en remplissant nos sacs en papier dans la nouvelle boutique de vrac à côté du marché.
Nous avons d’ailleurs récupéré quatre belles chaises en osier, en deux trajets en tram à deux jours d’intervalle, avec les gens qui trouvaient ça gai de nous voir monter et nous assoir au milieu de la rame. Elles ont rejoint le salon, et nous pouvons maintenant accueillir des amis – encore plus d’amis. Alors nous accueillons. Il y a Dâme Fanny que je lis depuis dix ans et quelques mois qui débarque un soir à l’appartement, avec un copain et des bières, des lunettes rouges et de la bonne humeur. Après leur départ, nous mettons deux jours pour remarquer qu’il y a un petit mot en slovène écrit au crayon tout en haut du miroir de la salle de bains, c’est un sourire à retardement, un joli souvenir dans le creux du matin.
Avant qu’ils arrivent et après qu’ils partent, j’anime deux jours d’atelier sur la sérendipité, et dans le soleil ténu, nous partons guetter le merveilleux au coin des rues. J’aime le groupe avec celles que je connais déjà, celles que je rencontre, une fille avec laquelle j’avais partagé un covoiturage, des croisées des passages. J’aime le défi que représente l’écriture à contraintes, j’aime raconter ce que c’est, et rendre le tout aussi accessible que possible, j’aime faire des recherches et regarder des conférences pour ensuite essayer d’en transmettre l’essence. Nous écrivons ce drôle de mot en long, en large et en travers ; le lendemain j’anime ailleurs, direction La Louvière. A nouveau les ouvriers, les coups de poing et les remises en question, la poésie involontaire, le mouvement des corps et de la parole, je loupe mon train du retour à cause d’une interrogation qui déborde, et de cette journée, je veux garder R. qui dit, ah ben ça, je suis étonné de ce que j’ai écrit ! Etonné-content ?, je lui demande, et son acquiescement.
Ces derniers temps, des journées quand même souvent trop longues, quelques larmes, parfois de fatigue, parfois de quoi. Parler parler parler l’un contre l’autre, les autres mondes à inventer, et le jeudi de son départ, je dois partir si tôt que c’en est trop, mais j’ai la bonne idée de regarder mes mails, et cette annonce de cours annulé est un immense cadeau. Alors je remonte sous les velux, je me glisse à nouveau contre lui, en lui chuchotant la jolie nouvelle, et les soupirs de contentement, alors, dans les débuts rosés du ciel.
Il y a un document Word intitulé Rue de la Victoire, et c’est une jolie coïncidence si on y réfléchit. Un soir alors que le bureau n’est pas éclairé et que la nuit est presque tombée, je parle de la vacance, je lui dis, ici, en ce moment, c’est comme si c’était l’unique espace pour être seule même s’il y a vous.
Des journées qui n’en finissent plus, je tire quelques recettes de cuisine pour le réconfort, un pudding improbable kiwi-avocat, un cake sucré au potimarron, un autre aux zestes de citron et au pavot, des pancakes un matin, et puis le dernier album des Fourmis dans les mains. J’essaie d’oublier le fait que parfois, j’ai plus d’heures de trajet dans une journée que d’heures de prestation, et – nous ne sommes plus à ça près – sans trop hésiter, je prends des billets de train pour Lyon.
C’est que ma petite sœur d’Australie a annoncé son retour de quelques mois, et que si je jette un œil à mon agenda, je me rends compte qu’il faut descendre vite, parce que tout s’enchaîne par la suite. Et puis aussi, de la savoir là, soudainement à si peu de kilomètres de là, me donne terriblement envie de la serrer dans mes bras. Alors nous passons trois jours ensemble, après les heures de train, il y en a plein d’autres de voiture, pour aller voir la famille, et si ça m’épuise, j’aime ces road-trips improvisés, elle au volant, moi à côté, nos mots en regardant la route, ah, se retrouver. Parfois l’album de Manu Chao, mais même pas trop. Elle raconte sa vie au fond de la grande forêt, des bribes, des touches, et puis moi le quotidien de la ville, les envies et les déroutes. Finalement, se retrouver à faire un constat sur une aire dans le froid, galérer comme pas possible avec la marche arrière, et se perdre mille fois, c’était peut-être pour prolonger encore ce voyage-là, ces retrouvailles, avant un énième au revoir, même si de plus petite taille. Je ne repars pas tant que nous n’avons pas fixé une date pour que tu viennes à ton tour chez nous, un point c’est tout.
En Auvergne, il y a la seule maison qui maintenant nous suit depuis l’enfance, celle des grands-parents avec son grand-jardin. Des balades en forêt, ma grand-mère heureuse de tout, elle a racheté en secret ses bols-cadeaux qui s’étaient cassés avant que je n’ai eu le temps de les utiliser. Elle parle des premières jonquilles comme d’un bonheur infini, et dit vouloir en profiter au maximum parce que c’est peut-être la dernière fois qu’elle voit ce spectacle du monde. Elle m’émeut. Ils m’émeuvent tous, les oncles les tantes et les cousines, les photos, les grandes tablées du week-end et les questions qui fusent et dont on n’entend pas toujours les réponses. Les petits mondes qui se rencontrent.
Dans deux jours, il y aura un sac à dos, un train – à quand le stop à nouveau, à quand ? – le garçon d’à côté à rejoindre à Paris avant de filer pour la Normandie. Ce ne sont pas des vacances mais j’espère secrètement que ça y ressemblera un peu, entre tous les ateliers, la mer ne sera pas loin ; et puis, nous marcherons sur les chemins qui nous ont fait tomber amoureux. Il y aura même la marée du siècle, et alors encore et encore je m’émerveillerai, moi c’est certain, ce sera la première et la dernière fois que je verrai ce spectacle du monde, avec derrière la tête une seule idée : apaisés, nous laisser (em)porter.