grigris

Les jours gris-trop-gris, ceux où, en tirant les rideaux le matin sur le radeau de l’écume, on voit à peine la grande roue qui semble voguer au milieu des nuages, ceux où le trottoir est plein de flaques et de dalles qui basculent quand on marche dessus, on les appellerait les jours grigris, les jours porte-bonheur, pour que ce ne soit pas trop triste, pour qu’on ait une raison de les vivre dans le monde réel du début à la fin, et qu’il y ait des chances que ce soit bien.

Ces jours-là, j’écoute Delerm en boucle, mais tous les jours presque je peux écouter Delerm en boucle, ce nouvel album au nom parfait, les amants parallèles, ah si vous saviez. J’ai des souvenirs d’autres mois de novembre, d’autres albums achetés, de sorties de concerts, d’un tram qu’on attendait et qui ne viendrait jamais. A ce moment-là j’avais dit, en fait, il me donne envie de tomber amoureuse, et quand je raconte cette histoire au garçon d’à côté en essayant de lui expliquer pourquoi, il dit oui, ah oui, continue de l’écouter alors, c’est bien comme ça.

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C’est novembre en plein et les déclinaisons infinies de soupes, poireaux-épinards, lentilles-blettes, carottes-potimarron, les gourmandises, une tablette de chocolat noir façon tatin ramenée par E. de Paris, les spéculoos en forme de Saint-Nicolas offerts par R., le pain maison aux baies de goji. On fait une tarte flamande à quatre mains qu’on transporte encore toute chaude à travers la ville et on repart de chez R. avec des caisses de vin vides pour agrandir ma bibliothèque et des sacs remplis de topinambours et d’herbes de toutes sortes piochés dans le potager au-dessus des escaliers.

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Quand nous ne sommes pas en train de quadriller la ville en long, en large et en repères, j’envoie des papiers, je m’arrache les cheveux et j’écris des mails pour tenter de comprendre quelque chose à ce statut d’indépendante qui est maintenant le mien, je trouve cela étrange quelque part d’avoir besoin de tant de choses pour prétendre à ce mot-là, est-ce qu’avant, je ne l’étais pas déjà ? Est-ce que les assurances, les mutuelles, les factures, ce ne sont pas de petites chaînes qui viennent museler les envies, et retenir les impulsions ? Hier, R., en nous écoutant raconter tous les deux, disait, oh c’est gai de commencer une nouvelle vie, et oui c’est gai, et c’est plein de questions aussi. J’y vais à tâtons, je ne voudrais que le doux et le bien, que ce qui me remplit et me semble faire sens, que ce qui vient cimenter petit à petit mon besoin de cohérence. En faisant passer des oraux samedi dernier dans une autre ville où on parle une autre langue à des étudiants en relations européennes, je les écoute raconter ce qu’ils imaginent du siècle prochain, des années-avenir, et si je les trouve quelque part touchants, je me sens tellement loin de ces idéaux, de ces emballements. Au fond, je ne voudrais que du temps à écrire et faire écrire, à apprendre et à dire, à enseigner, à voyager, à prendre la route, à taire (à faire ?) le vent. Je ne voudrais que des moments qui ressemblent à dimanche après-midi, quand A. vient pour le goû-thé, qu’on mange des cookies au pralin que j’ai faits le matin et des mandarines troquées contre une table dont on ne voulait plus, et qu’on chante Souchon allongés sur le lit et qu’on se raconte la folie de cette vie jusqu’à ce que la présence des chats le fasse partir quand il fait nuit depuis longtemps.

Je sais à quel point je suis chanceuse, pour les matins où je demande, on peut se rendormir un petit peu ? et où le garçon d’à côté répond oui, un long peu même. Pour les jours où on décide que soudain on ne travaillera pas, ou alors pas vraiment, même si bien sûr, aller chercher les légumes dans le jardin, aller apprendre le crochet à la maison des savoir-faire, aller écouter d’autres gens dire d’autres vies, c’est une forme de travail, travailler à être au plus près de ce qu’on veut faire et découvrir et partager et inscrire en nous. Au milieu de ce mercredi qui ne nous rapporte rien mais qui est si riche autrement, je l’emmène dans un café où j’aime bien passer les fins d’après-midi chaussée de Wavre, je l’observe lire à la dérobée pendant que le vieux flipper clignote, apaisé.

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A deux minutes de chez moi, il y a un petit lieu dont on a dit qu’il ferait un QG parfait avec deux autres demoiselles qui n’habitent pas bien loin, et nous infusons nos pensées dans un début de semaine où nous sommes déjà toutes les trois fatiguées. Dimanche midi, j’emmène un garçon que je ne connais pas mais qui parle seize langues – et cela suffit à donner envie de le connaître – manger une gaufre puisque son amoureuse qui est mon amie américaine rencontrée à Och dans une autre vie ne peut pas être là. J’aime ce qui se tricote, les coïncidences, les anecdotes, cette ville qui ne m’en raconte pas moins de quatre par jour, les coups de fil étranges et parallèles, les gens qui se croisent et se connaissent, ceux qui me parlent de ces autres que j’aime, ceux que j’aime qui me disent ces autres que je connais, enfin la vie quoi, enfin le vrai.

Avenue des arts, je marche, pousse la porte de mon travail. Je commence à connaître les collègues, à cause de l’après-midi à tenter de parler néerlandais, à cause des voyages en train et des récits qui s’entrechoquent. Je commence à pouvoir comprendre les rires qui s’échangent, à oser les provoquer. Mes étudiants eux aussi forment un groupe dont Al. ne voulait pas partir – et dans lequel il est vrai j’aurais aimé la voir rester. Ils intègrent les nouveaux avec simplicité et bonne humeur, nous rions des personnages de papier pour mieux les imiter, et j’adore qu’ils soient à ce niveau où ils peuvent faire leurs premières blagues en français. Alors oui, nous faisons des blagues, des tas, pour mieux faire passer les verbes irréguliers.

Et puis parfois, des jours à angoisses, dites, tues, écoutées, entendues, des nuits sous mes larmes, le radeau de la baie dans une petite tempête, un bousculement des sens. Mais il est là, invariablement, et c’est tellement limpide que je lui demande comment on faisait avant. Avant sa peau, c’était quoi ? Je ne sais plus vraiment, même si je me souviens que c’était déjà beau, autrement.

évidencément

C’est le matin, c’est Simon & Garfunkel comme réveil qu’on laisse jusqu’à la fin, c’est le matin, on se lève à moitié pour dire au revoir à R. qui part pour le Mexique et que je regarde disparaître dans l’ascenseur sans comprendre, oui, sans comprendre vraiment après ces quelques jours où il a rempli l’appartement avec ses blagues, dégainant les épées en plastique de C. et les baguettes magiques, et puis on retourne se coucher, parce que c’est le matin, que dehors il pleut et que nos petites obligations ne valent rien à côté de sa peau et des minutes grignotées au sommeil. C’est encore le matin quand il prépare le thé aux sept agrumes et qu’on tente de les énumérer debout dans la cuisine, encore le matin quand je lui chante à l’oreille des mots qui me paraissent démesurément appropriés avec ma voix cassée par novembre, et qu’on confiture des galettes de riz. C’est toujours le matin quand il descend à la pharmacie d’en face et en revient avec une boîte gigantesque de paracétamol – avec probablement plus de comprimés que tous ceux que j’ai pu prendre depuis vingt-cinq ans – et je tombe encore plus amoureuse de lui quand avec un air penaud il répond à mon étonnement, mais moi j’y connais rien, à ces trucs-là. Ah, je nous aime, avec nos baumes du tigre et nos tubes d’homéopathie, avec mes recettes de dentifrice à base de bicarbonate de soude, avec ses pierres à feu, avec nos foires aux savoir-faire, avec nos ateliers conserves auxquels on ne va pas parce qu’on ne réussit pas à décoller vraiment, avec nos croissants pour les décroissants. Ah ça oui, évidencément.

Ca fait presque une semaine que le garçon d’à côté est arrivé dans cette ville-ci, presque une semaine qu’on se retrouvaille à qui mieux-mieux. Mercredi soir avant de tourner la clé dans la serrure, c’est la première fois que tu viens chez moi, je repense à l’Italie quand il me disait, j’ai l’impression de te faire une visite guidée de ma vie. Et les rôles inversés, les bières avec mes copains, un concert, une étreinte, un brunch, des jeux de société, tu connais des gens bien – je n’en ai jamais douté. Quand nous parlons dans les poumons de la nuit, je me demande toujours comment c’est possible que ce soit aussi facile, de se dire tant et autant et plus et même encore, et qu’il accueille tout avec cette bienveillance qui m’enveloppe et dans laquelle je sais pouvoir me rendormir. Il y a les balades et le tram nonante-deux, le parc la nuit, les mains gelées, les jus de pomme-betterave, le cadeau de Mar qui nous émeut. Parfois, l’après-midi à travailler dans un open-space avec des plantes, parfois le thermos de thé près des chats. Les rendez-vous (à temps), les donnez-nous (du temps), mon porte-monnaie laissé dans la poche de sa veste, les trajets qu’on teste de chez lui à chez moi, de nos nuits à nos voix. Les réflexions d’une grenouille prêtées par E. nous font rire aux éclats depuis le radeau de la baie un dimanche matin, et on écoute l’atelier intérieur, son corps tout contre le mien.

Avant ça, il y avait eu le mercredi de l’attente, cette journée qui me paraissait contenir bien trop d’heures, bien plus qu’à l’accoutumée. Alors je me débats avec les choses à faire, même si je ne sais pas me concentrer. Plus tard, j’anime un atelier d’écriture dans une grande pièce aux murs jaunes, le groupe est joyeux et grave en même temps, et comme à chaque fois, je m’étonne des contrées dans lesquelles ça nous emmène, de ce que ça nous embarque. R. avait dessiné des traces de pas à la craie devant la maison et la sonnette ne marchant pas, il fallait viser la vitre et lancer des boutons. Quand je suis arrivée là, grelotant dans ma grande veste en laine, je me suis dit que ça me ressemblait. Comme ce que j’ai raconté ensuite sûrement, le fait de pleurer bleu et de tendre des mains, j’imagine que je propose ce que j’ai et qui me convient.

J’écoute de la pop kirghize quand je vais courir, et Stromae pour me donner envie de continuer. J’échange quelques mots en russe avec le monsieur de l’épicerie qui me dit qu’il est afghan, N. a réparé ma kalimba que m’avaient offerte mes colocs slovènes A&A, et ça me donne envie d’aller les voir bientôt. J’ai fêté mon premier mois ici, j’y suis terriblement bien, mais n’empêche l’air de rien, on parle de Rotterdam et puis de Roumanie, de sacs à dos, de blocs d’envies.

fulgurance blues

Quand tout à coup je maudis la pluie orteils crispés dans mes chaussures qui prennent l’eau, je pense à deux bout de films, méthodiquement ; d’abord à Totoro sous son minuscule parapluie et à son sourire gigantesque, et puis à cette autre scène, dans Ma vie sans moi, au visage de Sarah Polley qui se tend, qui s’offre à l’eau à un arrêt de bus, je pense à ça, à ces histoires très différentes mais qui me donnent toutes deux si fort envie d’aimer (la vie) encore et plus, plus et encore, et dans mes chaussures qui flic flac floc crac et vzzz et vlan et vroum, je me remets en mouvement, dans ce mouvement de la marche qui vient rythmer mes journées, de parcs en porches, d’avenues en impasses oubliées.

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Il y a cette fille que je croise presque par hasard dans Bruxelles si petite, mais finalement, les mots fous des gens fous dans les lieux fous, est-ce que ce n’est pas logique, à un moment, est-ce que ce n’est pas qu’un rendez-vous de plus ? Quand elle m’écrit le lendemain, tu ressembles à tes mots, je me dis que c’est une bien jolie chose à me dire, et j’ai tellement l’impression que toute ma vie en ce moment existe grâce à ces phrases posées depuis si longtemps l’air de rien, que ça me touche encore plus. Toute ma vie, comme le joli magazine reçu où je lis mon nom, comme la voix du garçon d’à côté au bout de cette fichue distance qu’on rattrapera bientôt, comme les mails aux projets qui parlent de voyage et d’écriture, ou d’improvisation – comme tout est bon.

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Dans une rue au joli nom comme il y en a tant par ici, rue de la plume, j’échange un pot de crème de châtaignes contre une paire de baskets neuves, j’aime cette vie de troc, cette vie de bric et de broc, de brol, les robes qu’E. dépose sur mon lit pour si jamais elles me plaisent, la lampe amenée par R. comme une pleine lune, la compote de pommes du jardin qu’a laissée cette chère N. à la fin de notre repas où l’on amenait chacune un plat de notre couleur préférée.

Au bar au nom imprononçable où travaillait autrefois C., le garçon offre les parapluies oubliés aux clients qui regardent le ciel avec un peu trop d’appréhension. Nous rentrons à pied dans la nuit après quelques bières, puisque je ne connais pas encore mes arrêts de tram sur le bout des doigts, l’amoureuse de Y. porte une grosse boîte en fer qu’elle a trouvée sur un bord de trottoir, et depuis l’après-midi, il s’est arrêté de pleuvoir. Y. est parti en Afghanistan le lendemain comme si c’était normal, et peut-être qu’au fond, ça l’est, je ne sais pas très bien.

Dans le salon aux sept fenêtres, les éclairs venant du tram projettent des fulgurances bleues – fulgurance blues – que je chéris, et nous essayons de réveiller le chat-brol pendant que nous mangeons, pour qu’il dorme plutôt plus tard, lorsque nous travaillons. L’automne s’ensuit et tremble parfois, des cours particuliers dans un petit bureau avec une chouette ado, des rires qui s’agitent dans la salle onze au milieu des erreurs de français, et mon angoisse de ne pas être à la hauteur que je ne sais pas toujours très bien contrôler. Je cherche mes repères, et mes questionnements pédagogiques réveillent plus de choses qu’il n’y paraît – je les bouscule dans plusieurs carnets en même temps, pour que ça ne me semble pas démesurément grand.

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J’ai fait mon premier week-end ailleurs dans l’ailleurs. A A. qui fumait sa clope devant les Halles Saint-Géry avant d’aller chercher T., je lui disais la peur que j’avais de ne pas réussir à m’extraire totalement, à couper avec la vie d’ici pour me replonger dans nos souvenirs d’il y a quatre ans, mais je me trompais – ce ne sont jamais dans nos souvenirs que nous replongeons, ou jamais seulement dans ça en tout cas ; c’est toujours plein des présents, toujours vif, et vibrant. J’aime voir le groupe qui s’agrandit au gré des heures et des allers-retours vers les trains, notre vie d’Erasmus reprendre forme sur des quais de gare, et même S. du Japon, pour la première fois quatre ans plus tard. S. est si follement là, si évidemment là, et je ris de la voir sortir des surprises de son sac toutes les quatre heures environ. En vrac, le goût de la fondue, les gaufres de minuit parce que quoi d’autre, les cocktails que T. fabrique selon nos désirs, des couleurs, du sucré, de l’acide, a bitter-sweet symphony, c’est possible ? c’est ma vie, le train que nous prenons ensemble pour la campagne, la maison de L. dont on voit l’intérieur dans la nuit qui descend, le chemin éberlué des lumières du soir, et les mots qui comptent, et les voix qui domptent. Et Mam et ses belles émotions, la manière qu’elle a de savoir dire les choses malgré tout ce qu’elle peut croire, et les fous rires, et les craies de couleurs et l’humour toujours noir. Sur les trottoirs de Bruxelles, j’aime observer comment les couples se font et se défont, comment les discussions s’interrompent au gré des évocations, des appels, des intonations, des jeux de mots, des références, et comment elles reprennent plus tard, au détour d’une cigarette, au-dessus d’une vaisselle, à l’entrée d’un couloir. Les lits que nous partageons, dans la nuit ou au matin pour d’autres discussions. Je crois que ce qui nous tient, c’est la tendresse de ce groupe, le respect des fonctionnements de chacun, les mots qu’on gueule dans les interphones, les énergies qu’on respecte et qui se coordonnent. Dans la voiture qui ramène Mam à la gare, nous parlons d’un nouvel an en Bretagne, d’un bord de mer, et ça sonne bien dans nos espoirs. Plus tard, un premier mail sur le sujet, ce sont nos possibles fous, nos anodins de rien du tout.

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Et puis la vie reprend son cours normal qui ne l’est jamais tout à fait, parce que les détails, parce que les surprises, parce que normal est un mot que je déguise. C’est bien la première fois depuis longtemps que novembre n’a pas besoin de cinquante mille mots pour tenir le coup, une carte que le garçon d’à côté poste depuis le Maroc, novembre est en promesses, en vents froids mais en billets doux.

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