la folle allure

Régulièrement, je me dis que je devrais venir écrire plus souvent ici. Il y a trop à retenir dans mon coeur engourdi. Sans doute le train est-il le meilleur endroit depuis lequel raconter la vie sur ces pages-là, alors que je quitte de belles choses pour en rejoindre d’autres, tout aussi belles ; c’est dingue ce mois d’octobre, et toute la joie qui l’attend. Fin septembre, je me fais la réflexion, ô combien originale, que tout va tellement vite, comme ce titre de Bobin, la folle allure. Parfois, j’ai des bribes des jours précédents qui me reviennent brusquement, et que je n’ai pas eu le temps d’assimiler. C’est comme si je me réjouissais une nouvelle fois des choses parce que je les ai oubliées tant j’ai dû passer rapidement à la suite : c’est une chanson émue qu’on commence à travailler à la chorale, c’est une proposition d’atelier pile-pile-pile-pour-moi, c’est un mail d’une amie chère avec qui pourtant on ne s’écrit pas souvent qui a pour objet le prénom d’un enfant, suivi un point d’exclamation, et ma bouche fait pareil quand je le vois apparaître dans ma boîte mail : un point d’exclamation.

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En août déjà loin, les lectures dans les parcs s’enchaînent, en lisant Ouste ! Attention aux ours ! je fais sursauter puis éclater de rire une trentaine d’enfants en même temps, et aux deux qui ont vraiment eu peur, je leur montre ensuite le livre bien fermé, l’ours y est resté. Des étudiant.e.s estonien.ne.s m’offrent des chips à la fraise et quelques heures plus tard, dans un train vers Lyon, je réécris les paroles d’une chanson pour nos copains Ana&L. qui s’apprêtent à passer la prochaine année à pédaler. Nous leur chantons ça le samedi soir autour d’une table en fer blanc, dans le grand jardin qui accueille leur fête de départ, une fête au goût de jeux de société, de diapason rouge, de quilles suédoises et de guitare. On passe la nuit à la belle étoile parce que de toute façon, on n’avait pas de place pour prendre la tente, et on se réveille dans l’herbe même pas mouillée. C’est tellement l’é m o t i o n de les voir partir, et tous nos mots qui se taisent ou se bousculent et basculent, qui s’entremêlent, avec le garçon d’à côté, c’est qu’on irait bien, nous aussi, à leurs côtés. Dans la chanson, il y a montrez-nous la voie, une partie de moi n’attend que ça. Depuis, j’ai reçu un texto qui annonce qu’ils sont hébergés chez des gens en Autriche qui ont dormi il y a des années chez mes anciens colocs slovènes, mes si chers A&A, et je me dis, évidemment, évidemment, pourquoi est-ce qu’un jour ça s’arrêterait, ces coïncidences-là ?

Puis c’est au tour d’A. d’annoncer son départ, et je revois cette après-midi où il était venu préparer son entretien à l’appartement : il avait eu du mal à descendre de la terrasse clandestine dans l’après-midi d’été, et je lui avais dit, allez, si tu l’as, ce boulot, c’est trois ans que tu vas passer au soleil ! Et maintenant, je m’en mords un peu les doigts, même si bien sûr, c’est la grande joie. Alors un soir, des verres de vin posés sur le parquet pendant que je lis les réponses à ses questions dans les livres. Tout tombe si bien, si juste, que ça nous laisse muets. Un autre jour, c’est un des multiples apéros de départ d’

A&C, devant leur camionnette, transformée pour l’occasion par C’ en studio de radio. J’essaie d’y dire un poème, qu’ils écouteront sur la route, laquelle ? ils ne savent pas encore. Autour de moi, ça se disperse ; Ce. part à l’autre bout du monde, mais ouf pas trop longtemps, une autre de de mes C* s’installe à la campagne – ce qui n’est pas l’autre bout du monde, mais assez pour qu’on lutte pendant quelques semaines pour se croiser, zut, encore raté. De l’autre côté de Skype, ma douce Lotte me parle de son vendre qui s’arrondit, et c’est gai, tous ces nouveaux prénoms dans notre entourage à assimiler. C’est juste parfois perturbant à quel point je me sens décalée.

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Septembre s’annonçait doux et lent, un mois qui prend le temps de lancer l’année, d’inventer les mois à venir, finalement, je me retrouve littéralement avec trois fois plus de cours que prévus, mais avec une chance absolue. Mon groupe de débutant.e.s du matin est tellement génial qu’il m’arrive de penser que je ne voudrai plus jamais d’autres apprenant.e.s que celleux-là, parce que vraiment, tant de joie ! Je ne compte plus les fous rires, leurs blagues en français même avec leur minuscule niveau, la solidarité qui s’installe entre elleux, et à ma tristesse quand je leur dis que je ne pourrais pas venir le dernier jour, le jour de la fête, I. répond : mais Amélie, ici c’est la fête tous les jours ! Et je trouve que c’est un beau résumé. Chez l’étudiante brésilienne qui nous a invité.e.s à dîner, iels font l’effort de parler français une bonne partie de la soirée, et sur leur groupe Whatsapp aussi. J’aime les voir manipuler la langue, s’en régaler, comme du tiramisu qu’M. a préparé. Après leur test, on va boire une bière, et quand je leur dis qu’ensuite j’irai corriger leurs copies, peut-être même deux bières, Amélie ? Ou trois ? À côté de ça, il y a les rendez-vous pour les projets à venir, les belles énergies rencontrées avec lesquelles j’ai envie de travailler, les relectures et les ateliers d’octobre co-animés avec le garçon d’à côté à préparer. Ce n’est parfois pas évident de trouver la justesse – et la justice – entre nos deux disciplines, pour que ni la science ni la poésie ne disparaissent de nos propositions, mais pour qu’elles s’appuient l’une sur l’autre, qu’elles s’enrichissent. Mais si on y arrive entre nous (et on y arrive je crois !), on devrait aussi y parvenir là. Septembre est plein jusqu’à craquer alors, je me lève avant le jour pour travailler en tailleur sur le canapé, même position le soir jusqu’à beaucoup trop tard. Je sais que je tiens parce qu’octobre n’est pas loin et qu’en octobre, ça changera ; j’aime tant cette vie qui ne se ressemble jamais, mais quand même, pour ne pas tomber d’épuisement, j’ai l’odeur de l’huile essentielle de ravintsara le matin en accompagnement.

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Règles du département des arts du Immaculate Heart College, Corita Kent, in Au bonheur des listes.

L’été indien s’installe quelque temps encore dans des heures à vélo, de multiples repas et goûters sur la terrasse, un tartare de courgettes, une limonade dans un jardin pour accompagner des mots jamais dits, des siestes que la chaleur voudrait prolonger, un training de clowns activistes en extérieur. C’est agréable, ces manches courtes, ces légumes dont je ne me lasse pas, et la feta végane dans les salades tomates concombres basilic. Un samedi, il fait si beau, il y a de délicieuses pizzas qui sortent par dizaines du four à pain, et des participant.e.s ému.e.s de voir leurs textes et leurs photos qui forment une belle expo. On me dit, vous, vous savez aller chercher la poésie au fond des gens, et je pense : meilleur compliment. Encore des pêches, des aubergines, même si sur les étals du marché, les courges sont déjà installées, mais je repousse le moment, je sais qu’à la fin, on trouve que ça dure toujours trop longtemps. Et puis soudain, l’automne : je fais couper mes cheveux courts mais pas trop, et c’est l’heure du premier gâteau au citron et au pavot, de la première compote, une figue coupée en quatre à l’heure du thé, du thé au chocolat et un pain d’épices vegan dans lequel je rajoute des morceaux de poire. Dans mes oreilles, des voix que j’associe toujours à cette saison, je ressors un vieil album de Camille, j’écoute le dernier album de Vincent Delerm (peu importe la saison en fait), ou Anthony and the Johnsons.

Première manif de l’année, j’aime bien aussi toutes ces autres rentrées, et tous ces gens pour m’y accompagner. Parmi les bouquins de la librairie, j’attrape le dernier Mauvignier – évidemment Mauvignier, et en plus, le Kirghizstan ! Mais quand même selon moi un peu décevant – et un jeudi, je pédale jusqu’à une belle villa pour y entendre parler Laurent Gaudé. Plus tard, dans la nuit, je lis les mots qu’il a inscrits sur la première page, et ça tombe tellement pile poil que ça me souffle – même si c’est peut-être ce qu’il écrit à tou.te.s ! Un peu plus tôt, un rendez-vous de contrôle post-embellie, on me fait comprendre que ce n’est pas si bien mais pas trop pire, alors ça ira. Un dimanche, ce sont quelques heures à réparer le vélo, et on tâtonne, mais je me rends compte que j’ai envie de ce temps à comprendre les câbles et les vis, et tous ces mots jusque là jamais entendus. Tiens, une vis de butée comme moi !

Une fin d’après-midi, je pars plus tôt d’une conférence pour arriver à temps à une expo, celle du fou travail de Ce, partie récolter des histoires plus dingues les unes que les autres dans la bouche des gens du quartier. Il y a trop d’émotion à voir le résultat de ce dont elle m’a beaucoup parlé, et puis, même si je connais déjà les histoires, de l’entendre les raconter, cette fois alors que c’est son métier, et de l’entendre chanter, sa voix mêlée à celle de son amoureux : ça me fait cligner des yeux. Les illustrations sont si belles que je dis à M. que j’aimerais inventer un projet juste pour avoir l’occasion de travailler avec elle, et c’est quand même hallucinant à quel point mes aimé.e.s ont du talent. Après, avec le garçon d’à côté, nous allons boire l’apéritif en terrasse et manger une frite sur un banc avant de nous séparer, sans manquer de se souhaiter l’un l’autre une belle soirée. Il y a un week-end où nous prenons encore un train pour, cette fois, un monastère. Il y a dans nos sacs des plaids et des bougies, du chocolat et des bouquins en anglais chipés à C’. à la gare. C’est que je vais y animer des ateliers en anglais, même si je ne suis pas convaincue d’y arriver. Je ne sais pas à quoi m’attendre quant à ce week-end, et c’est tout à fait différent de ce que j’avais imaginé, chouette autrement. Il y a de la méditation et du yoga, ces femmes qu’on apprend à connaître, j’aime la lumière dans ce que tu as proposé, me dit E., et je suis ravie si ça peut infuser. Des improvisations vocales dans l’église à l’acoustique dingue, ce chant médiéval en espagnol dont on n’apprendra que la mélodie, et ce moment improbable où je joue le morceau préféré de mon père sur l’orgue. Il y a le moment allongé.e.s dans la crypte, à écouter les mots de M. qui raconte les batailles d’une vie, et nos larmes à la fin, ce qui s’enfuit. Une chasse au trésor du garçon d’à côté nous emmène à travers la ville, le soir dans le jardin, un rituel pour la pleine lune et de la bibliomancie à la lueur des bougies. On a laissé la littérature érotique en haut, à côté du crucifix. Dans la cour intérieure, j’enregistre une émotion sur un dictaphone, et le dimanche matin, nous marchons longuement pieds nus, et je montre à chacun.e comment faire les oiseaux en papier. J’aime toutes ces petites expériences superposées, ce qui me parle et ce qui me laisse indifférente, faire le tri. En rentrant, on passe prendre des plats chez le traiteur chinois, et on parle longtemps de cette voie-là.

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Série de photos © Maja Kuzmanovic

Parfois, je regrette le temps des transports en commun puisque c’était l’occasion d’écouter des podcasts, mais il suffit que j’aie à prendre une fois le métro dans la quinzaine pour immédiatement avoir envie de retrouver mon vélo. Alors les podcasts se glissent dans les interstices, il faut plus sélectionner, mais j’écoute la série sur les nouveaux féminismes complètement passionnée. Encore quelques cours du matin, quelques cours du soir, quelques échéances à respecter, et septembre peut s’arrêter. Je monte dans un train (encore, encore), cette fois direction Lyon : jour de fête, mes deux petites soeurs, d’Uruguay et d’Australie, seront là aussi. Ça ne nous est pas arrivé depuis presque trois ans d’être là ensemble comme ça. Et pourtant, c’est tout naturel, de frapper à la porte et de la voir ouvrir, ma petite soeur et ses cheveux en carré plongeant, l’étreindre, ma petite soeur plus grande que moi, ces retrouvailles, c’est comme si – mais mon autre soeur m’avait prévenue – rien n’avait changé. Il y a ce magnifique jeu de backgammon en bois fabriqué par son amoureux qu’elle m’offre et dont elle m’apprend les règles avant le repas, un pot de dulce de leche qu’elle ramène de là-bas. Des bribes de récit, des rires, et celui-là, de rire, fou jusqu’aux larmes, notre mère et nous trois, ah, on s’en souviendra. Nous passons le week-end à voguer entre les deux appartements des parents, à parler, boire et manger, oh, et nous promener. Dans le lit que nous partageons la nuit, des mots tout bas tout bas, ce qui se murmure à bout de voix. Le dimanche, il y a mes grands-parents qui descendent d’Auvergne, c’est que les trois petites-filles réunies, ce n’est pas tous les quatre jeudis ! Ma grand-mère raconte des histoires que je voudrais prendre le temps d’écrire à chaque fois, et j’aime les rires qui s’envolent sur le balcon. Et puis c’est déjà la fin, à nouveau pour on ne sait pas combien de temps, le mystère des petits bonhommes de chemin, la conséquence des vies qui n’en font qu’à leur tête, qui n’en font qu’à l’envie.

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Quelques trains plus tard, j’arrive dans la maison des Vosges, et c’est là que les heures se calment, que le temps reprend tranquillement. J’aime cette maison amie, et évidemment les gens dedans ; en poussant la porte d’entrée, ça sent la soupe au potimarron et le feu de cheminée. Encore quelques repas dehors, et sur le tabouret le chat qui dort. Le tour à pied d’une heure pour couper les après-midis à travailler, J. m’a laissé de la place à son bureau, à l’étage lumineux, et c’est chouette d’avancer à deux. Là, je peux reprendre toutes ces choses que j’aime, sans pression. Mon roman grandit petit à petit, son premier jet du moins, j’essaie d’en prendre soin. Quand j’en ai assez de travailler, j’invente une vadrouille surprise d’anniversaire pour le garçon d’à côté avec une destination que j’ai hâte de lui révéler. Deux carnets orange à la fois, et deux soirées où N. se joint à nous, et les heures se remplissent de rires, de psychologie de comptoir, d’anecdotes et d’histoires. P. joue de la guitare, on s’enfonce sous les plaids. Un peu par hasard le vendredi soir, dans une salle à quelques kilomètres de là, le concert de Philippe Katerine, superbe surprise là où je n’attendais rien. Le lendemain, j’acquiers plus de chaussures que je n’en ai jamais eues (ou presque) et une fois à la maison, J. se met en tête de vider son armoire. Je récupère mille fringues alors que je n’avais plus rien à me mettre, c’est jour de fête ! Il me faudra juste un sac de voyage en plus pour repartir, J. en profite pour y glisser du chocolat et des pommes du jardin, des carnets et ses tout derniers bouquins.

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Et voilà, je repars, direction Bruxelles pour même pas 48h, c’est qu’octobre se joue ailleurs. Mais quand je pense à cette ville, là, dans le train du dimanche soir, un souvenir de septembre me revient : au carrefour le plus pollué de la capitale, un homme sur un banc lisait un livre dont je pouvais apercevoir le titre, S’épanouir. Ça m’avait m’intriguée, j’avais pensé que c’était peut-être un exercice, alors que le parc était à deux pas, que de rester là et de s’absorber en soi sans se laisser perturber par le bruit par les moteurs par les gens. Ici, pas de livre, non, mais l’impression délicieuse de connaître de mieux en mieux le mode d’emploi.

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© Maja Kuzmanovic