au bord de peau à fleur de l’eau

Dans la fin de la nuit, nous pédalons pour rejoindre la gare, entre les gens ivres de leur soirée. Trente minutes plus tard, je pleure toute seule dans le wagon désert, j’ai mal aux au revoir, d’avoir été si tant de jours d’affilée avec le garçon d’à côté, est-ce obligé de s’arrêter ? Il fait froid dans ce train-là et je m’enroule dans mon duvet, je sors de cette semaine confuse et mitigée. J’ai aimé le bord du lac, mais je n’ai pas réussi à écrire, j’ai détesté l’actualité même si une tarte aux abricots est venue nous consoler, je n’ai pas aimé crever loin de tout, mais apprendre à changer une chambre à air m’a redonné un peu de fierté. Un soir, on a regardé Nus et culottés et être sur la route m’a manqué, on a fait du bateau mais je me suis sentie vague. On m’a posé un lapin alors qu’il me restait à peine le temps d’être amoureuse, j’ai mâché ma colère lentement en pédalant vite. Dans un appartement avec vue sur le lac, je découvre dans le récit d’une autre des bribes de ce qu’il a pu être pendant ses études, et j’aime bien, et à la fois, mon corps me joue des tours et au bord de l’eau, je suis à fleur de peau. Alors ce sont un peu des larmes de tout ça, dans le wagon désert, jusqu’à Dijon où un couple anglais monte dans le même wagon, on se raconte nos parcours et je bois leur délicieux accent, le garçon me demande, tu es prof ? et je m’étonne que ça se lise sur moi au milieu de ma vadrouille, mais il ajoute tu es la première Française qu’on rencontre qui fait attention à parler lentement plus de deux minutes, et je ris. Je veux bien de ces déformations professionnelles-là.

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Le trajet est un peu épique, si j’ai l’habitude des mille trains et correspondances, y rajouter un vélo rend le tout un peu moins rigolo. Changer de gare à Paris, accrocher décrocher sans anicroches avec sacoches, changer de quai à Caen en même pas longtemps, descendre en deux minutes d’arrêt, alors quand j’y suis enfin, je sautille intérieurement, guidon à la main. J’appelle la dame qui nous loue la maisonnette, je lui dis, _mais je ne suis pas encore là, j’ai vingt-cinq kilomètres à faire jusqu’à vous, _et elle s’affole, _ohlala mais je peux venir vous chercher, _mais je réponds, _non, surtout pas, _car le plaisir est là, c’est fait exprès et même, je n’attendais que ça ! Alors je prends la route, j’essaie de me souvenir de toutes mes arrivées dans ce village depuis la première fois, mais je n’y arrive pas.

Dans la maisonnette sous les toits, j’ai hâte que mes amies arrivent ; en attendant, je fais une sieste dont je me réveille à minuit, et retourne me coucher. Première chose faite cependant : aller saluer la mer, et heureusement, car pendant la semaine, il y aura à peine le temps, de se languir auprès d’elle, mais quand même, quand les filles arrivent après une longue journée de route, c’est là encore que nous nous rendons, sur la plage dans la lumière du soir. Au marché du dimanche matin, c’est toujours les retrouvailles et le soleil qu’on invite à rester, mais il ne nous a pas écoutés. J’aime bien ces gens dont je n’ai aucune nouvelle pendant l’année mais que je suis presque certaine de retrouver chaque été. J’achète de quoi remplir le frigo, et des pâtes de fruits de folie. Elles nous aideront bien, contre toute la flotte et l’humidité qui suivent ; j’ai froid sous le chapiteau, les murs ne sont pas extensibles, nos énergies non plus, j’aimerais bien qu’il ne pleuve plus. Mais tout ceci ne nous empêche pas d’écrire, de mettre des tables les unes à côté des autres, de tirer des bancs, de faire des groupes, d’énoncer des consignes, de compter les syllabes, et de nous émouvoir. Tout ceci n’empêche pas les jeux de mots plus ou moins réussis, les élégances des uns et les tendresses des autres.

Cette coloc à 4, c’est doux, même si quand la petite voiture est arrivée avec ces trois-là, j’ai eu du mal à croire qu’S. n’y était pas, elle l’avait dit pourtant, mais je n’y avais pas cru jusqu’au dernier moment. Cette coloc à 4, ce sont les récits au petit-déjeuner, les morceaux de textes lus, les nôtres ou ceux des autres, les ragots et les secrets, les pâtes sans gluten et les céréales sans lait, mais il n’y a pas que des sans, puisqu’il y a beaucoup d’avec, avec des rires, de l’amitié, des confidences, des complicités, des sensibilités débordantes. Avec nos vies qui avancent.

Il y a des spectacles qui me font frissonner, des voix et des ukulélés, cette si belle énergie des filles pieds nus devant les terrasses et les idées de chants qu’elles me donnent pour ma chorale militante ou une fanfare de cinquante-six musiciens – et c’est comme si R. répétait ce chiffre pour le plaisir, cinquante-six, comme s’il n’y croyait pas lui-même, et alors pourtant que c’est bien lui, le point de départ de tout ça. Il y a des ateliers que j’anime, d’autres où je suis animée, où je creuse un peu l’air de rien mes personnages, où j’écris un morceau qui ne devait jamais être écrit, mais après tout pourquoi pas, peut-être que c’est parce qu’O. nous demande d’écrire une fugue, et que ce texte, finalement, c’est tout ce dont il s’agit : quelque chose où l’on s’enfuit.

À La Cale, nous avons les pieds dans le sable, les marmites de moules qui arrivent par piles, le coucher de soleil et le piano de libre, mais JM n’a pas ses partitions. Tant pis, il y a des chansons gueulées d’une table à l’autre, pas le même répertoire que ce qu’on y chante d’habitude, mais heureusement que les choses changent parfois, n’est-ce pas ? Je n’en reviens jamais, de l’atmosphère de ce lieu-ci, perdu dans les dunes, improbable et en vie.

Dans un atelier de B., je découvre l’exercice d’immodestie, que j’ai très envie de faire faire à tou.te.s les aimé.e.s qui m’entourent, je me dis que je proposerai ça peut-être à une soirée filles ou… C’est ça, il y a des ateliers que j’anime, et d’autres où je suis animée : fous rires, blocages, envies, idées. Dans les trajets à vélo, je pense à la journée ou à tout à fait autre chose, c’est ça qu’est bien. Dernier soir, les garçons se succèdent au piano et c’est si beau, quelques chants mais pas autant qu’avant. Denier matin, il faut quitter les amies et ma voix essaie d’étouffer des sanglots, c’est encore une fois que c’est un peu trop, la fin de ce festival-là avec la fin de la vadrouille et le retour à l’appartement d’à côté sans l’amoureux, c’est un peu trop douloureux.

Mais quel été ç’a été, ça !

Il y a le bonheur et la chance de rentrer dans un appartement quand même si parfait, et à l’aube du lendemain matin, il sent déjà les madeleines aux tomates séchées, et je passe la journée dans le déni de la rentrée : d’un brunch à un goûter, des amies au bout des mots, juste comme il faut. À 22h, je me décide enfin à préparer mon lundi, et puis ces semaines de rentrée comptent toujours comme quatre. Je fais des grands écarts : j’ai un groupe de diplomates le matin et des lectures pour les enfants dans des parcs les après-midis. J’aime ce groupe du matin, en secret je les appelle les diplodocus, rien par rapport à leur âge, mais juste pour la fantaisie. Ils sont timides au début puis de moins en moins au fil des jours, jouer au Qui est-ce ou à la bataille navale avec un attaché militaire implique beaucoup plus de stratégie que d’autres fois. L’après-midi, je fais des kilomètres pour rejoindre des lieux connus ou secrets ; on s’installe sous les arbres ou dans les bibliothèques s’il fait trop moche ; cette année, je m’installe différemment : mon spectacle, ce n’est plus les livres de mon binôme, mais les bouilles des enfants. J’aime leur air concentré, leurs frayeurs et leur enthousiasme, leur envie de tourner les pages, leurs rires et parfois encore plus fort, ceux de leurs parents. L’ambiance change du tout au tout en fonction des parcs et des quartiers, ici les gamins qui ont du mal à rester plus d’une histoire, ou à lâcher leur tablette, là, celleux qui restent deux heures d’affilée suspendus à nos lèvres et qui connaissent déjà la moitié des histoires, oh oui celui-là on l’a déjà pris à la bibliothèque. Ca me chiffonne un peu qu’ils soient si jeunes et que ce soit déjà si présent, ces différences ; quelque part, ce festival et ces lectures, c’est ma petite part de lutte contre l’inéluctable.
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Quelques nuits d’affilée, je cherche à voir des étoiles filantes mais je n’en trouve pas, tant pis, la ville est belle noire aussi. Quand le soleil est enfin là, je profite de la terrasse clandestine à tout va et j’y invite des ami.e.s. A. vient bruncher même si ma brioche n’a pas levé, plus tard, dans une rue pas loin de chez moi, on passe à la camionnette de récup’ bio pour remplir nos sacs, et puis on part faire du vélo au bord du petit lac. J’aime cette improvisation, prolongé par une invitation que je fais à A*. de venir dîner. Elle débarque au dernier moment, et reste jusque tard dans la nuit, il y a des mots des mots des mots, et si on ne sait pas trop à quoi la nuit debout a servi, elle a servi au moins à ça, à cette rencontre-là.

Une bière à la guinguette du parc avec ma C., je relis des histoires qu’elle a récoltées et ça m’émeut à souhait. Un grand wok de légumes, un soir à plonger dans la langue de Loïc Demey ; dans ma boîte mail, le carton d’invitation à l’exposition avec photos et textes que j’ai fait écrire en atelier. Quand je dois rentrer sous la pluie, je pense aux infusions Marco Polo ou choco que je ferai en arrivant, et ça réconforte. Mon nouveau chocolat préféré est au citron et au poivre mais il est introuvable ici, je fais germer des graines de moutarde et prends des billets de train moins de 48h après être rentrée. J’écoute passionnément la nouvelle émission de Slate, Transfert, je pioche des choses qui attendent depuis trop longtemps dans ma bibliothèque et je jette des coups d’oeil à l’automne sans savoir s’il s’annonce déjà trop rempli ou trop vide.

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Le garçon d’à côté rentre un jour, et c’est délicieux d’avoir des soirées partagées ; c’est la première fois depuis trois ans que mes soirs ne sont pas travaillés, et je n’en reviens pas de tout ce temps, préparer à manger en bavardant, monter un plateau sur la terrasse clandestine, rester à discuter dans le radeau pendant des heures, et soudain improviser un week-end à vélo : quand il me propose un itinéraire qui traverse trois pays, je bats des mains, oh oui oh oui oh oui ! Alors le lendemain à peine, je sors de cours à 12h45 et nous montons dans un train une heure plus tard à peine, direction le Luxembourg. Deux jours et demi à pédaler, à bivouaquer, à chercher au fond de nos cerveaux de vieux restes d’allemand, et je me marre à chaque fois qu’il veut s’arrêter lire les panneaux. On est le long d’une ancienne voie ferrée, dans les textes on pioche des détails dont on pourrait faire des nouvelles. Mots silences mots rires, ma veste en laine sent le feu de bois à cause du biolite, et nous passons le week-end à grignoter des bretzel sans jamais savoir si nous sommes en Belgique ou en Allemagne. Et toujours cette conscience aiguë de la chance qu’on a, de pouvoir passer d’un côté comme de l’autre sans que ça ne pose de problème à personne.

Les frontières qui me restent sont celles que je me suis mises, un jour ou une année d’étourderie. J’essaie de les gommer depuis.