au niveau de votre cœur

Ici, dans les matins déjà chauds de cette fin juillet, les bords du lac Léman se parcourent à vélo jusqu’à la bibliothèque que le garçon d’à côté m’avait fait visiter dans une autre vie, à la préhistoire, et je m’installe à une table, puis à une autre et encore une autre au fil de la journée. Je pose mes doigts sur le clavier avec dans l’idée d’écrire, de reprendre ce roman commencé il y a trop longtemps, et dont je voudrais voir le bout là où pour l’instant je ne vois que des bouts, des morceaux épars qu’il faudrait trouver comment réorganiser. Au début de l’été, dans la maison des Vosges, J. m’avait tendu une chemise bleue qui contenait les 52 feuilles recto-verso imprimées, voilà, il n’y avait plus qu’à. Je les avais relues dans le jardin, et tout le temps passé avait joué : ce qui était à garder et à jeter me paraissait soudain plus clair, ainsi que de possibles avancées ; mais bien sûr, ce n’est pas le tout de le remarquer, encore faut-il s’élancer.

Ici, dans les matins moites, je mets la vadrouille sur pause ; quatre semaines tout pile que j’ai pris la route, il en reste moins de deux, souvent quand je suis dedans, j’ai l’impression que ça pourrait durer toujours, que je voudrais que ça dure tout le temps ; mais quand je retrouve Bruxelles, l’appartement d’à côté, les présences que j’y ai laissées, je sais (je me convaincs ?) aussi que c’est bon de revenir, que les deux se nourrissent, se chérissent, se complètent. Mais je crois que dans mes mots ici, d’été en été, je me répète.

Avant de partir, il y a eu ce mois de juin qui n’en finissait plus de tomber du ciel, des draches infinies et des orages fous, et les oiseaux encore plus, qui continuaient à chanter dessous. J’ai passé des soirées devant la baie vitrée comme d’autres devant la télé, les éclairs dingues à imprimer dans les pupilles et le velux qui crépitait sous les gouttes. Un samedi, la soirée filles avec un cerveau chacune avait lieu à la maison, et on recevait des textos qui disait j’arrive après la pluie, et entre celles déjà installées, on s’extasiait devant le spectacle qui s’offrait. J’aime qu’il y ait eu ces rires-là, ces mots-là dans ce salon, c’est comme un supplément d’âme ajouté à l’appartement d’à côté. Je ne sais plus à quelle heure elles sont presque toutes parties, mais je sais qu’après, à six mains, on a rangé, en finissant encore quelques verres de vins ; des histoires trainaient sur le canapé, j’aime bien les collectionner.

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 Deux semaines plus tard, l’appartement était à nouveau rempli, de mêmes têtes ou bien d’autres, quelques amies acceptant de jouer le jeu de mes expérimentations plus ou moins hasardeuses, un atelier mêlant écriture et cuisine végétale, ça vous dit ? J’ai la chance d’avoir autour de moi de celles qui disent joyeusement oui. Entre un cheesecake aux fraises et une tartinade de pois cassés à la menthe, il y avait tous ces mots à s’échanger, ça parlait famille et transmission et quand on y pense, c’est évident, que la cuisine amène à ces mots-là, mais je crois qu’au fond on ne s’y attendait pas. Le soir, il y a celles et ceux qui ont débarqué elleux aussi les mains pleines, et le festin que ç’a été. Les amies passaient la porte en disant chacune à leur tour sans s’être concertées, tu pourrais me prêter quelque chose à lire pour cet été ? J’adore ça, sonder les envies et réfléchir devant la bibliothèque colorée, savoir que mes livres, de cuisine y compris, sont entre de bonnes mains, et pouvoir partager les mets et mots qui me font tanguer.

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 De juin qui paraît si loin, ce sont ces trois choses qui me reviennent en premier à l’esprit, la pluie, et ces deux soirées amies. Si je creuse un peu, je me souviens aussi d’avoir pleuré en essayant de remplir ma déclaration d’impôts et en m’y emmêlant les pinceaux. D’autres larmes, d’un tout autre genre, celui du possible effleuré, pendant les 200 premières pages de Piano-trip, prêté par C*, cette musicienne et ce photographe qui font le tour d’Europe à vélo en tirant un piano pour improviser des concerts n’importe où. Ce bonheur de lire ça et mon émotion incroyable me dépassaient à chaque fois. Je me souviens des couloirs blancs de l’hôpital pour une visite de contrôle, presque six mois après l’embellie, et de l’homme qui m’a dit, au niveau de votre coeur, tout va bien, et j’ai gardé cette phrase en bouche toute la journée qui a suivi. Je me souviens aussi, bien sûr, de ma soeur venue passer quelques jours avec nous, de nos rires et larmes, de nos rires aux larmes, et de nos longues discussions. De son passage, il reste dans le placard deux tout petits verres colorés, pour les minuscules choses à fêter. Je me souviens encore de tas d’examens oraux à faire passer, de projets d’ateliers clôturés ou presque, celui qui donnera lieu à une exposition photographies et textes au début de septembre, et ma hâte de voir le résultat ; celui qui donnera on ne sait encore quoi, mais qui donnera quelque chose c’est sûr, qui donne déjà, qui m’accompagne. J’ai prêté des livres aimés aux participant.e.s pour avoir une bonne raison de revenir à la rentrée, au moins pour les récupérer. Je me souviens enfin de la douceur de découvrir In Lakesh un dimanche soir dans une salle de spectacle ; d’une soirée avec Ce. à se redire les choses ; d’un copain débarqué à Bruxelles pour quelques heures à peine pour jouer sa pièce de théâtre, et de nos fous rires tout le long. Je me souviens aussi que j’étais fatiguée et que j’attendais de partir, mais qu’il y avait cette ambiance de fin d’année, à vouloir accrocher les choses et retenir les gens, et à tout chercher à vivre en même temps.

Et puis il y a eu les vacances, la vacance, celles que j’ai la chance de voir revenir souvent, celle que j’essaie de greffer à mon emploi du temps. Environ deux heures après mon dernier cours, ma gorge se mettait à piquer, et quelques jours plus tard, une otite me clouait au lit. La vacance, voilà, là où le corps s’autorise à lâcher, là où plus personne ne l’attend. Un sac à dos encore fait n’importe comment, des trains des trains, pas les mêmes que le garçon d’à côté puisqu’on part chacun du nôtre, trois heures de correspondance à Nancy passées à me dire que j’aimerais m’assoir au piano sans jamais oser le faire. Pourtant, la description du vélo commandé sur internet quelques jours plus tôt dit aussi à l’aise partout que partout et j’ai décidé d’en faire un mantra pour l’été, mais ça ne s’improvise quand même pas comme ça – au fond, j’aurais pu m’en douter, mais même pas.

Dans la grande maison amie des Vosges, je me laisse soigner en regrettant de ne pas être plus amène, je m’endors n’importe quand et n’importe où, canapé herbe du jardin à table même quand j’écourte les repas. Malgré les médicaments en beaucoup trop haute dose à mon goût, il y a le thé aux myrtilles, le chat qui se prélasse, le vernissage de l’ami photographe, une charlotte aux fraises, et des crèmes de rhubarbe à l’amande. Je lis un roman que J. m’a prêté ; dans mon sac à dos je n’ai volontairement pas mis de bouquins, expérience du monde de voir ce qui me tomberait entre les mains (mais expérience contrôlée, je sais que les amies que je vais croiser ont de belles choses à partager). Je passe mes journées à écrire ou à faire semblant, mais quand même au bout de la semaine, il y a un petit projet qui a bien avancé.

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 Je remonte dans un ou deux trains, je m’épuise beaucoup, l’otite n’y est pas pour rien. À la gare de Nantes, je retrouve mon amoureux qui me dit des mots doux à l’oreille, mais l’autre, pour que je les entende. Il y a l’appartement des copains qui nous accueillent comme des rois, et la folle semaine qui suit. Je mets du temps à trouver ma place dans ce grand groupe, et presque autant à pointer exactement ce qui me rend les choses difficiles. Dans la cour, sur un grand fil à linge, sont suspendus des portraits de chacun.e avec un objet bifurquant dans les mains choisi par ses soins, j’ai un bloc de tofu soyeux comme d’autres une lampe-torche ou une ficelle. Tant de gens à rencontrer, dans les AG du matin, j’ai l’impression de remarquer à chaque fois de nouvelles personnes, ce n’est pas une semaine qu’il faudrait, mais une vie peut-être. Et puis ce n’est pas mon univers, alors souvent, je suis persuadée de ne pas savoir comment faire. À la fois, c’est bouillonnant et plein d’apprentissages ; une séance de yoga ashtanga, des heures à faire des tawashis en collants filés, O. m’initie au code et ce que je programme nous offre des phrases poético-aléatoires comme le ciel nuageux aboie quand les oiseaux le veulent et Amélie frôle le fond de la nuit, et je suis fascinée par ce nouveau langage qui m’ouvre des mondes. Je le lui fais savoir par de grandes exclamations quand ça marche et que je lève les bras au ciel. Il me dit plus tard que les initiations avec de l’enthousiasme comme ça, ça lui fait sa journée. Le vendredi matin, j’apprends à faire de la reliure japonaise et je fabrique un carnet qui accompagnera la suite de la vadrouille, tant qu’à faire. La veille, j’avais animé deux séances de bibliomancie, une dans l’après-midi et une le soir sur scène et ç’avait étonnamment bien pris ; je leur confie à la fin qu’en choisissant quelques livres le matin, j’avais posé la question à quoi ressembleront les présidentielles 2017 ?, et que le texte avait répondu tout le contraire de la démocratie, alors on espère que tout ça ne reste qu’un jeu, qu’un jeu, même si les livres avaient aussi dit qu’on gagnerait bon an mal an ce match de demi-finale projeté sur un drap à côté de la scène dans le canyon secret au beau milieu de Nantes.

Un gâteau met six heures à cuire au four solaire construit la veille, pendant ce temps dans un coin, on réfléchit à comment mettre en place un système d’apprentissage de la langue des signes, un groupe s’attelle à la fabrication d’une pédale de loop DIY et plus haut, on s’interroge sur les enjeux d’un biolab, et un homme transforme de vieux lecteurs de disquettes en instruments de musique. Quel monde étonnant que celui-ci où le garçon d’à côté m’embarque, où je n’aurais sans doute jamais mis les pieds autrement. Si on y pense, c’est drôle de faire la liste des choses qu’on s’apporte, même si parfois on utilise le verbe contaminer parce que ce n’est pas toujours tout à fait aussi gai. Quand il me dit au bout du fil qu’il a pour la première fois levé le pouce seul et qu’il a aimé, je bondis de fierté. Un soir, la meilleure des meilleures pizzas, et Mélodie qui est magiquement là pour un verre dans un bar à lampions. Un autre soir, le dernier, sur une péniche, il fait enfin des températures d’été, nos vélos nous ont été livrés quelques jours plus tôt, et je n’ai qu’une envie : pédaler.

Il y a un bonheur indicible à être à vélo sur les routes de France ; on en parle depuis longtemps, ce voyage se situe quelque part entre le défi et la cohérence : l’an dernier, on avait relié Nantes à Orléans, cette année, on continuera le chemin dans le même sens, cette route dingue qui, si on la suit jusqu’au bout mène à la Mer Noire (la-mer-noire !!), on la quittera bien avant, c’est qu’à Lausanne, le garçon d’à côté, on l’attend. Nous prenons donc le train jusqu’à Orléans, 800 bornes en tête, et la fillette à côté est une histoire à elle toute seule, une goutte de gel anti-bactérien au creux des mains, elle demande à sa mère, ça y est, ils sont tous partis, mes microbes, là ?

En 24h à peine, mes jambes sont déjà couvertes de bleus, mes pieds mes épaules de traces de bronzage hasardeux. Mais bon sang, j’aime tellement. Au début, il faut trouver ses marques (ailleurs que sur le corps) ; nouveaux vélos jumeaux à nous, sacoches trop pleines qui nous obligent à faire des colis dans une matinée mémorable entre débrouillardise et plan foireux, heure du réveil qu’on a du mal à respecter, petites étapes pour se mettre dans le rythme.

Et puis plus tard, ça ressemble à ça : émerger dans les heures fraîches, mettre les pieds dans la rosée, faire le compte des limaces installées partout dans nos casques et sur nos sacoches et leur souhaiter une bonne journée en les faisant doucement dégager, ranger les affaires et démonter la tente des jours meilleurs comme on a décidé de l’appeler, remettre les sacoches sur les vélos et décoller, et chaque matin, mais tu as cru qu’on était en avion ou quoi ?!, pédaler dans le jour qui monte, parfois si c’est beaucoup trop tôt parce qu’on ne voulait pas déranger les fermiers, le canal fume encore et je suis heureuse de voir ça, et puis après dix bornes, un petit-déjeuner, une boulange ou des choses piquées dans les sacoches.

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J’aime ce que m’apprend le vélo, une forme de persévérance, quand on a l’impression qu’on ne viendra jamais au bout de ces montées, et qu’il suffit de se mettre sur petit plateau petite vitesse, et de pédaler, à un moment on va bien y arriver. Au sommet, il y a des carrés de chocolat ou le garçon d’à côté qui me tend une gourde, ça me fait rire et mon père dans des textos suggère qu’on se mette au Tour de France. Le dénivelé me laisse le temps dans les montagnes du Jura de saluer les fleurs sur le bas-côté, je leur parle dans ma tête, est-ce que parfois quelqu’un prête attention à vous ? Et puis je me concentre sur le souffle, comme un apprentissage valable tout le reste de l’année. Les pauses de midi sont les plus longues, le pique-nique s’étire et les heures de mi-sieste mi-lecture se multiplient. On repart, et il y a toujours de petites intermittences, s’arrêter pour du ravitaillement, partager une nectarine, applaudir quand on tombe sur un point d’eau sans l’avoir cherché, faire une toilette de chat, une lessive, accrocher nos affaires mouillées sur le porte-bagage pour qu’elles sèchent, se brosser les dents à n’importe quelle heure de la journée. Parfois, des diabolos menthe qui rendent toujours plus amoureux, dans les cafés de campagnes, ou des thés s’il a plu et qu’on roule depuis trop de temps sous l’eau. Nos capes de pluie sont les meilleures et je les remercie à chaque fois qu’elles nous sauvent, même de la grêle. Des repas sur les places des villages, ou au bord des plans d’eau, un soir à se baigner dans la Loire, et ce fleuve immensément dingue à retrouver chaque matin. Après, il faut trouver un endroit où bivouaquer, un champ fauché, ni trop visible ni trop plein de moustiques, monter la tente des jours meilleurs et aller chercher du bois pour le réchaud, et soir après soir voir la lune devenir plus ronde, oh, ça y est, elle s’est allumée ! On s’endort à peine la nuit tombée, dans nos duvets accrochés – nous, nos duvets – l’un à l’autre, dans les bruits qui nous entourent qu’on cherche à reconnaître et à apprivoiser. Un crépuscule, le spectacle offert d’un chevreuil qui vient manger tout le long de la haie, nous sommes à contre-jour et le vent est dans l’autre sens alors là, invisibles et silencieux, nous pouvons nous émerveiller. Et puis l’écureuil qui file à côté de nos roues, l’âne à l’air si dépité sous la grêle que ça en devient une blague récurrente, les buses qui planent au-dessus de nous, les hérons si majestueux qui s’envolent quand nos vélos approchent, les sauterelles géantes et les lièvres sur les bords des chemins.

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 Il y a moins de rencontres – d’humains, j’entends – qu’en stop, parce que souvent, les conversations se limitent aux provenances et aux destinations, et à un commentaire comme je vous admire, ou vous en avez, du courage ! En fait, exactement comme en stop, sauf qu’après, normalement, il y a le temps du trajet en voiture qui permet d’aller plus loin. Mais pour les rencontres impromptues, on remarque que le vélo inspire plus de confiance que le stop justement, que les gens adressent plus facilement la parole ; là où l’autostoppeuse ne fait rien (pour la société), la cycliste accomplit un genre de performance – qui me dépasse tout à fait. Je suis simplement ravie d’être les deux, en fonction des vies et des envies, à jongler à qui mieux-mieux. Et ce courage, comme il me fait rire, parce que dans ma tête, c’est plutôt : dilater le temps, s’étirer au soleil et s’imprégner de l’odeur du feu de bois, guetter les mûres (pas mûres), avoir le temps d’être amoureux, grignoter des abricots et des biscuits au sésame, saluer les champs de coquelicots, collectionner les noms de hameaux, les petits oiseaux, les grands oiseaux, les chaussons, et faire des jeux de mots dès que c’est possible, et applaudir les panneaux quand le nom de notre étape y apparaît, alors vous parlez d’un courage, franchement.

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 Il y a moins de rencontres, mais il y en a quand même, et des improbables ! Cet homme qui nous raconte qu’il construit un empire et sur lequel on fait des tas d’hypothèses après coup, ce réparateur de vélos haut en couleurs chez qui on passe alors qu’il aurait dû être fermé depuis bien longtemps, cette femme qui pédale toujours seule et qui me dit, après qu’on a discuté de la Normandie (petit monde, oh tout petit), je viendrai vous voir à votre festival de poésie !

La plus belle nuit se déroule à Pouilloux, dans un champ avec vue sur les sapins, déjà comme un air de Jura. Mais il faudra se souvenir qu’un bon sommeil n’implique pas une bonne journée, puisque celle d’après est une petite catastrophe ; mes tendeurs ont disparu, le téléphone du garçon d’à côté ne marche plus, mon vélo se met à faire un bruit étrange, qu’on empire en essayant de l’améliorer, et le balisage a oublié d’être efficace, ce qui nous emmène sur une départementale beaucoup trop dangereuse pour beaucoup trop longtemps. On hésite à rebaptiser Monceau-les-Mines, cause de tous nos déboires, en Montceau-les-minables ou en Montceau-les-mines-le-moral (mille pardons si par hasard des lecteurs.trices y habitent), et le garçon d’à côté propose d’instaurer un jour de repos complet après chaque tranche de huit jours de vadrouille. Pour contrer cette journée pourrie, je me félicite d’avoir le matin acheté en même temps que du pain, un sachet de pâtes de fruits. On les mange allongés dans l’herbe en parlant parlant parlant pour ne pas que les déboires nous éloignent.

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 Les trois nuits dans les vrais campings, j’ai l’impression de basculer dans une autre dimension spatio-temporelle, les gens écrivent lentement et avec application nos noms sur le petit reçu, tout est doux et étiré, quelle est donc cette réalité ? À Sancerre, il faut bien boire un verre de Sancerre même si le soleil tape bien trop fort et que l’après-midi ensuite est cotonneux, c’est que la montée était rude, mais vaut mieux ça que le canal latéral parfois un peu trop monotone. Mais qu’importe, on se met à jouer à qui suis-je ? pour ne pas s’ennuyer. La renouée du Japon envahit le chemin, tandis que mes pensées, elles, s’espacent et se laissent de la place.

Mais c’est une bulle qui peut à tout moment exploser, comme ce matin-là en allant boire un thé, le grand écran annonce Nice : 84 morts dans un attentat, je reste hébétée. Plus tard, une discothèque sur le chemin s’appelle le Bataclan, cette journée ne ressemble à rien. Sur la place du village où l’on s’arrête pour pique-niquer, l’église se dresse, avec peint sur ses murs, liberté égalité fraternité, et on se fait la réflexion que ce n’est pas souvent. Je trouve le lieu charmant jusqu’à ce que le garçon d’à côté revienne de l’épicerie en racontant la phrase attrapée au vol en entrant, beaucoup trop raciste pour que je réussisse à l’écrire ici. Sous nos yeux, un employé municipal met tous les drapeaux de la mairie et du monument aux morts en berne, j’ai la gorge nouée. Le lendemain, on achète le journal pour essayer d’en savoir plus, journal qui se fera détremper pas longtemps après par la pluie, peut-être que c’était un signe, ne pas laisser la bulle éclater, mais mille pensées, mille pensées.

Un jour un peu plus loin qu’à mi-chemin, c’est le jour des retrouvailles. Nos amis Ana&L nous rejoignent, pour, comme l’an dernier, un peu de vadrouille en joyeuse équipée. Ils ont leurs vélos prêts-mais-pas-tout-à-fait pour partir faire le tour de l’Eurasie à la fin de l’été, on se dit que dans leur tourbillon d’avant-début, on a de la chance de les avoir quelques jours à nos côtés. On fait une sieste en attendant leur train, c’est une micro-étape, juste histoire de dire que. C’est que le soir, nous débarquons chez Mam, et qu’A. de Bruxelles aussi est là, et d’autres copains encore, ça en fait, un joyeux brouhaha. Mam a préparé un festin qui vient consoler des mauvaises nouvelles mailesques (décidément, on devrait rester coupés du monde toute l’année), falafels et pakoras, salades et tarte au chocolat. Je me disais en attendant les amis que tous ceux-là devraient bien s’entendre a priori, et à peine plus tard, Ana me rendait un livre qu’elle avait adoré et que je lui avais prêté il y a quelques mois – c’est justement Mam qui me l’avait offert il y a bien bien longtemps de ça, alors oui, a priori, et puis après aussi ! Le lendemain avant de partir, c’est moi qui me fais prêter un livre par Mam pour continuer la vadrouille, De ça, je me console m’accompagne sur la route, et je tombe en amour de la poésie de cette langue-là.

Les jours avec Ana&L ont un goût d’évidence, tout est simple, les deux réchauds à bois côte à côte et les deux techniques différentes pour l’allumer, l’idée est de faire monter le niveau des repas parce que je leur ai demandé, est-ce que dans votre voyage, vous pensez que cuisiner va vous manquer ? Quinoa et lentilles corail aux carottes et au lait de coco à côté d’un champ de maïs, une bouteille de vin partagée, et des rires, et des rêves, et des mots. J’aime leur façon d’aborder les choses et leur voyage, ce à quoi ils ont pensé, ce qu’ils ont laissé de côté en se disant on verra bien, ah oui ça me parle, et j’ai hâte de l’après, de leurs histoires et de leurs anecdotes.

Quand on se sépare quelques jours plus tard, c’est un peu la chouine et pendant quelques kilomètres, on n’a plus trop envie de parler. C’est que c’était gai ! Finalement, la journée nous réserve encore bien des surprises et la plus grande côte du voyage, de nuit en plus, pour pimenter le tout. On parle des choses à imaginer ou à construire sur nos vélos pour les rendre encore plus chouettes, d’objets à troquer dans nos sacoches contre d’autres plus utiles, on se projette déjà dans un autre voyage comme celui-ci, c’est que les derniers jours, je suis partagée entre la joie d’arriver, de relever notre défi, et la tristesse de se dire que c’est fini. Aucune envie de redevenir sédentaire et sous la table de la bibliothèque d’où je vous écris, mes pieds trépignent à l’infini. Mais quand même, c’est un mélange d’énorme bonheur et de fierté qui vient gonfler le ventre quand dans la vallée de Joux, se dressent les deux petites cabanes de la douane, l’une avec un drapeau français, l’autre avec un drapeau suisse, peints sur les côtés. On y est arrivés on y est arrivés ! Oui, on a eu un peu peur du dénivelé, mais en fait ç’a été, promis Jura, on y arrivera ! Je crie dans la vallée pour la joie de l’écho, et les rires se répercutent dans les montagnes. La descente à grande vitesse et soudain, le premier lac. Le garçon d’à côté y a plein de souvenirs, il me les raconte à coup d’ici et là.

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 J’ai toujours ma tendance catastrophique à ne pas me souvenir des noms propres et à renommer les choses comme ça vient dans ma bouche, le col du Mollendruz est devenu celui du Malotru, ce qui fait rire le garçon d’à côté à chaque fois, et la pommade anti-moustiques qu’il cherche en vain dans les pharmacies une pommade au cuberdon. Nos discussions n’ont parfois ni queue ni tête mais beaucoup de fantaisie, et toi, si tu pouvais habiter dans un nuage, lequel tu choisirais ? Celui en grosse meringue, ou celui en tiny house ? On rêve d’habiter ailleurs et on imagine d’autres vies, on aurait une yourte à côté de celle de nos amis et on l’appellerait la yourte aux fruits.

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 Finalement, le col du Malotru n’est pas si terrible, on y est même un jour plus tôt que prévu. Un message de la mère du garçon d’à côté propose qu’on se rejoigne pour un resto, et je trouve ça tellement drôle, comme suggestion. Je demande, ils vont vraiment faire 2h30 de route aller-retour pour manger avec nous ?! Et il hausse les épaules, ah ben ils en sont capables hein. On a donc rendez-vous deux heures plus tard, juste eu le temps de descendre le col et de trouver un spot de bivouac pour la nuit sous la pluie (et d’apercevoir quatre chevreuils !), on se change dans un mini-abri, essayant de nous rendre plus présentables, une paire de boucles d’oreilles attrapée au fond d’une poche, c’est qu’on traîne depuis quinze jours avec nos trois mêmes vêtements qui en ont fait, des bornes, et que toutes mes affaires préférées sont trouées. L’ambiance est joyeuse et la cuisine délicieuse, les serveurs rigolos. C’est chouette, comme dernière soirée de périple, complètement inattendu (nous qui pensions manger encore des coquillettes 3’ sur le réchaud à bois) (meilleur repas du monde ceci dit, il a un goût fumé de liberté). Au retour, la route a séché, on plante la tente des jours meilleurs pour la dernière fois de l’été, un panneau indique Lausanne à 23km, nous ferons même un rallongis le lendemain pour le luxe de longer le lac, et pour reporter encore un-peu-tout-ce-qu’on-peut la fin.

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 Le rendez-vous de suivi de l’embellie a eu lieu il y a un peu plus d’un mois, mais je crois qu’aujourd’hui, au niveau de mon coeur, tout va toujours bien.