Ce soir, en piochant pour la quatrième fois en l’espace de trois jours dans le joli livre de recettes végétaliennes, et en enfournant un brownie aux noix du Brésil, je me dis que j’aimerais que le monde n’ait rien de mieux à faire que de surveiller la cuisson d’un gâteau, mais pas tout en vaquant à d’autres occupations, non, plutôt en s’asseyant en tailleur devant le four, trente-cinq minutes à se concentrer sur l’effet de la poudre à lever, sur l’odeur qui viendra, bientôt, prendre les narines. Quatrième fois en l’espace de trois jours, donc ; tout ce temps j’aurais préféré écrire, mais les mots ne viennent pas, alors je me console, moi et les autres autour, à coup de gourmandises, des douceurs sucrées en espérant en vain que ça puisse contaminer – ou sauver – le reste.
J’ai marché comme des milliers d’autres, et croisé dans les rangs des amis et d’autres en devenir, j’ai frissonné dans les vagues d’applaudissements et dans les silences, les crayons qui venaient orner bonnets et cheveux, ceux qui retenaient les chignons, et ceux qui surgissaient dans les poings. Point. J’ai peur des élans de la foule, mais peut-être plus peur encore du manque d’élan, parce que c’est ça encore la vie, et quand ma maison était en Asie centrale, j’avais mille regrets de ne pouvoir me joindre dans les cortèges aux couleurs des arcs-en-ciel. Alors cette fois, je suis de ceux qui avancent serrés les uns contre les autres, de ceux qui emplissent les rues, qui les prennent à bras-le-corps, bras dessus et bras dessous, de ceux qui se tiennent, essaient de se tenir debout.
Les nuits nous réveillent en sursaut, le garçon d’à côté allume la lumière et nous essayons de nous rendormir enlacés, nos cauchemars tour à tour jusqu’au lever du jour. Alors il faut bien parler du monde et essayer de comprendre, poser toutes nos questions, oui, les poser en vrac, les déposer, une à une, ces interrogations immenses qui engloutissent, ces incompréhensions, ces révoltes. Dans la montée qui nous ramène à l’appartement, il demande, est-ce que tu te sens bloquée ? et oui, c’est difficile de ne pas buter sur le monde, de ne pas trébucher.
Un matin de décembre, dans le train qui m’emmenait vers un atelier avec un groupe de femmes dites « éloignées de la lecture et de l’écriture », je me demandais si le jour allait se lever avant qu’on n’arrive – je me souviens avoir pensé les yeux mi-clos, peut-être pas, peut-être que le ciel va rester comme ça, bas et blanc à jamais, avec la nuit qui vient empiéter à poings fermés. Finalement, le jour avait surgi, le groupe était réduit, le café fort. Cet atelier m’avait bousculée à chaque minute, dans ce que les mots avaient d’authentique et de simple, de découvrir que leurs évidences ne sont pas les miennes, mais pourraient l’être si – un autre monde, une autre vie. A la fin de la séance, quand j’avais demandé aux dames si elles avaient des questions, il y avait eu ce bafouillement : comment on fait pour devenir anima… amina… atelier… Amélie d’écriture ? Amélie d’écriture, mais c’est bien sûr, comment n’y avais-je pas pensé plus tôt, à ce joli rôle dont je veux bien qu’il me colle à la peau.
Alors décision précise, en ce début 2015 qui flageole, cette année sera ça plus que jamais : des jours à s’efforcer de laisser un espace à la poésie, de dégager du temps et des endroits, d’offrir cette possibilité-là aux autres, à ceux qui croient ne pas en avoir le droit, ni l’énergie ou la capacité ; voilà, continuer à dire, à encourager, à porter et permettre les mots. Parce qu’au rassemblement silencieux de mercredi soir, le garçon d’à côté avait préparé un thermos à emmener, et que la phrase de yogi tea disait raise your words, not your voice. J’aimerais que le monde n’ait rien de mieux à faire que de partager une tasse de thé.