remonter le courant et la vie me le rend

Pencher, David Sire

Que reste-t-il des mois quand on ne les raconte pas ? Décembre a disparu d’ici, le début dément de janvier ayant tout emporté sur son passage ; je n’ai pas fait de bilan, ni de résumé, pas tiré de conclusions, je n’ai rien souhaité à ceux qui passent ici – mais en silence si.

Une petite dans son cahier écrit animots après la lecture de L’Afrique de Zigomar, album traîné et lu mille fois, et alors que je lui explique, elle cherche et trouve comme à son habitude réponse à tout ; oui, mais c’est parce que dans le livre, les animaux, ils parlent ; et je devrais m’astreindre à noter ces poèmes du langage que j’ai la chance de me voir offrir plusieurs fois par jour ; coquelicot et coquillage, est-ce la même chose, demande mon étudiant banquier ; ou bien je vois à l’infini du ciel, écrit cette jeune fille en regardant un tableau de Magritte. Parfois, c’est si beau et je le leur dis, parfois, c’est tellement drôle et nous en rions ensemble, Amélie, est-ce qu’on peut dire se ronger pour autre chose ? Par exemple se ronger une pizza ? ou bien quand ils traduisent the lord of the rings par le monsieur des bagues, et cette blague qui reste au fil des cours, et les charades qu’ils ne manquent pas de me réclamer quand soudain je commence par autre chose.

De décembre, que reste-t-il, donc ? Un samedi matin glacial à sauter dans un covoiturage pour Paris, pour retrouver celle qui était ma chef-amie en Asie centrale au-delà des douze heures de route qui nous séparaient, et deux fois le Sacré-Cœur en une après-midi à cause de la vue, mais je crois qu’à ce moment-là, on aurait pu avoir n’importe quelle vue que ça n’aurait même pas compté, puisque c’étaient les mots, nous étions tout aux mots, qui avaient tout remplacé, aux conceptions de vie si différentes et qu’il était si bon de partager. De décembre, une chère amie au ventre rond et au rire en cascade sereine ; de décembre, le garçon d’à côté qui lit de la philosophie pour enfants et fait des parties de patiences en m’attendant. De décembre, l’abandon de mon agenda carré noir que j’avais acheté sur le chemin de la vadrouille quelque part à Strasbourg dans l’été 2013, retour du Kirghizstan, retour à un autre rapport au temps, et ce petit agenda noir carré, je l’avais trimbalé, tout corné tout usé tout rempli de cette drôle de vie, mais place au vieux rose, la couleur m’apaise quand le contenu m’ébahit. De décembre, une fin d’année avec une fatigue en contour du corps, mais une joie profonde de faire ce que je fais – et en janvier aussi.

Pendant les vacances, quelques trains du matin, 10h31, 6h40, 8h27, 7h38, quelques vitres par lesquelles regarder dehors, le givre, le soleil, la neige, la nuit, le jour qui grandit, ces vacances : quelques voyages, quelques sacs, pas assez de temps, comme souvent. Quelques compromis, comme on dit. Avec soi et avec d’autres. Je passe des heures à bouquiner et j’essaie de garder cet élan depuis, toute seule avec moi-même, et Laurent Gaudé, et Claudie Gallay, et Thomas Vinau, et Carole Martinez, et Fred Vargas, et dix autres. Pas tout à fait seule, finalement. Ces vacances-là, enfin le moment pour les rencontres, du garçon d’à côté et de quelques chères présences. Et plus que tout, j’aime ces heures où il suffit de laisser faire les choses, je lui ai tellement parlé d’elle, et à elle de lui, qu’il n’y a presque plus qu’à regarder ce qui se passe, ce qui se noue. Un improbable hasard et quelques trains en retard nous embarquent dans mon restaurant indien préféré avec des amies qu’on n’espérait même pas croiser, finalement, tout coule, dans cette histoire, c’est joyeux à voir.

Il y a ma petite sœur d’Argentine qui m’envoie un guide de survie pendant les fêtes pour les végétariens, et celle d’Australie qui nous appelle à Noël au matin. Même si j’aurais aimé les avoir avec moi pour boire encore un peu plus de vin, c’était bon de les sentir de loin. Ma mère veille jusqu’à tard un soir où on oubliait presque de rentrer, tant elle a hâte de nous regarder déballer nos paquets. Ces fêtes aident à remplir l’appartement d’à côté ; les si jolis bols de mes grands-parents, du thé à foison, de beaux livres à rêver, et de quoi cuisinexpérimenter ; alors depuis, j’y vais gaiement, même si le garçon d’à côté me fait remarquer que dans les dernières minutes de cuisson, je prends toujours un air bougon de ça a raté, c’est pas comme sur la photo, mais regarde c’est pas beau, je suis nulle je sais pas faire ! Mais il a alors sa-voix-qui-apaise qui annule mes doutes culinaires. Et puis au fond, c’est quand même toujours bon.

De décembre encore, il y a un bout d’Italie pour une semaine hors du temps, à cheval sur les ans. Dans l’immense maison là-bas, nous sommes tour à tour cinq et huit et douze, premier jour de l’année, un homme aux chaussettes vertes joue de la guitare, deux femmes tricotent côte à côte en bavardant, les enfants sont montés, mais plus tard descendront sûrement pour une énième partie de Set. Il y aussi une flûte et une clarinette ; un risotto de tomates séchées ; un concert de musique classique pour bien commencer l’année, et des balades en collines et en forêts. Le ciel est fou, ah, fou, au loin les montagnes, au près les rires, le froid si vif et le thé en perfusion. Nous ramenons des provisions ; une cafetière et du café pour parfumer la maison, du parmesan et du nougat en munitions. Un soir, je demande au garçon d’à côté de me raconter ses huit jours de l’an précédents, et tout en moi je pense que c’est quand même dingue de s’aimer autant alors qu’on est si différents.

S’aimer autant que voilà déjà qu’aujourd’hui, ça fait un an et sa moitié, que je l’aime tout entier. Il n’y a pourtant rien à fêter : il est parti travailler pour quelque temps et j’apprends à apprivoiser l’appartement qui me paraît trois fois trop grand. Vendredi, j’ai ralenti pour rentrer et parce qu’on avait dit que ce serait mieux de ne pas se croiser entre deux portes, en coup de vent, non, je voulais garder contre moi l’étreinte du matin, le temps mi chaleur mi chagrin. Quand j’ai finalement poussé la porte, il avait écrit sur une feuille les mots les plus justes que je pouvais attendre, ceux qui faisaient que déjà il me manquait. Mais enfin, j’en profite pour me réapprivoiser moi-même, et quelque part, moi aussi, je me parais trois fois trop grande. A la soirée filles avec un cerveau (chacune), j’arrive avec mille questionnements, mais finalement, je me contente de dire ce dont je suis sûre. Est-ce qu’un jour on parvient à se comprendre tout à fait ? Je relis les mails si réconfortants de ma douce Lotte, je vais au cinéma voir des films qui me font pleurer et réfléchir (mais pleurer), et en regarde encore d’autres le soir enroulée dans la couette ; le matin au réveil, la lune est pleine et rousse. Je jongle entre quatre endroits de boulot la même journée mais j’ai la voix de Sonia Kronlund pour tous mes trajets. Des ateliers à partir d’œuvres surréalistes, des messages cachés avec des collégiens, ces ouvriers qui m’émeuvent au plus haut point, ces femmes éloignées de la lecture, et celle qui explique à sa voisine, mais tu vas voir, Amélie, elle explique bien. Je fais comme si je n’avais pas entendu, sinon je perds tous mes moyens.

L’air de rien, je fais de petits pas dans plusieurs directions ; ma voix dans une chorale de chants de lutte pour clore les semaines chargées, mes cheveux toujours plus courts, un dimanche après-midi à dispatcher des produits pour le groupement d’achats collectif et les cinq litres de jus de pommes-poires qui ne suffiront jamais tant il est bon, un spectacle si poétique de David Sire que j’écoutais déjà il y a bien des années, une virée dans les librairies quand j’ai besoin de me détrister. Parce qu’au fond, cette conviction qui continue de grandir, du bien-fondé de la littérature, des langues et des mots. Comme de décembre, dont il reste aussi un matin où il m’apprend que morbida, ça veut dire doux en italien. Et puis, de janvier cette fois, un mardi midi dans un musée, c’est Mark Twain lu par un comédien : C’est magnifique, de vivre sur un radeau. Alors oui évidemment, à la vie, à l’amour et aux mots.

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il ne sait pas ce qu’il veut, et je trouve ça beau

[Aujourd’hui, je poste ici quelque chose qui n’est pas tout à fait la même chose que ce que j’ai l’habitude de poster. J’ai hésité à publier ce texte sur mon site professionnel, un espace où j’ai envie de faire du méta, d’écrire sur l’atelier d’écriture, mais comme ce lieu pour l’instant ne me plait ni ne me correspond tout à fait, je préfère poser ces mots par là. C’est le (long) récit d’un atelier d’écriture un jour de janvier 2015. Et aussi : des extraits des textes écrits ont été rassemblés .]

lundi 19 janvier 2015

J’ai mal dormi. Mon atelier était prêt depuis samedi après-midi, mais mon inconscient l’a ressassé toute la nuit, réinventant des propositions qui, au milieu des pensées brumeuses, paraissaient soudain géniales et évidentes, et dont il ne restait que des lambeaux flous à 5h45, quand le réveil a sonné. J’ai la trouille. Comme à chaque fois avant un atelier avec un nouveau groupe, pour un nouveau projet, j’ai la trouille. Là, en plus, c’est particulier. Je sors un peu plus de ma zone de confort. Il s’agit d’animer un atelier dans une cellule de reconversion, avec des prépensionnés qui ont été licenciés en même temps que des centaines d’autres des célèbres usines Boël (elles ne portent plus ce nom depuis longtemps, mais c’est encore comme ça que tout le monde les appelle), usines de sidérurgie. Ca tient plus du récit de vie que de l’écriture ludique(-mais-pas-que) que j’ai l’habitue de proposer. J’ai la trouille, donc, j’essaie de la noyer dans mon thermos de thé. J’ai la trouille, mais je la crois nécessaire aussi, elle n’est pas insurmontable, elle est là, juste, le temps du semi-matin et du trajet en train. Je sais qu’une fois arrivée, une fois qu’on sera installés autour des tables, je retrouverai ma voix et mon souffle, je saurai dire.

*

Au fil du trajet, le paysage devient blanc. A la gare, la bibliothécaire qui m’a contactée pour ce projet m’attend et me conduit en voiture jusqu’à la cellule de reconversion. « D’habitude, elles sont installées à proximité des lieux – dans notre cas, l’usine – mais là, non, pas du tout. » Il faut dire que la cellule de reconversion, dans le brouillard et le blanc ambiants, semble n’être installée au milieu de rien. Posée là. Des préfabriqués collés les uns aux autres. J’ai un souvenir de collège qui me revient, quand on allait faire cours d’histoire-géo à ce qui semblait être le bout du monde, dans des salles glaciales. Ca ne manque pas ; quand on souffle ça fait de la fumée.

Les gens, à l’accueil, arrivent au compte-goutte ; je suis assise sur une chaise à côté de la bibliothécaire, un homme, R., vient vers nous, menton en avant, « On va écrire, là, c’est ça ? Mais pour faire quoi ? », et puis aussi, « Pfiou, jusqu’à 16h on reste aujourd’hui, quelle journée, diou, quelle journée ! ». La femme en charge du projet à la cellule de reconversion n’est pas là. Un peu bizarre de démarrer sans la personne qui fait le lien, qui a voulu ça, qui est capable d’expliciter les intentions premières. Mais comme le fait souvent remarquer le garçon d’à côté, tu as vécu un an au Kirghizstan, tous les imprévus du monde, maintenant, tu sais les gérer. Soit.

Bref, pour atteindre la salle, il faut sortir du bâtiment et monter des escaliers à trous casse-gueule avec la neige. On met le chauffage à fond. Je commence à bouger les tables, les rapprocher les unes des autres, faire un grand carré, être plus près – les installations en long empêchent d’entendre les visages, de regarder les voix, et réclament qu’une personne soit au bout, domine. Le carré m’est plus familier, plus familial. On va être prêts, ça va pouvoir, enfin, vous voyez, commencer. Alors ils entrent. La personne qui nous accueille à la cellule me dit qu’il faut qu’on veille à récupérer les bic, ils ont de vraies pattes, et puis elle leur dit, à eux huit, avant de nous laisser ensemble, soyez sages, et je déteste cette phrase, infantilisante à souhait. Ce n’est sans doute pas conscient, c’est sûrement involontaire, ça n’est pas malveillant, et pourtant, ça m’irrite, ça m’énerve.

Elle nous salue, la porte se referme. Nous y voilà. Sept hommes – un autre nous rejoindra l’après-midi, une femme. Tout emmitouflés dans leurs manteaux, écharpes, bonnets. J’avoue qu’il est difficile de faire autrement, il doit faire 2°C. Mais tout de suite, pour écrire, ça complique. De toute façon, il se passera un long moment avant qu’on ne prenne les bic en question, puisque ce qui frappe, d’abord, dans ce groupe, c’est le flot de parole après les premières minutes silencieuses. Comme si soudain, on ouvrait les vannes. On a présenté le projet à deux, puis j’ai expliqué l’atelier d’écriture, j’ai essayé d’aller au-devant des réticences, des mauvais souvenirs d’école, de la hantise de l’orthographe et des consignes non-respectées, je dis aussi, je suis française et j’aime tellement, tellement apprendre de nouveaux mots, alors ne croyez jamais que je me moque si par hasard je vous demande de répéter, et puis encore je veux bien vous apprendre des choses sur l’écriture, mais vous m’apprendrez tout sur votre expérience.

Et alors à partir de là, il y a cette parole qui coule, le tour de table qui commence et qui semble ne jamais finir, parce qu’il y a trop à dire, ça déborde de partout, jamais je n’ai vu ça, chacun rebondissant sur les mots de l’autre, un haussement de sourcils de ma part me donne droit à une frise chronologique et à un organigramme de l’usine, et puis on me dit, ah, il faut qu’on te fasse un lexique, parce que clairement, je ne connais ni leur langue, leurs sigles, ni leurs signes : CoCon, TCC, laminoir à froid, FI-BO, le coïl, la brame ou la paille (et là encore, ici même, est-ce que je les écris correctement, est-ce que je les retranscris de manière juste ?) Laborieusement, essayer de recadrer, j’hésite entre laisser faire, laisser dire, et garder en tête mon déroulé de la journée – je sais qu’il est important, ce moment où le groupe se fait, où chacun se dit. Dans ces premiers quarts d’heure, il y a déjà beaucoup, des souvenirs évoqués qui en révèlent mille autres, des gestes, des mimiques, des noms qui fusent, ceux dont on a oublié les visages, ceux dont le patronyme reste sur le bout de la langue ; et puis ils sont avides de curiosité, quel regard poserons-nous sur eux, nous qui ne connaissons rien à ce monde, moi je ne sais ni les marques rouges sur les tables de jardin de la région à cause de l’usine, ni les Noëls qu’on y passe, ni les cuves d’acier en fusion dans lesquels certains se sont jetés – on a dit accident, on a dit suicide ; ni la notion de camaraderie.

Et puis il faut bien écrire. Pendant mon master de français langue étrangère, j’avais fait mon mémoire sur l’écriture créative en classe de FLE, et je me souviens m’être longtemps posé la question de s’il fallait, ou non, apporter des œuvres littéraires dans les ateliers avec des gens qui n’en étaient pas familiers. Aujourd’hui, ça me semble évident, mais à l’époque, je sais que j’avais hésité : et si on bute sur les mots ? et si le texte proposé devient modèle à atteindre et intimide plus qu’il n’aide ? et si soudain, on se sent tout petit devant ces mots écrits et publiés et qu’on n’ose plus prendre son stylo – ce qui serait l’échec même en atelier ? Là, pour ma première proposition, j’ai emmené Perec, un extrait d’Espèces d’espaces, « De la difficulté qu’il y a d’imaginer une cité idéale ». Alors je le raconte un peu, lui, j’évoque les contraintes linguistiques et formelles, La disparition du E, on s’aperçoit que c’est la voyelle même qui permet à son nom d’exister. On lit le texte, et les réactions sont là, spontanées. Ah oui, même ce qu’il aimerait, il ne l’aimerait pas pour toujours ; et ce qu’il n’aime pas, parfois il aimerait. C’est comme si on ne pouvait jamais être tout à fait content de ce qu’on avait, et aussi que c’est difficile d’expliquer quelque chose et que ce soit toujours valable. On dit qu’il y a le mélange de lieux proches et lointains, imaginaires et réels. On remarque, avec un coup de pouce, que le texte suit l’alphabet, que c’est une drôle de façon de faire, D. en conclut je trouve ça beau, il ne sait pas ce qu’il veut, et je trouve ça beau.

Alors je leur explique pourquoi j’ai amené ce texte : parce que pour moi, l’usine, c’est un monde mystérieux, quelque chose qu’il n’est pas évident de définir, parce que ce n’est pas absolu. Voilà la proposition : tenter de dire l’usine par ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas, par ce qu’elle fait, et ce qu’elle ne fait pas. On reprend la structure, on l’inscrit au tableau. On évoque les possibles. Ils sont concentrés. Ils ont déjà la tête baissée, et le stylo sur la feuille. C’est une des rares fois où j’anime un atelier et où je n’écris pas. Je les regarde écrire. Je me tiens disponible si jamais il y avait besoin d’aide.

Mais ils se sont lancés à toute vitesse, sans peur de la page blanche, du stylo ou des ratures. C’est beau, de regarder un groupe qui écrit. Il y aura toujours quelqu’un pour finir avant tous les autres, pour poser son bic bruyamment à côté de sa feuille comme pour attirer l’attention, presque, quelqu’un qui dit, on ne va pas écrire un roman, quand même ? moi j’ai l’esprit de synthèse, alors je reprends, oui, pas comme avant à l’école, pas de nombre de lignes obligatoire, pas de panique, dis ce que tu as à dire. Petit à petit, chacun pose son stylo, se relit. J’évoque l’importance de la lecture dans l’atelier – j’en avais déjà parlé avant, bien sûr – et répète cette idée d’atelier, d’espace où les choses sont en construction – et eux le savent mieux que personne bien sûr –, que c’est un premier jet de choses, de mots, qu’on les accueillera avec bienveillance, là, ensemble, et s’il y a un volontaire – oui, même deux, même trois, même qu’il faut recadrer pour qu’ils ne se marchent pas sur la voix. Il ya tous les échos qui se tissent entre les textes, les mêmes idées qui reviennent sans cesse, l’usine est terrible mais pas que, une prison mais pas que, un cimetière mais pas que, un lieu désagréable, mais pas que, pas que, pas que. Et puis les perspectives différentes, l’usine n’est pas là pour un jour mais pour toujours, et juste après, d’une autre voix, l’usine ne travaille plus et c’est pour toujours ; mais tous les textes disent qu’on s’en remettra, oui, car l’usine n’est pas ma raison de vivre mais parfois si, l’usine est une partie de notre vie mais pas que, et j’aime quand quelqu’un sort du texte, sort de cette consigne proposée, et ce texte qui se termine par J’aurais aimé y rester quand même jusqu’à la pension, ce quand même bon sang.

Pause. On a rendez-vous à nouveau une heure plus tard. Quelques uns rentrent manger chez eux, ils habitent à cinq minutes à voiture, d’autres mangent un sandwich commandé le matin pendant le temps d’accueil – il y a donc des livreurs de sandwichs qui prennent les routes blanches qui mènent aux préfabriqués. On reste à quatre dans la salle, on bavarde, de l’usine et puis pas que, mais de l’usine surtout, quand même, parce que tout semble ramener à ça, toi tu es lyonnaise, ah oui c’est pas très loin de l’Italie ça non, à l’usine il y avait des tas d’Italiens, et puis c’est l’heure de reprendre, avec Prévert cette fois.

Ils connaissent mieux que Perec, on essaie de se souvenir d’un poème appris à l’école, peut-être ? Quelque chose avec un oiseau qu’on peint ? Ou un chemin d’école ? Oui, voilà, tout ça. Là, c’est un extrait de sa Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France, un très court extrait de ce long poème en prose, alors on le lit et à nouveau, je les laisse s’en emparer et se le disputer, « ceux qu’on n’endort pas chez le dentiste », c’est parce qu’ils sont courageux ? qu’ils sont prétentieux, qui disent qu’ils ne vont pas avoir mal ? / ou bien c’est parce que ça coûte moins cher, c’est ceux qui n’ont pas d’argent / et « ceux qui coupent le pain avec un couteau », c’est ceux qui ne savent pas se tenir à table et qui ne connaissent pas les bonnes manières parce qu’on ne fait pas ça, normalement ? / non ! c’est ceux qui travaillent dans les champs, ils ont une miche de pain et un canif avec lequel ils partagent le pain à la pause et en donnent aux copains / mais un « dîner de têtes », on dirait un truc d’intellectuels ? pourtant, la description, c’est plutôt un milieu social moins élevé, c’est plutôt… en fait, c’est nous quoi, c’est un texte sur nous. Et c’est vrai, je leur explique qu’effectivement, à cet endroit-là, Prévert ne parle plus des gens présents au dîner, qu’il s’en éloigne, qu’il évoque les autres, ceux qui n’ont pas une vie qui les fait assister à des repas tels. Alors on parle de la phrase qui nous touche le plus, est-ce que c’est ceux qui crachent leurs poumons dans le métro, ceux qui en ont trop à dire pour pouvoir le dire, ou bien ceux qui fabriquent dans les caves les stylos avec lesquels d’autres écriront en plein air que tout va pour le mieux ?

Et alors on en vient à nouveau à l’écriture ; comment est-ce qu’on dit les gens et leur rapport à l’usine, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur, qu’ils la connaissent comme leur poche ou qu’ils n’y aient jamais mis les pieds ? Tous les gens évoqués le matin même dans les anecdotes et les récits, comment les raconter ? A chacun d’écrire sa liste de ceux qui… A la lecture, il y a parfois un celles qui qui vient troubler la répétition, celles qui attendent impatiemment leur retour, comme des femmes de marin.

A la lecture, il y a aussi parfois un verbe qui n’en fait qu’à sa tête, un croivent, ou un voyent, ceux-là je les laisse, je corrige les erreurs d’orthographe, mais je veux rester au plus près de leurs structures grammaticales, de leur parole première, ceux qui disent ce qu’ils voyent, ceux qui voyent et se taisent. Il y a des regrets, ceux de l’usine qui m’ont oublié à l’extérieur de l’usine / ceux qui envoient faire un travail mais qui ne savent pas le faire eux-mêmes, de la gratitude ceux qui m’ont mis au monde / ceux qui m’ont enseigné / ceux qui m’ont battu à l’école pour réussir / ceux qui m’ont accueilli à l’usine la première fois et puis de la poésie douloureuse ceux que l’on ne remercie pas pour leur labeur / ceux que l’on remercie sans raison. Il y a derrière chaque phrase une histoire, tu sais Amélie, quand je dis ceux qui aiment les animaux on dirait que ça n’a pas de lien avec l’usine, mais en fait si, parce qu’il y avait cet homme, tous les matins il venait, comme nous tous, et tous les matins, à la machine où on pointait, il y avait dix, quinze chats errants qui l’attendaient, je te jure, ils l’attendaient, et tous les autres d’acquiescer. Combien d’histoires qu’on n’aura pas le temps d’écrire, combien de gens, de souvenirs ?

Dernier temps d’écriture ; on essaie de définir le monologue intérieur, ce que c’est, un peu de l’introspection, en fait ? quand tu réfléchis à toi et à ta vie ? ; puis il y a une liste de questions dans laquelle ils en piochent une, le texte que je leur propose d’écrire y répond alors qu’ils s’imaginent à l’usine. J’aime le résultat de cette consigne, même s’ils s’éloignent de la forme que j’avais imaginée : nous aurons les descriptifs des rituels, les gestes du métier, ou bien un retour sur soi, dont l’usine est presque absente. Il est tard, nous n’avons que peu de temps et je veux que tout le monde puisse lire, alors je propose un tour de table silencieux, nous nous efforcerons de ne pas rebondir sur chaque texte, nous lirons un à un, en cercle, nous enfilerons ensemble sur un collier ces réponses à des questions intimes et extérieures.

[Qu’aimes-tu ?]

J’aime ce que je fais, je m’occupe des travailleurs, de leur sécurité, de leur bien-être, qu’ils soient heureux et non stressés au travail, qu’ils retournent chez eux avec l’envie de revenir demain, car demain est un autre jour, de les voir souriant, car chaque jour est différent, j’aime écouter : leurs plaintes, leurs tristesses, leurs joies, qu’ils me parlent de tout ce qui ne va pas dans leur travail avec leur chef, leurs amis, leur femme, leurs enfants, leurs craintes pour leur travail, si l’usine ne va pas fermer !! avec tout ce que l’on entend ! en somme leurs misères, car le fait d’en parler, ça les soulage et ils repartent avec le sourire, pour revenir le lendemain avec l’espoir d’un surlendemain. G. C.

[Qu’est-ce que tu fais ?]

C’est la question que m’a posée mon chef ! Alors je lui réponds « ben je fais mon travail », par cette question, il vérifie quand même si celui-ci est fait correctement. Alors me viennent à l’esprit toutes les données de mon travail, est-ce que j’ai bien pris les mesures ? les mesures de sécurité ont bien été prises ? ma tenue est-elle correcte ? après toutes les vérifications, je constate que tout est bien correct. Après mûre réflexion, j’ai constaté que sa question ne concerne pas mon travail, mais son intérêt pour ma personne, je n’avais pas bien compris sa démarche, et l’en remercierais plus tard. A. M.

[Où vas-tu ?]

Un jour, alors que je me levais pour aller aux toilettes, mon collègue m’interpela et me demanda : « Où vas-tu ? » J’étais un peu interloqué par cette question et cela m’a fait penser à mon fils lorsque c’était moi qui lui posais la même question. J’ai fait mon introspection et me suis rendu compte que je m’immisçais dans sa vie de façon tout aussi brutale. Sauf que j’essayais de me justifier à l’égard de mon descendant. En effet, je m’inquiétais beaucoup pour mon fils. Je voulais savoir où il allait et qui il allait rencontrer. Comme le dit le proverbe : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es ». A moultes reprises, j’ai pu constater que les relations bonnes ou mauvaises avaient souvent une incidence sur la vie future. C’est donc pour influer sur sa vie que je me permettais cette question. Je me défendais, en tant que père géniteur et surtout en tant que personne responsable de l’avenir de son enfant. Dans la même mesure, je m’entends encore lui demander : « Qu’est-ce que tu fais ? » J’en conclus que mon collègue n’a certainement pas pensé mal et que c’est peut-être dans un esprit de protection qu’il a agi de la sorte, comme je le fais envers mon enfant. J.-N. D.

Voilà. Il reste dix minutes avant la fin de la journée. Je voudrais dire encore mille choses. Eux aussi. Je leur demande de classer sur une feuille les thèmes que j’ai imaginé traiter lors des séances suivantes ; être au plus près des envies. Et puis un tour de table, est-ce que ça a été ? est-qu’il y a quelque chose que vous voudriez dire ? alors il y a R. qui le matin me demandait écrire, mais pour faire quoi ? qui lance moi j’ai la tête comme ça avec les mains aussi larges que quatre fois la dite tête, mais c’est bien, d’être emmenés dans ses souvenirs et puis j’ai l’impression qu’on pourrait écrire quatre livres au moins et encore tu nous permets de trouver un fil conducteur à tout ça, c’était pas gagné ou alors c’était pas ce à quoi je m’attendais mais j’ai passé une bonne journée, aussi je découvre les autres, on était tous dans la même usine, mais à 3000, comment tu veux te connaître, alors aujourd’hui, j’ai appris des choses, et j’ai aimé ça.

Moi aussi, je sors épuisée. La neige s’est transformée en gadoue. J’ai dans mon sac un tas de mots nouveaux, et un horizon que je n’imaginais pas. J’attrape le train du retour. Je feuillette les classements qu’ils m’ont proposés. A vue de nez, comme ça, on évoquera le lien entre la famille et le travail, l’équipe les collègues et la hiérarchie, l’usine et ses traces. Contrairement à ce que j’avais imaginé, on ne parlera pas, ou très peu, de revendications et colères. C’est qu’ils ont autre chose à dire, à la terre entière.

que le monde n’ait rien de mieux à faire

Ce soir, en piochant pour la quatrième fois en l’espace de trois jours dans le joli livre de recettes végétaliennes, et en enfournant un brownie aux noix du Brésil, je me dis que j’aimerais que le monde n’ait rien de mieux à faire que de surveiller la cuisson d’un gâteau, mais pas tout en vaquant à d’autres occupations, non, plutôt en s’asseyant en tailleur devant le four, trente-cinq minutes à se concentrer sur l’effet de la poudre à lever, sur l’odeur qui viendra, bientôt, prendre les narines. Quatrième fois en l’espace de trois jours, donc ; tout ce temps j’aurais préféré écrire, mais les mots ne viennent pas, alors je me console, moi et les autres autour, à coup de gourmandises, des douceurs sucrées en espérant en vain que ça puisse contaminer – ou sauver – le reste.

J’ai marché comme des milliers d’autres, et croisé dans les rangs des amis et d’autres en devenir, j’ai frissonné dans les vagues d’applaudissements et dans les silences, les crayons qui venaient orner bonnets et cheveux, ceux qui retenaient les chignons, et ceux qui surgissaient dans les poings. Point. J’ai peur des élans de la foule, mais peut-être plus peur encore du manque d’élan, parce que c’est ça encore la vie, et quand ma maison était en Asie centrale, j’avais mille regrets de ne pouvoir me joindre dans les cortèges aux couleurs des arcs-en-ciel. Alors cette fois, je suis de ceux qui avancent serrés les uns contre les autres, de ceux qui emplissent les rues, qui les prennent à bras-le-corps, bras dessus et bras dessous, de ceux qui se tiennent, essaient de se tenir debout.

Les nuits nous réveillent en sursaut, le garçon d’à côté allume la lumière et nous essayons de nous rendormir enlacés, nos cauchemars tour à tour jusqu’au lever du jour. Alors il faut bien parler du monde et essayer de comprendre, poser toutes nos questions, oui, les poser en vrac, les déposer, une à une, ces interrogations immenses qui engloutissent, ces incompréhensions, ces révoltes. Dans la montée qui nous ramène à l’appartement, il demande, est-ce que tu te sens bloquée ? et oui, c’est difficile de ne pas buter sur le monde, de ne pas trébucher.

Un matin de décembre, dans le train qui m’emmenait vers un atelier avec un groupe de femmes dites « éloignées de la lecture et de l’écriture », je me demandais si le jour allait se lever avant qu’on n’arrive – je me souviens avoir pensé les yeux mi-clos, peut-être pas, peut-être que le ciel va rester comme ça, bas et blanc à jamais, avec la nuit qui vient empiéter à poings fermés. Finalement, le jour avait surgi, le groupe était réduit, le café fort. Cet atelier m’avait bousculée à chaque minute, dans ce que les mots avaient d’authentique et de simple, de découvrir que leurs évidences ne sont pas les miennes, mais pourraient l’être si – un autre monde, une autre vie. A la fin de la séance, quand j’avais demandé aux dames si elles avaient des questions, il y avait eu ce bafouillement : comment on fait pour devenir anima… amina… atelier… Amélie d’écriture ? Amélie d’écriture, mais c’est bien sûr, comment n’y avais-je pas pensé plus tôt, à ce joli rôle dont je veux bien qu’il me colle à la peau.

Alors décision précise, en ce début 2015 qui flageole, cette année sera ça plus que jamais : des jours à s’efforcer de laisser un espace à la poésie, de dégager du temps et des endroits, d’offrir cette possibilité-là aux autres, à ceux qui croient ne pas en avoir le droit, ni l’énergie ou la capacité ; voilà, continuer à dire, à encourager, à porter et permettre les mots. Parce qu’au rassemblement silencieux de mercredi soir, le garçon d’à côté avait préparé un thermos à emmener, et que la phrase de yogi tea disait raise your words, not your voice. J’aimerais que le monde n’ait rien de mieux à faire que de partager une tasse de thé.