Je ne sais plus exactement où je me suis arrêtée de raconter. Je me souviens m’être fait la réflexion un jour qu’il n’y avait pas assez, et quelques jours plus tard, il y avait bien trop – depuis je repousse, parce que pendant longtemps, il y a eu trop de désordre en dedans. J’ai hâte du moment où on pourra regarder ce début 2018 en en riant, en listant ce que ça nous aura appris, ce que ça nous aura ouvert comme horizons, ce que ça aura tissé entre nous. Pour l’heure, je suis encore dans cette période où tout me semble fragile, même si petit à petit nous tissons nos filets de sécurité.
C’est qu’un beau jour, le garçon d’à côté a perdu sans y être pour rien le travail pour lequel nous avions quitté Bruxelles et la grande douce vie de là-bas, un peu du soir au lendemain ; après la colère contre ceux qui oublient les humains, il a fallu se frayer un chemin entre les doutes et les questions, et les envies vraies : rester, partir, rentrer, revenir, pour où, pour quoi, comment, j’avais le ventre en points d’interrogation.
Ça s’est ajouté à mes balbutiements des semaines précédentes, sur cette sensation parfois envahissante, aux belles annonces de grossesses, naissances et appartements achetés des aimé.e.s, de ne rien accomplir – alors même que je n’envie rien de cela. Il en a fallu, des discussions collés l’un à l’autre, des intuitions discutées et décortiquées, des nuits entrecoupées, des plans sur la comète pour prendre une décision – celle de partir, en voyage, à vélo. Et puis finalement, même là-dessus, on est revenus. Finalement, on a décidé qu’on restait, qu’on ne fuirait pas, qu’on construirait ça pour de vrai pour une prochaine fois. Un après-midi sur le balcon de l’appartementredeux, on a pris quelques quarts d’heure pour écrire une liste de désirs chacun, tous deux persuadés qu’on était par les événements tout asséchés. Mais les pages se sont remplies, et on s’est lu nos souhaits en quinconce, un toi un moi un toi un moi un toi qui m’en fait rajouter un à moi qui te donne une idée pour toi, et ainsi de suite jusqu’à épuisement. Jusqu’à émerveillement, plutôt, devant tout ce qui nous animait, petits objectifs et grandes idées à mettre en œuvre aussi ici. Alors restons, et nous verrons ?
Il a fallu quand même vite vite faire des cartons, visiter quelques colocations, louer un box, se projeter sans trop regarder en arrière. J’ai un peu paniqué lorsque j’ai réalisé que je devais classer les affaires, et organiser ce qui pouvait être loin, ce qui devait être à portée, ce dont j’allais sans doute avoir besoin, ce sur quoi je ne savais rien. De mauvaises réminiscences d’une adolescence en garde alternée, à chaque fois découvrir que ça m’a plus touchée que je ne voudrais bien l’avouer. Mais on a la chance d’être bien entourés avec des gens aux mille grandes ressources et petites attentions, c’est Hanneton qui fait envoyer un livre dans ma boîte aux lettres comme ça pour rien, et S., des chocolats, pour rien non plus, ce sont les copains qui proposent une voiture, celle qui nous prête un appart quelque temps en échange de bons soins à son perroquet, les parents de l’amoureux là comme soutiens précieux.
Une fois la décision prise, c’était tout à coup plus d’énergie à mettre dans la même direction, et ça faisait du bien, ça revigorait un peu. Alors il y a toute une journée passée à assembler les pièces d’un dossier, écrire une lettre pour convaincre qu’on me donne l’autorisation de rester et de travailler. L’attente est fébrile, c’est que l’ici sait se faire désirer. L’été s’annonce un peu nomade, l’appartementredeux quitté laborieusement (coucou le pneu de la voiture de déménagement qui crève en se parquant devant l’immeuble avant le premier chargement) pour l’appartementretroiry l’espace de quelques jours, puis pour celui de maintenant, où l’on apprivoise cet oiseau dont la houppette dit l’humeur, et le chant, l’énergie. Pour la suite, c’est encore plein de flou, quand ça prend toute ma tête, je me lève pour aller écouter la rivière depuis le balcon.
Dans un mail, j’écris que ces derniers mois ont laissé des traces, et le e m’échappe, les mois derniers ont laissé des tracs, et j’aime cette poésie de l’informatique, pas prévue pas désirée et pourtant là ; laissé des tracs, c’est exactement ça. Quand le garçon d’à côté s’en va, il me dit, tu n’oublies pas de respirer ? Et promis j’essaie d’y penser.
À un moment, ça me revient : c’est faire qui me convient, alors je fais donc : je donne mes premiers ateliers en territoire suisse, à Genève ou au pied des falaises, et assiste à d’autres, un grand oui à d’autres façons de faire et d’animer ! Je passe le test – persuadée que ça ne passera jamais justement – pour enregistrer des livres audios pour les personnes malvoyantes et aveugles, et quand je reçois le mail d’acceptation, je me dis, ah bon ?! Depuis, je découvre le plaisir de lire en studio et l’émotion qui prend à la gorge complètement différemment que si je lisais dans ma tête, et un texte qui me déroute et me bouleverse. J’aime la bulle que le studio devient quand on ferme la porte derrière soi, le grand micro et les courbes de son qui s’affichent à l’écran, le calme que ça offre quand le reste autour tangue. Chaque matin avant le déménagement, je réécris pour la dernière fois le roman, j’épure jusqu’à me dire que c’est pile ça, jusqu’à me dire que comme ça, oui, j’aurais envie de l’envoyer. Pourtant je n’envoie pas encore, il me manque quelques audaces, on dirait.
Je me plonge dans les livres, je dévore les 4 tomes de Sauveur & fils de Marie-Aude Murail, en me disant que j’aurais tellement aimé que ce livre existe, lorsque j’étais ado. Il y a aussi la dernière bd de Fabcaro, que j’offre au garçon d’à côté – en lui interdisant néanmoins de la lire sans moi, tant j’ai envie qu’on se marre ensemble à chaque page, alors il faut patienter quelques jours, le temps de se retrouver, mais ça vaut le coup. Une semaine de mai, ça ressemble à l’été, et comme en août à Bruxelles, comme en mars en Normandie, je lis des histoires aux enfants installée dans des parcs ; plutôt vue sur la fontaine, ou sur le lac ?
J’aime qu’il y ait des parallèles qui se tracent entre avant et maintenant, des choses qui se ressemblent. Oui, j’aime pouvoir faire des liens quand L. me propose un projet qui fait écho à un autre déjà réalisé, me permettant ainsi de toujours mieux creuser ce qui me parle et ce qui me plaît. Un mardi 21 h, quelques verres de blanc dans le carnotzet de l’hôtel de ville, les habitant.e.s ont encore des anecdotes à raconter. On nous demande, « mais pourquoi est-ce que vous ne faites pas ça encore après ? », et ça ne demande qu’à être dessiné.
Il y a des rencontres, celles avec des gens que je connais déjà dans l’espace virtuel depuis longtemps, celles avec de petits êtres qui viennent tout juste de naître, celles au bout des rendez-vous décrochés un peu au culot, comme ça pour voir. Il y a des retrouvailles aussi, mes douces amies d’écriture pour une semaine dans les Pyrénées. Ça fait trois fois en l’espace de quelques mois qu’on met en place ces temps longs ensemble et il est maintenant difficile de se quitter sans planifier le prochain ; ouf, dans nos agendas décalés, il y a encore des dates en commun, et dans le flou des mois, c’est bon de fixer ça. Je ne sais pas comment dire ces semaines si ce n’est qu’elles me grandissent, me redressent. Balades et verres de vin, de la menthe dans la carafe d’eau et ces avalanches de mots. Ça se gonfle d’émotions, il y a les projets sur lesquelles chacune avance, les lectures, les relectures et les rerelectures, ce qu’on affirme, ce qu’on questionne, ce qu’on cherche, ce qu’on nuance. Et ce qu’on rit, bon sang. Tellement, des fous rires et des clins d’œil et le ventre qui se serre quand il s’agit de partir.
Pile au milieu des doutes, j’ai eu trente ans. Le garçon d’à côté, malgré le chamboulement, a trouvé le temps d’écrire aux aimé.e.s pour leur demander de me dire, pile ce jour-là, ce qu’iels aimaient le plus chez moi. Ainsi, un samedi du début jusque même au lendemain, il y a tous ces messages et ces vidéos, ces mails et ces poèmes, C. qui déteste le téléphone et qui appelle pourtant, avec sa liste de 30 choses, une par an. L’émotion qui affleure à chaque fois, les larmes que j’ai du mal à retenir (et d’ailleurs, pour quoi faire ?), et ce que ces gens disent parfois de similaire de moi et que je ne savais pas. Je découvre cette capacité qu’iels me prêtent à toujours me réinventer et je m’étonne, moi qui ai l’impression parfois lancinante de répéter les mêmes choses, de travailler les mêmes thèmes, d’écrire les mêmes obsessions, et qui en ai pris mon parti, tant pis. Tant pis tant mieux, si c’est ça que j’aime, les ciels, les orages et m’émerveiller du monde, les litres de thé, les noisettes ou le gingembre dans le chocolat, les bivouacs, parler des langues étrangères, faire rire et rire aux éclats. Je collecte les messages dans ma boîte à confiance, à ouvrir les jours de malchance. Il y a aussi cette cagnotte folle pour ce voyage à vélo qu’il lance, et qui se remplit, qui annonce qu’un jour on se mettra en chemin. En attendant ce matin-là, on prend déjà la route, deux trains plus tard que prévus, le premier parce qu’on dormait, le deuxième parce que ma gourde s’est renversée dans mon sac à 3’ de fermer la porte à clé, alors on a tout vidé et tout mis à sécher au soleil, troqué ce qui se pouvait contre du sec, et persévéré. On a commencé tard – si bien qu’alors que j’attendais le garçon d’à côté parti faire deux courses devant la boutique, un homme m’a demandé, « elle était bien, cette randonnée ? », « ben on n’a pas encore démarré… ». En arrivant quelques heures plus tard au refuge non gardé, il n’y avait personne mais du bois pour le poêle et la cabane balayée. On était du côté du Mont Tendre même si on n’y est pas montés, encore sous la neige qu’il était, je lui ai préféré la forêt, et peu importe puisque tendresse il y avait bel et bien – ah oui, encore ça à rajouter dans la liste des choses aimées : la tendresse. Je garde cette vue sur les montagnes et les rochers où, juste avant d’arriver là en zone blanche, j’ai demandé, « on peut voir s’il y a d’autres messages qui sont arrivés ? », et je les ai lus là, sur son téléphone, le cœur branlant, c’était beau dehors et fort dedans.
Alors voilà la route qu’on trace, entre les appels impromptus avec J. quand je lui réclame si on peut faire du SAD (service après décision) et où elle pose les mots qu’il faut, les invitations à venir manger la soupe, et les olives provençales sur le marché, entre le retour de la rhubarbe et les fraises à tous les repas, les pancakes les matins de mai avec les restes des placards, et le grand rire de la femme de la boutique de vrac. Entre un atelier en ligne sur les thématiques de la parole et du silence, si beau malgré le larsen des micros, un week-end dans les ruines d’une abbaye en Ardèche, et le ton que je commence à trouver dans la petite newsletter que je me plais à envoyer. Entre les papiers à obtenir à renvoyer, les colonnes de chiffre à vérifier, les clairs-obscurs de la suite et les envies de respirer.
Ces jours-ci, les orages sont saisissants et les éclairs fragmentent le ciel, l’eau dégouline le long des vitres du train et l’asphalte mouillé sent partout pareil dans la tiédeur de l’air. Un soir à peine avant la drache, on m’a prêté un parapluie et qu’est-ce que ça dit de cette vie, presque rien, c’est dérisoire et pourtant. Laisser le temps aux mots de prendre leur place : on m’a prêté un parapluie. Si avec ça, ça ne va pas ! ai-je dit.