Ce matin quand je me suis levée, le brouillard englobait tout, et j’ai dit au garçon d’à côté qu’on ne pourrait pas trop nous jalouser la vue, aujourd’hui, ni la lumière. Plus tard, Hanneton a quand même dit que ça lui faisait penser au château ambulant, que peut-être on allait finir la journée engloutis par les nuages qui venaient jusqu’à nous par la baie vitrée, et au fond, l’idée n’était pas déplaisante. Finalement, ce dimanche, c’était un bon jour pour faire ce qu’on a fait : un grand brunch avec des amis et de belles choses à manger, des tartinades de lentilles corail et du fromage de chèvre à la ciboulette à étaler sur du pain maison, une tresse briochée et des petits feuilletés aux pistaches, des cupcakes aux framboises et des mi-cuits au chocolat, et même du crémant d’Alsace pour fêter ce nouvel appartement, enfin voilà, pas les choses à moitié.
Quand les amis sont partis, nous avons rangé doucement, réinfusé du thé, et avant de prendre nos bouquins respectifs, nous avons fait un peu de chimie. Il faut mélanger du vinaigre blanc et du jus de citron, du sel, du bicarbonate de soude, parfois des cristaux. On transvase dans des seaux et des bassines, on allonge avec de l’eau tiède, on fait des tests. On a renommé le liquide vaisselle solide vaisselle puisqu’on peut même y faire des cœurs à l’emporte-pièce, mais après tout tant pis puisqu’il lave quand même, la lessive sent le tea tree, on remplit les bouteilles, on verra bien le résultat.
Ca s’apprend, d’habiter quelque part, à deux. Il y a des bruits à apprivoiser – le ronronnement de la machine à laver, la sonnerie du parlophone à ne pas confondre avec la minuterie du four, les endroits où le parquet grince. Il y a toutes les minuscules décisions, où range-t-on les assiettes, comment empile-t-on les caisses à vin de la bibliothèque, et où met-on le clavier ? Il y a tout ce qu’on apporte de nos vies antérieures, le tiroir de la guerre en souvenir de l’appartement d’avant, et les œufs, du coup, au frigo ou pas ? Il y a les meubles que nous changeons de place plusieurs fois d’affilée jusqu’à ce qu’ils regagnent leur lieu de vie initial, parce que finalement, c’était mieux avant. Il y a le jour où on revient, nos sacs à dos pleins, avec des couverts et des casseroles dénichés aux Petits riens, des tasses dépareillées, chacune d’une couleur différente, tous les bocaux qu’on remplit, pois chiches, millet, flocons de riz. La première douche, le premier gâteau au four, le premier film, les premières larmes. Le premier thé sur la terrasse clandestine, bientôt suivi par d’autres, quand il reste un peu de soleil à la journée, c’est lui qui dit toujours, viens fille d’à côté, on va en profiter, et là en haut, enjamber le velux, accroupis contre les tuiles, tasses brûlantes – celle offerte par sa filleule pour lui, celle ramenée du Kirghizstan pour moi – tasses brûlantes donc entre les mains, un grand signe aux ouvriers qui travaillent sur le toit des voisins.
Évidemment, pour l’instant (?), c’est un peu difficile de s’arracher à l’appartement d’à côté, de partir le matin pour enchaîner les cours dans trois endroits différents la même journée, mais heureusement, ce n’est pas trop de fois dans la semaine que ça arrive. Pour l’instant donc, il y a l’envie de passer tout ce temps ici, à s’apprivoiser dans un autre espace, à descendre et remonter la lampe-lune au gré des heures parce qu’on n’a pas trouvé encore de jolie lumière pour le salon, à retaper le fauteuil bordeaux pour ensuite s’y languir longtemps, à monter dans la chambre pour les couchers de soleil, spectacle depuis le radeau, le jour qui disparaît pe(a)u à pe(a)u.
Demain sera décembre déjà, et les week-ends de vadrouille prévus pour changer d’air un peu, et croiser les aimés. Je m’étonne de novembre déjà fini, novembre qui n’a été ni trop lugubre ni trop triste ni même trop mélancolique, j’en suis presque perturbée. Alors oui, bien sûr, un soir j’ai fait un petit malaise dans un cinéma après un film qui m’a laissé le cœur au bord des lèvres, et j’ai eu besoin de m’asseoir à peine sortie, c’est trop pour moi ça ; un soir des larmes et une blessure narcissique, quelque chose qui ne devrait pas avoir tant d’importance mais qui en a quand même, j’ai du mal à me dépêtrer de ma petite jalousie et de ma grande incompréhension ; un midi et un mail qui dit une grande petite dame partie, une fée de la lande, et les larmes qui me viennent tout à coup aux yeux, les bras du garçon d’à côté que je cherche, comme le poème que je retourne toute la journée dans ma tête, et qui finalement s’en va sans avoir été écrit. Et puis un matin et toutes mes immenses questions sur mon nouveau travail et sur où on place ses valeurs, ce que ça veut dire que de les suivre, et ce qui se passe quand elles se contredisent les unes avec les autres. Ce qui se passe, un sacré bordel, et quand je marche dans le tunnel, un bus indique Humanité, je me demande si ça lui fait quelque chose au chauffeur, s’il pense à ça, à ce que ça a de poétique, de conduire des gens dans cette direction-là. Peut-être que je préférerais ça à enseigner le français à des gens qui travaillent dans une banque ou dans une compagnie qui vend du tabac. Mais peut-être pas. Parfois, quand ça me dépasse, je reprends le dessus en pensant à mes apprenants comme à des gens qui s’arrêteraient pour me prendre en stop un matin d’été sur la route, j’aurais alors toute l’ouverture d’esprit du monde, le moins de préjugés possibles, une tolérance décuplée en même temps qu’une vigilance accentuée. Alors pareil, et qui vivra verra.
Et novembre, finalement, ç’a été aussi un joli festival à cheval sur les deux mois, et tous les gens connus et aimés dans un contexte – l’été, la Normandie, soudain ici dans cette ville, les récits d’O. qui me font pleurer de rire et la faculté qu’il a de provoquer les rencontres, et d’en faire son miel, les balades dans les rues le matin dans le soleil, les petits restaurants découverts le midi, ce lieu où j’avais rencontré Gwen pour la première fois, qui a changé et que j’imagine lui plaire plus encore maintenant, les fables en brussel’er. Au gré des visites et des explications de nos guides, je crée les propositions d’écriture de l’après-midi, inspirées des lieux et de la ville, dire ce qu’on a traversé comme ce qui nous a traversés. Pour écrire, on déplace des tables, ou on se serre les uns contre les autres. Il y a tous ces gens que j’aime retrouver, ceux qu’on a déjà croisés mille fois sans jamais avoir pris le temps de les découvrir et les discussions qui se tissent là, dans l’inattendu, et qui font du bien. Je sais aussi que j’ai besoin de temps pour moi et de me retrouver seule, mais je ne me l’avoue toujours pas assez, alors je me retrouve dans des situations qui me pèsent, alors qu’il m’aurait suffi de. Je l’écris ici pour m’en souvenir la prochaine fois ; pourtant je suis de ceux qui suivent leurs intuitions, mais parfois non. Je vends des boîtes bleu ciel que le garçon d’à côté a ramenées dans de grands sacs, j’explique le projet, et j’aime me replonger dans ces souvenirs-là, ceux de la boite oui, mais aussi ceux qui ont conduit à sa fabrication et à sa création. J’explique que par un curieux hasard, c’est l’écriture cursive du garçon d’à côté qui se retrouve dans les lettres et les pages de journal, et Mar s’exclame, mais c’est pas vrai ? mais je ne savais pas ! mais je vous aime encore plus après ça !!, et les boites disparaissent une à une alors j’en ramène le lendemain, et encore le jour d’après. Il y a eu A. ces quelques jours à la maison ; à la toute fin elle s’est éclipsée pour un train au milieu de la lecture, et entre le moment où je décide de partir et le moment où je le fais vraiment, il y a au moins encore plusieurs poignées de minutes, c’est qu’il faut dire au revoir à tous, dire à cet été sans doute, j’aime ces rendez-vous pour marquer les années. Je rejoins le garçon d’à côté qui repart le lendemain, et on passe une soirée précieuse, entre deux.
Alors novembre, beaucoup la distance, mais aussi un restaurant népalais avec une copine de gratiferia, les petites Italiennes qui me font de si jolis calligrammes après que je leur ai lu Ceci est un poème qui guérit les poissons, « le poisson est un poète du silence profond, chut, écoutez-le », Pride que je vais voir un samedi après-midi et qui me met dans un état d’euphorie grandiose, une longue promenade en forêt pour trouver des châtaignes – que nous ne trouvons pas, mais de cette balade, nous ramenons des mots, une discussion dense de quatre heures, alors ça compte, dites. En novembre également, beaucoup d’histoires de petits-déjeuners ; ceux du jeudi matin, dans ce salon de thé aux canapés moelleux, où je retrouve C. pour parler italien et français, le chien qui nous salue, et le petit couple qui nous aime bien, le thé toujours vert et nature, les larges tranches de cramique ; et puis les autres, avec Hanneton en bas du futur-ex-chez-moi, avec Victoire un matin enfin, et puis des goûters de crêpes et un bébé qui rit, les rendez-vous hebdomadaires avec K. de l’autre côté de l’écran pour le MOOC et sans doute nous garderons cette plage horaire une fois que ce sera terminé pour avancer d’autres balbutiements. En novembre, de nouveaux projets d’ateliers d’écriture, de nouveaux projets d’écriture tout court, oh.
Un soir, ma petite sœur a débarqué d’Argentine jusqu’à l’Alliance, trois minutes avant j’étais avec mes étudiants et là soudain elle était là, petite sœur pas vue depuis onze mois, oh c’est bon croyez-moi, j’ai essayé de lui montrer un peu ma vie ici, la ville elle la voit sans moi, une autre ville que la mienne d’ailleurs, elle n’y vit pas aux mêmes heures, déjà elle connaît la nuit et les bars où je n’ai jamais mis les pieds, elle me glisse les adresses avant de repartir. De sa visite, il reste une étreinte, un pot de dulce de leche et des conseils de lecture. Souvent, les retrouvailles me paraissent courtes, comme avec C&B et leur jolie nouveau-née, mais on se dit qu’on ira les voir à vélo au printemps, que ça nous fera une expédition comme à la mer l’année dernière, et des avant-goûts de voyage encore plus grand.
Et puis novembre, quelle jolie moisson de podcasts, je me demande parfois comment j’ai vécu sans ça avant, sans ces graines semées dans mes oreilles, tant tout ce que ça provoque et invoque. Alors à la soirée filles avec un cerveau chacune, j’ai fait écouter un bout de ça, que j’avais découvert quelques jours plus tôt et qui m’avait hypnotisée, mais alors vraiment, je l’avais écouté dans la ville de nuit, le casque sur mes oreilles, la musique qui me bourrasque, le vent qui n’en pouvait plus de souffler, ah ça, et j’avais fait un détour, finir avant de rentrer à la maison, mais alors il faisait froid, et j’étais rentrée quand même, l’appartement était fermé à clé, j’étais restée avec mon casque et mon manteau, tout habillée, assise sur le tabouret, à ne pas pouvoir appuyer sur pause, à ne rien savoir arrêter, là, là jusqu’au bout.
Alors il y avait de quoi aimer novembre. Le matin du déménagement, nous avons brûlé des feuilles de sauge dans les coins des pièces ; nous aimons bien les rituels, celui-ci paraît-il éloigne les démons, alors pourquoi pas ? Après, il y a eu une journées de courants d’air, de discussions dans les voitures, d’esprit pratique, d’ascenseurs bloqués et d’étages à monter à pied. Une grande et massive table qu’un petit groupe va chercher chez notre nouvelle voisine – et nous nous rendons compte quelques heures plus tard que cette table-là, c’était celle qui était dans l’appartement que nous avions failli prendre quelques mois plus tôt, pas la même que là-bas, non, la même exactement, c’était cette table-là, et ah, ces drôles de coïncidences de la vie. Dernières heures de novembre, quelques taches et griffures sur le bois verni ; quelques souvenirs en plus au creux d’une ou deux vies.