A 22h39, je m’étonne que le ciel soit encore si bleu, si clair, et P. dans un mail a fait remarquer que lors du prochain atelier, ce serait déjà l’été. Le matin, les rideaux à carreaux apportent une lumière différente à la chambre, ils adoucissent l’espace et réveillent la peau du garçon d’à côté.
Dans un verger sous un parapluie un lundi après-midi – dans ces heures improbables où il y a la chance de l’extérieur quand le reste du monde travaille – D. me dit tu sembles avoir trouvé quelqu’un qui, et c’est ça, oui, quelqu’un qui, à compléter, à l’infini. Dis-moi dix mois, je veux encore les mêmes, encore au moins, encore, et toi ?
Après un premier atelier sur le train – d’une séance à l’autre, je me rends compte à quel point mes propositions d’écriture induisent des choses, des humeurs, des postures – je m’apprête à prendre un car de nuit pour l’Angleterre. Je dors par intermittence, fais quelques pas sur les aires d’autoroute pour le corps ankylosé, et au matin, c’est Londres. Nous avons beaucoup d’avance, et la ville est encore endormie, déserte. Je la retrouve avec plaisir, et je laisse mes souvenirs surgir alors que je regarde le plan. Je marche un peu, et je lis le livre qui m’accompagnera ces quatre jours, Dans la foule, de Mauvignier, je voudrais écrire comme lui, avec un souffle aussi puissant, et je pense au décalage que c’est de lire dans la foule dans une rue vide, à Londres alors que le texte se passe chez moi, à Bruxelles que je viens de quitter. Je crois que le lire d’ici aurait été trop compliqué.
Et petit à petit, l’Aubes pétillante arrive, depuis le temps qu’on se loupe, depuis le temps qu’on se lit. Le ciel s’est entrouvert, la discussion aussi. Il y a des verres de lait pour accompagner les mots, et le plaisir d’avoir une inconnue en face de soi qui a l’air de longue date une amie. Et c’est drôle, ce lieu, son passage, se croiser deux heures à Londres dans un minuscule matin, j’aime bien.
Quand je la quitte au coin de la rue, j’ai un peu oublié ma fatigue – elle me retombe plus tard dessus, quand je lève le pouce pendant trop longtemps sans que ça marche. Je suis bien placée pourtant, j’ai fait une expédition en métro puis à pied, j’aime les indications à suivre pour trouver les lieux indiqués et les chemins de brigand. Je parle aux gens, et plusieurs fois, le discours de la peur, de but it’s not safe! me fatigue, me touche plus qu’il ne faudrait. Alors il y a quand même une voiture qui me parle de quelques milliers de kilomètres à vélo à travers la Russie, puis deux Pakistanais en école de commerce, puis le rond-point où il ne se passe rien. Il y a des klaxons et des V faits avec les doigts, je sais bien ce qu’ils disent, ça m’enlise ça m’épuise. J’essaie de me concentrer sur la bienveillance, je bois mon thermos de thé à petites gorgées, je tente de garder le sourire, ça empire ça empire. Avec L. qui m’attend au bout de la route, on s’envoie des petits messages, je peins des pancartes de couleur, mais je ne suis plus tellement d’humeur. J’ai envie d’arriver et c’est la première fois que je n’y arrive pas, finalement, ce sont les copains qui finiront par venir me chercher, je les attends dans une flaque de soleil, un peu hébétée.
Alors je renonce à recommencer le lendemain, et pour rejoindre le garçon d’à côté bien trop loin, je prendrai le train. Une fois que c’est décidé, nous pouvons nous installer dans le salon des copains, avec les coussins du Kirghizstan et les skyrdak ; on y mange de l’ajvar qu’a préparé C., on y boit du vin de noix, et j’aime bien leurs mots, le mélange des voix.
Et puis vendredi matin, repartir déjà, essayer de ne pas trop regarder le prix du billet pour ne pas tout gâcher, assise contre la vitre, lire encore, lire beaucoup, je suis estomaquée par l’intensité des pages, par mon besoin parfois de m’arrêter au milieu d’une phrase, pour chercher une respiration par la fenêtre – oh oui, je voudrais être capable d’écrire comme ça – par la fenêtre et par la mer, et enfin au bout du quai, le garçon d’à côté.
Nous repartons vers la petite ville ensemble, avant d’arriver au bord de la rivière, il y a un grand jardin avec une caravane au milieu qui devient notre maison, le monde dans lequel nous dormons. Nous aimons ce lieu minuscule, tiny home comme ce livre que je lui avais offert, il faut mettre les sacs à dos la nuit à la place des couettes pour les redescendre au matin, ranger les coussins. Installer le lit, trouver de l’espace dans le tout petit frigo, sortir pour pouvoir faire couler l’eau. Le matin, la lumière envahit tout, le garçon d’à côté déplie la carte sur mon dos, et on prend le petit-jédeuner au bord de l’eau. On part marcher là où c’est bleu et vert. On pique-nique avec vue sur la mer, et on s’allonge sur la pierre. C’est le temps sans urgence, un presque passage à septembre avec l’heure qui reste bien loin, et le téléphone éteint. Ce sont les mots que permet cet espace-là, les promesses, les confidences, les chagrins, les plans sur les comètes, les vies sur nos planètes. Nous parlons anglais entre nous, j’aime comme change sa voix quand les mots qu’il dit appartiennent à un autre code, j’aime aussi l’italien qui coule, et que je lui demande de m’apprendre – alors depuis, il y a les conversations chaque jour, ce qu’on va faire de la journée, ce qu’on va faire de nos années, enfin la vie, voglio che la vita sia buffa, anch’io, anch’io.
De ce week-end anglais, on emporte la douceur, l’énergie de ce lieu rempli de gens qui changent les choses, les bagels à la marmelade d’orange, la lenteur, les équations qu’on fait dans le train – qui est donc ce garçon d’à côté qui parvient à me faire faire des équations du second degré de mon plein gré ? il y a des choses qui m’échapperont à jamais – et tous les mots en marchant d’une gare à l’autre le dimanche soir. Un thé glacé à la pêche, un baiser volé, il fait la queue pour l’Eurostar, et je repars.
Je finis mon livre alors que le car démarre, voilà, j’aime bien comment ce bouquin sera associé toujours à l’Angleterre alors, à ce week-end-là. Au petit matin, un peu égarée, je passe chez moi, défais mon sac et le refais pour cette fois habiter, passe chez le garçon d’à côté, y récupère le vélo, et pédale jusqu’à une réunion en me demandant bien comment je vais tenir le coup. Mais heureusement, ce sont quatre heures à parler de livres pour enfants, alors ça pourrait être bien pire évidemment. Je me réjouis de ce festival à venir, cet été pendant lequel je déplierai des couvertures dans les parcs, y étalerai des albums et y lirai des histoires pour les enfants qui passent.
J’apprends presque en même temps que je n’aurai pas de travail ce mois-ci, je panique un peu, et puis je vais faire un remplacement au pied levé, je vais parler d’OuLiPo à des C1 avec qui nous réécrivons l’incipit du Petit Prince sans la lettre E. Pas de cours ce mois-ci, alors nous allons nous faire couper les cheveux – toujours, ça m’éclaircit les idées ; et à la coiffeuse qui dit mais vous, avec tous les cheveux que vous avez à vous deux, vos enfants, ils auront besoin d’un coiffeur directement à la naissance ! je ne réponds pas qu’on s’envoie des articles childfree. Le lendemain, il y a le tout petit garçon de D. et J. que nous prenons dans nos bras tour à tour, alors qu’eux nous racontent ce que c’est, cette nouvelle vie au creux de la leur, comme c’est exaltant et épuisant en même temps. Plus tôt, nous avions trouvé des étoiles à accrocher aux plafonds, pour ses rêves, ses lumières, ses horizons.
Pas de cours ce mois-ci, ça me met dans une situation un peu étrange, avec des journées libres mais amputées. Dans un après-midi de grand soleil, le garçon d’à côté déplace une table jusque sous la fenêtre pour avoir l’impression de travailler dehors. Nous avançons ensemble, chacun sur nos projets, dans les heures qui défilent. Les pauses sont de baisers, d’amours indélébiles. C. vient boire un verre de jus de raisin, nous nous préparons de belles assiettes saupoudrées du mélange high energy, ah oui. Je reçois un mail qui raconte une coïncidence folle, qui lie de belles personnes sur trois continents différents, et qui me donne envie de serrer ma petite sœur dans mes bras, tout de suite, là. Avec ma coloc, nous devons prendre rendez-vous si voulons réussir à nous croiser plus de vingt minutes – alors un repas un soir, les mots tout le long jusqu’à ce que N. nous retrouve dans le noir. Pas de cours ce mois-ci, après avoir posté ça, et pour ne pas trop penser, à quel point c’est précaire et casse-gueule, ce statut, dis, je ferai mon sac à dos sans regret, et nous partirons comme toujours, quelques coins de France, quelques embrassades et quelques errances. Je vends mon billet de train de retour, ça devient une habitude, et plutôt, je lèverai le pouce en m’arrêtant chez Mam pour peut-être un verre de vin et des mots du matin.
Presque par hasard, nous avons visité un appartement – je repense à Gwen qui n’en visite qu’un. Il rassemble tout je crois de ce que nous avions listé comme espace rêvé. Nous en parlons assis dans l’herbe du parc une rue plus loin. J’en ai un peu assez d’être entre deux lieux – je me rends compte que je sais voyager avec peu, mais pour habiter, ah, ça, pour habiter, j’ai vite mes livres mes fringues mes caisses mes cieux – souvenirs des gardes alternées des sacs trop lourds des lanières sur les épaules irritées. Nous essayons de nous imaginer entre la terrasse et le balcon. C’est trop bientôt, c’est un peu con. Entre les rues et les maisons, ces temps-ci, un cœur qui dit oui, une tête qui dit non, un corps qui dit si, et un ventre ah bon. Un jour, quelqu’un explique en parlant de moi, chez elle il y a quelque chose du fleuve, et c’est très beau dans sa bouche, alors je m’en convaincs, laissons faire le courant, un peu d’électricité dans l’air, et la vie, avant, après, pendant.