22h47 un lundi soir ; dans son sac à dos, il y a des dizaines de bocaux, graines de lin, flocons de riz et lentilles corail, purée de pistache, dans le mien, des vêtements et des bouquins, une orchidée entre les mains, mon ordinateur contre la hanche. Nous avons mangé des frites dans les escaliers pour ne pas resalir l’appartement tout juste nettoyé. Nous quittons le radeau minimmense, la petite vie en plein centre, le clocher le matin et les week-ends où on se bouchait les oreilles dès que les coups commençaient parce qu’on ne voulait surtout pas savoir l’heure. Nous déménageons.
Depuis, nous avons rejoint nos radeaux respectifs, l’un près du canal, à la lumière qui entre partout, à la chambre tout en haut de la tour, l’autre près de l’étang et de la ruche, avec les chats qui cherchent nos caresses dès que nous nous installons pour petit-déjeuner.
J’ai aimé ces presque deux mois à habiter ensemble, à habiter nos bras, nos corps, et l’espace tout entier. Si le fait de retourner vivre dans des endroits séparés me frissonne un peu, je me réjouis de ne plus être toujours avec trois sacs et mille choses à pensorganiser, vieux souvenirs oubliés de garde alternée.
J’ai commencé un cycle d’ateliers d’écriture qui a pour thème habiter, et j’essaie de parler de ce que ça fait d’être dans un lieu, de se l’approprier, comment on s’y prend et comment ça nous prend, aussi. J’aime les lectures que ça me pousse à faire, les podcasts que ça m’invite à écouter, et surtout, les mots que ça m’encourage à poser. En début de séances, il y a toujours les soupes que fait R. avec les légumes du potager, et j’aime cette formule-là, émotions-mots et poireaux.
Je ne crois pas que les jours se ressemblent jamais. Peut-être est-ce le fait de ne pas travailler beaucoup ces derniers temps, de me laisser un lieu – mental, je veux dire – pour écrire, un territoire ; peut-être est-ce parce que la consistance des heures tient à des dizaines de choses, mais mes semaines sont de vastes étendues de possibles, si j’arrive à ne pas me laisser dépasser par les peurs qui m’immobilisent tout à coup. Un matin, ma coloc m’emmène en scooter faire le tour des friperies parce que je n’ai plus rien à me mettre – elle trouve pour moi des robes que j’ose porter, un manteau de chaperon orange pour dans quelques saisons, et des bottes aux feuilles d’automne qu’elle m’offre parce qu’elles sont tellement toi ! Un autre jour, c’est C. qui vient petit-déjeuner à la maison et nous apprenons, avachies sur le lit-canapé, à raconter une histoire en origami, ça nous émerveille peut-être encore plus que les enfants à qui nous la montrerons. Une après-midi, une expo de carnets de passages à l’autre bout de la ville qui me donnent envie de reprendre la route, un déjeuner de soupes dans un beau lieu avec les récits et couleurs de M., un atelier d’écriture autour du Rwanda aux émotions vives, des laits russes en terrasse pour échanger les nouvelles et les espoirs qui passent.
Chez les bouquinistes un dimanche après-midi, j’ai acheté une carte de France plus précise que celle que j’utilisais l’été dernier pour faire du stop – je l’emmène dans mon sac le vendredi suivant, et à nouveau, je suis au bord de la route, j’attends. Quelques jours plus tôt, j’ai avoué à Mar avoir annulé un billet de train parce que le stop me manquait trop, et que comme je ne travaillais pas, je préférais prendre ce temps-là pour être dans les voitures, à l’affut des histoires, des rencontres, des retrouvailles avec ma foi en l’humanité. Comme à chaque fois, des réflexes à reprendre, bien se placer, sourire, tracer les lettres à la peinture à l’eau, attendre que la magie se passe. Et ça ne manque pas. Six cent kilomètres jusqu’à Chalon, cinq voitures et un camion, un boulanger qui termine sa journée, deux Nathalie dont une avec un fort accent polonais, une prof de FLE reconvertie, une histoire de marsupilamis, des silences, des paroles, des coïncidences, de l’allemand. Ce qui m’étonne, souvent, c’est que les gens prennent un autostoppeur pour la première fois, et ils ne sont pas bien sûrs de savoir pourquoi. J’aime tant demander les où, les combien, les comment, et surtout, les réponses qu’on m’offre, je vais à un rendez-vous galant.
J’arrive chez Mam juste avant elle, je veux dire, j’arrive devant sa porte et je l’entends m’appeler à quelques mètres de moi, j’arrive de six cent kilomètres plus loin avec le transport de l’imprévu, et je suis à l’heure, je trouve ça tellement joyeux et ça me rappelle août quand j’avais donné rendez-vous à L. à Paris à 16h, et que partie de Lyon en stop le matin, j’étais arrivée à 16h01, c’est toujours fou, c’est toujours bien.
Il fait bon alors nous allons boire une bière en terrasse, sur la grande place aux cloches assourdissantes. Un resto, des petites rues, des mots, et le soir un thé jusqu’à tard. Le lendemain, elle me ramène sur la route, première station service, comme en octobre, à nouveau pancarte Lyon, c’est un vieil italien qui parle un français charmant, qui fume de longues cigarettes, on parle de l’Italie, d’Alba, des odeurs de chocolat, et puis en France, quand il me dit où il travaille, je sursaute : c’est un bled à des centaines de kilomètres de là, un bled que je ne savais pas situer sur la carte dix jours plus tôt, mais c’est dans ce bled que j’ai envoyé une boite bleu ciel la semaine dernière et que maintenant je croise les doigts. Je m’empêche d’y voir des signes, mais je trépigne. A Mâcon, c’est une famille avec trois enfants qui propose de me descendre à Lyon, je passe le trajet à plier des oiseaux en papier sous leurs mains qui applaudissent. Je traverse ma ville en métro, ressors de l’autre côté, et à nouveau, monte dans des voitures. On quitte l’autoroute pour la nationale, j’aime les sauts de puce, et puis finalement Voiron, la voiture qui me dépose dans la bonne rue, et cette fois, c’est Lotte qui m’appelle, j’arrive à peine après Al. la lumineuse, et quel bonheur de les voir, mes chères, toutes ces filles réunies, et Cam. et A. et on pense aux absentes, à celles qui n’ont pas pu venir jusque là, aux parcours en diagonale, aux certitudes qui ventent. Les premières fraises de la saison, les balades, les rencontres des amoureux, les théories d’Al. qu’elle n’arrive pas à développer à cause du sommeil, les rires de l’amitié, les scones au petit-déjeuner.
Dimanche soir, Cam. me demande si elle peut rentrer à Lyon avec moi plutôt que de prendre le train, et à nouveau les coïncidences, le conducteur qui est un ami d’amis d’amis, et tout ça, les six degrés de séparation, la vie pour de bon. Je passe à l’école déposer mon enveloppe dans l’urne, les gens me demandent si j’ai bien randonné à cause de mon sac à dos, je dis que je suis venue en stop de Bruxelles, ils font des yeux ronds, mais sinon vous savez qu’on peut faire une procuration ? Je ris, j’aime bien être là, voir les enfants jouer dans la cour, les parents qui discutent, les gens qui attendent pour signer, ça me fait toujours un petit effet. En sortant, j’écris au garçon a voté aujourd’hui avant d’être à côté demain, et je reprends mon chemin.
Les heures lyonnaises s’évaporent, je dîne chez ma mère avec mes grands-parents, et j’emporte un morceau du pain d’épices moelleux à souhait de ma grand-mère à Bruxelles. Un verre avec K., un restaurant avec mon père, et dans mon sac à dos, je glisse un tiers des carnets qui sommeillent dans ma chambre. Dans le train pour rentrer, je demande à l’inconnue en face de moi – avant de lui faire confirmer qu’elle n’est pas une totale inconnue puisqu’elle est bien la chanteuse que je croyais avoir reconnue – qui descend à Lille si elle peut poster une lettre d’amour que je n’ai pas eu le temps de glisser dans une boite, et en arrivant, alors que, chargée comme un baudet, je me demande comment renter à la maison, j’aperçois le garçon d’à côté adossé au mur, il est venu, merci l’inattendu.
Depuis quelques temps, nous écoutons des dizaines de podcasts des Pieds sur terre pendant qu’il fait des gnocchis au sarrasin, ou un risotto aux champignons. Dimanche, nous partons marcher longtemps, en comptant sur les doigts au fil des rues ce qu’on pourrait ramener à l’appartement. Finalement, deux tabourets seulement ; nous les transportons tout au long de notre balade, sièges improvisés pour discussions animées sur le chemin. Nous nous inventons des vies avenue de la jeunesse ou rue de l’arbre unique, et nous nous demandons à quoi ça ressemblerait de vivre rue des jardins potagers. Au retour, alors qu’il se met à pleuvoir, je mets une émission sur Allain Leprest, et fredonne Romain Didier, c’est kiradon mais mon amaime, je t’our. La veille, c’est un atelier intérieur qui m’avait fait vérifier les horaires de la séance de cinéma et filer jusqu’à la toute petite rue pour prendre un billet juste avant le début de la séance.
Parfois, sans que je m’y attende, ça dégénère dans ma tête, et je ne sais plus bien où j’en suis, alors je fais une mind-map au crayon de mes envies, jusqu’à ce que le garçon d’à côté me rejoigne le soir, il la lit calé entre les caisses de vin qui font office de bibliothèque et moi, il dit, je suis encore plus amoureux de toi après ça, je ne suis pas sûre de savoir pourquoi, mais il va se coucher, et j’en fais une deuxième version, avec des couleurs cette fois-ci, jusqu’au creux de la nuit, 1h24, je m’endors épuisée mais apaisée.
Une autre fois, il reste dans ce creux-là de la nuit avec moi, on écrit une lettre ensemble, d’abord très sérieux, jusqu’à ce que la fatigue nous fasse dire n’importe quoi, lui installé dans mon dos, projets fous et grands mots.
J’aime les visites qui s’invitent dans ce quotidien-là, Agathe le temps d’un week-end, écrire côte à côte, prendre le train pour aller voir la mer, rencontrer Marie Darrieussecq autour d’un pain au chocolat, remplir la bouilloire pour le thé souvent. Elle part au tout petit matin du lundi, je cligne des yeux dans le jour qui se lève. Une fin d’après-midi, c’est les amies de lycée qui débarquent pour à peine la soirée, des mots et des confidences dans l’appartement minimmense, et une nouvelle qui change la vie, pour la deuxième fois de la semaine, je sursaute et me réjouis. Bientôt, il y aura aussi Paulinon et Ana, des amoureux, et les liens à tisser en toute occasion.
Il reste deux jours avant les vacances, la vacance, et nos trains vers la Slovénie, et pour patienter jusque là, les biscuits turcs pour me faire pardonner de mon retard, les bionades aux plantes, le ciel encore clair quand je rentre du travail, la playlist crossing borders with you, et c’est déjà beaucoup.