Il y a, un samedi après-midi, soudain pressant, le besoin de marcher, de prendre l’air vraiment, à cause de la semaine où je suis un peu trop montée dans le nonante-deux puisque j’ai oublié de me laisser le temps d’aller au travail n°3 à pied, et que dans ma fatigue, j’avais du mal à discerner cette envie-là dans le froid embruiné du matin. Un samedi après-midi, donc, je laisse le garçon d’à côté choisir la route pendant que je remplis le thermos de thé. Nous allons chercher une ciste, loin après tous nos mots, et à l’entrée du parc, je suis comme une enfant qui n’écoute plus les explications, qui y va à l’instinct, soulève une pierre, du lierre, regarde derrière le tronc. Le bocal est là, je suis joyeuse, on en vide le contenu sur une souche avant que la nuit tombe, on prend un dragon qui bouge la tête quand il avance à offrir à C. quand il rentre d’Afrique, on laisse ma carte sim kirghize et un bracelet qui dit it’s complicated, des choses dont on n’a plus (ou dont on ne veut pas avoir) besoin.
Au retour, il propose d’acheter de quoi faire une pizza maison, et je le laisse cuisiner alors que je discute avec ma petite sœur en visite pour quelques jours. Les loupiotes du salon sont allumées, je vois le garçon d’à côté s’affairer derrière le bar, j’écoute la voix calme de ma sœur qui répond à mes questions, le clapotis des touches de l’ordinateur qu’utilise la jolie C. qui est venue avec elle, et une playlist qui a le goût des soirs tranquilles, de la vie pleine et délicate à la fois. Je me dis que je suis bien ici, dans la lumière de ce moment-là, avec elles que je suis si heureuse d’accueillir chez moi, et avec lui, et je le leur dis.
Pendant ces quelques jours, il y a très souvent les rires de ma sœur et de C. en cascade, les blind tests auxquels on joue ensemble, les mots qu’on s’écrit le matin – elles quand elles nous laissent grasse-matiner alors qu’elles vont voir Magritte, nous quand nous filons travailler alors qu’elles dorment encore. Ma sœur est arrivée avec tout un tas de surprises, du baume pour les lèvres parfait qui a le goût du miel et qu’elle a fabriqué elle-même, tout comme la pâte à tartiner au chocolat et à la noix de coco. Sur un album, elle m’a mis toutes les musiques qu’elle aime ; celles qu’elle a découvertes là-bas en Australie, et puis d’autres aussi. Elle a aussi ramené des livres et des ravioles, et un soir, un œuf en chocolat bio du salon de thé d’en bas : elle dit qu’on pourra mettre la surprise dans la prochaine ciste qu’on inventera.
Le dimanche est un peu décalé, on écoute l’atelier intérieur en retenant notre souffle jusqu’à ce que ça coupe, un après-midi slam, un jus de tomates, un retour à pied, une tarte au four pour les boîtes à lunch de la semaine, une fin de journée. Le lendemain, avant le train des filles et après mon travail n°3, nous mangeons une gaufre à la gare, et sur le quai, je les étreins. Alors que mon autre petite sœur à Noël partait en Argentine, celle-ci s’apprête à retourner en Australie, et le soir, le garçon d’à côté me redit, ah, ta famille, cette famille, quelle famille !, et je ris.
Mon contrat pour le travail n°3 a été prolongé d’un peu, et j’y vais maintenant par petits sauts. Je vois mon projet qui avance, j’aime les échanges bienveillants, les interlocuteurs sympathiques, les essais de mise en pages et les choses qui se concrétisent. Parfois, quand on demande la linguiste au téléphone, j’ai du mal à dire que c’est moi, et pourtant, j’aime tellement ce rôle dans lequel j’ai à ouvrir le dictionnaire plusieurs fois par jour. Et puis au travail n°4, une fille à la réunion d’information qui dit, oui, moi à côté de mon nom, vous pouvez déjà mettre oui, et qui, à la reprise des séances d’écriture, m’avoue avoir écrit entre, parce que vous voyez, ça m’a donné envie. Ce sont pour des phrases comme ça – oh, un tout tout tout tout tout grand merci – que je mets cette énergie-là dans les choses ; comme quand, dans les ateliers du soir dans la salle aux murs jaune soleil, un homme explique, sérieux soudain, depuis que je fais des ateliers, je sais que je cours après quelque chose que j’ai commencé à écrire il y a des années, et aujourd’hui, j’ai l’impression de m’en être approché ; elle lit presque trop vite, et après son départ un peu avant la fin, une femme prend la parole et dit, c’est la jeune fille de tout à l’heure, elle m’a inspirée.
A mon travail n°1, je demande aux étudiants de nous raconter des contes traditionnels de leur pays, on réinvente des morales, et surtout qu’est-ce qu’on rit. J’amène une blague à chaque début de cours, dès la semaine prochaine, ce sera à leur tour, et je me réjouis de leurs histoires. Une chanson de Stephan Eicher, un jour qui finit sur une partie de Déclic, et sur une main dix élastiques.
Un vendredi après-midi début de week-end, il fait si beau et je marche, beaucoup, longtemps, je vais acheter des carnets, du thé et de la laine, des petites choses qui, mises les unes à côté des autres, disent beaucoup de moi, et je vais faire couper mes cheveux, malgré l’hiver. Le lendemain, j’écris quelques heures en compagnie de rencontres du hasard-ou-pas, une au-même-prénom que j’avais déjà eue au téléphone pour le travail n°3, une qui avait entendu parler d’un atelier, un dont j’aime les hésitations dans la voix. Quand ils racontent leur projet de texte, tous, je sens mon ventre entrer en résonance. Plus tard, j’écoute les gens que le garçon d’à côté côtoie au quotidien revenir sur des expériences folles, expériences du monde et de soi, et je rajoute des tirets à la liste mentale des choses qu’un jour il serait bon de faire, qu’il serait grand d’essayer.
Nous repartons en tram sous la pluie, et c’est le début d’un week-end de passage à septembre, c’est comme ça qu’on les appelle, les week-ends dont on voudrait qu’il ressemble à ce dernier d’août, un week-end rien qu’à nous, sans obligations, un entre-deux, entre nous deux, quand entre nous deux il n’y a presque plus d’espace, mais toute la liberté du monde, quelque chose comme ça. On retourne les pendules, on cache l’heure de l’ordinateur, on éteint les téléphones, on sort seulement les sabliers colorés pour vérifier le temps d’infusion du thé. Petit à petit, on se détache du réel, on s’en décale, on quitte le port, on prend le large ; une errance immobile, une douce latence. On se raconte beaucoup, on fête Noël avec un mois de retard, et il m’offre un jeu de société qu’il a inventé, qui mêle écriture et stop, je ne sais pas comment ça pourrait être plus parfait. On parle de maisons minuscules, en origami ou en matériaux de récup’, on feuillette ce grand livre que j’avais trouvé par hasard, et qui avait un goût d’évidence. On regarde un film, je prépare des bocaux d’olives marinées pendant qu’il bouquine sur le lit-canapé, il coupe les légumes pendant que je tricote en violet. On prépare le curry ensemble quand R. arrive pour quelques jours, avec un livre de Thomas Vinau en cadeau.
Et puis il y a toutes ses petites attentions et son sourire quand il dit mais ça me fait plaisir de te faire plaisir, les soirées qu’on passe chacun de notre côté et le plaisir immense et intact qu’on a à se retrouver le lendemain, à dormir à nouveau ensemble, son corps contre le mien. Et puis il y a parfois mes larmes incompréhensibles même pour moi au réveil d’une sieste ou dans un début de soirée, parfois son air chafouin et ses grandes questions quand je n’ai rien vu venir, parfois les mots qui blessent sans qu’on pense à mal, mais toujours, toujours, le temps qu’on prend ensuite à se dire, à s’expliquer les choses, à démêler les fils de nos pelotes pour ne pas que ça tremblote, nous.
Voilà – il n’y a rien d’exceptionnel et pourtant tout semble l’être ; les week-ends qu’on improvise, les billets de train qu’on prend pour aller voir ceux qu’on aime et qu’on a envie que l’autre aime aussi, le rythme des semaines qui ne se ressemblent jamais, le bar du coin de la rue, les ateliers d’écriture en petit comité et dans la cuisine, les cartes de vœux reçues et la boite avec les savons qu’on avait fabriqués lors de mon passage chez Al. la lumineuse, les petits-déjeuners au salon de thé avec la douce Hanneton pas vue depuis trop longtemps, les mails des amies qui (re)viennent à B. bientôt. Voilà – ces temps-ci, on fait de la cuisine expérimentale, et les contraintes deviennent des défis, comme en écriture, la mousse au chocolat au tofu soyeux, les biscuits sans gluten mais aux graines de lin dont on se régale, la sauce aux champignons, amandes et cacahuètes du garçon d’à côté, dans laquelle il met aussi une pointe de cacao. Ces temps-ci, je ne sais pas, quelque chose de doux dans le quotidien, quelque chose qui fait sens, petit et immense, qui me plait fort. Pas besoin d’une ciste pour trouver des trésors.