C’est le mail d’I. arrivé ce matin dans ma boîte et qui dit « je me demandais si tes mots avaient eu envie de parler de la Bruxelles de ce jour » qui me pousse à ouvrir un document vierge et à commencer des phrases sans tout à fait savoir ce que je voudrais qu’elles disent. Après janvier l’année dernière, après novembre, j’étais restée silencieuse longtemps, hébétée, et là j’ai cette sensation qu’il ne faut pas se laisser aller à ce vide des mots, qu’il ne faut pas rester trop de jours sans poésie parce que c’est ça qui nous tuerait.
Je n’ai rien, je répète au bout du fil ou du clavier tout va bien et c’est étrange comme ces trois mots ne veulent rien dire, tout ne va pas bien, non, mais je suis en vie, le garçon d’à côté aussi, et mes amours et mes proches et mes voisines, les nouvelles de chacun et chacune qui arrivent au compte-goutte, tout va bien donc et tous vont bien, je n’ai pas vu d’images je n’ai pas approché les endroits je n’ai pas paniqué dans la rue, j’ai pu rester contre mon amoureux une journée entière jusqu’à ce qu’on ait assez de force pour dans la lumière du jour qui descend aller se frotter à la vie et aux terrasses remplies de notre quartier. On est remontés avec du pain de seigle, du vin, des tapenades et une amie, pas pour faire comme si de rien n’était mais parce que notre envie d’ensemble dépassait le reste. Ce matin, le garçon d’à côté est parti à l’aube au bout d’un train, j’avais cette peur déraisonnable accrochée au ventre jusqu’au sms d’arrivée – toi tu es arrivé, moi je n’y arrive pas ; ni hier ni aujourd’hui, mille choses à faire mais je suis dépassée, j’ai du mal à décoller de ce fichu écran qui crache les nouvelles tout à la fois trop vite et trop lentement, j’ai des questions partout sous la peau, qui affleurent, et des sanglots parfois pour les accompagner, vendredi soir dans un chouette squat à d’autres filles femmes je parlais des doutes et de la certitude, je lisais des morceaux de ce livre dingue d’Ito Naga que je trimbale partout, et je disais je n’ai que des intuitions du monde, et là quatre jours plus tard, je ne sais même pas s’il reste ça.
Je serre les poings de devoir annuler à cause des attentats, des ateliers d’écriture avec des femmes voilées dans ce quartier tant décrié que les journalistes français ne savent pas prononcer, quelle ironie franchement, alors que c’est là que j’ai l’impression d’être au cœur des choses, quand on écrit de la poésie à partir des tableaux de Magritte avec un tout petit bagage de français et qu’il y a ça : Les yeux fermés, / je ne vois pas, / tout le noir, juste le noir / j’aimerais ne pas voir.
Ni hier ni aujourd’hui je n’arrive à faire ce que je devrais, à barrer les tirets de ma liste que j’ai laissé trop s’allonger, j’ai besoin des autres, de la présence des autres, alors je passe mes heures dans des cafés, celui du matin où la musique se coupe soudain, les voix se taisent et les gestes se figent, une minute de silence de table en table, je garde les mains autour de ma tisane jusqu’à ce qu’elles brûlent.
Demain, je quitterai Bruxelles avec mon petit sac à dos et un message automatique sur ma boite mail, la semaine dernière on se disait avec le garçon d’à côté que ce serait bien de couper, vraiment, parce qu’à force d’avoir des boulots-passion (quelle chance je sais), on ne sait plus trop comment décrocher tout à fait, et parfois il y a la fatigue d’être toujours disponible et l’oubli de soi. Alors couper l’espace d’une vadrouille de l’autre côté des Alpes, là où je pourrais me couler dans la langue, et la respirer à grandes goulées. Demain, je quitterai Bruxelles en ayant vaguement l’impression de l’abandonner, dans les jours qui arrivent je ne donnerai pas de free hugs ni ne marcherai contre la peur, je serai quelque part ailleurs.
Et puis je reviendrai. Comme à chaque fois. Comme ces dernières semaines après la jolie Normandie, et l’incroyable La Rochelle. Je reviendrai, comme à chaque fois. Mes intuitions du monde je l’espère en un peu meilleur état.