la saison des taches de douceur

Un dimanche après-midi, je reçois dans ma boîte mail les textes des enfants d’un atelier d’il y a deux mois en Normandie, textes qu’ils ont repris, tapés, et mis en page, et j’adore ce cadeau : tout ce temps passé entre cet atelier-là et ce dimanche après-midi-ci m’avait fait oublier une partie des mots, alors je m’y replonge avec plaisir. Depuis, ce n’est ni les mêmes publics ni les mêmes endroits, mais il y a quelque chose néanmoins qui a bougé ; c’est, dans un collège, un grand ado dégingandé qui écrit je me souviens de quand on pouvait prendre le métro sans avoir peur d’y mourir dans une explosion, pendant un oral où je demande à la petite de 8 ans s’il y avait un lieu qu’elle aimerait visiter dans le monde, avant c’était Paris mais maintenant j’ai peur, dans mes ateliers sur Magritte juste après, Magritte, tu es surréaliste mais aujourd’hui la vie te copie. C’est à un rendez-vous d’écriture, une jeune femme qui lit un texte sur ce 22 mars, alors que j’étais moi aussi autour de la même table en train d’en écrire un autre, et je me demande combien nous sommes dans ce groupe à avoir parlé de ça. Je me demande combien de temps ça hantera, combien de mots ça viendra prendre, combien de respirations.

image

 Et puis à la fois, il y a quelque chose qui s’est remis à pulser presque immédiatement, c’est le coeur, c’est l’élan de vie, qui fait qu’elle continue indéniablement, que la mémoire vient nourrir les projets et les rencontres, que de tout ça, on en fera du terreau. C’est qu’il s’en passe, des choses, alors j’aime bien, soudain, avec ces textes dans ma boîte mail, revenir à ces semaines en Normandie. Je repense à la veillée littéraire dans une bergerie, que par un drôle de hasard, je connaissais avant même d’y aller, puisque j’avais été fascinée par cette histoire-là, et que c’était pile à cet endroit. Avec R., on y lit des textes de moutons au milieu des agneaux, et à la fin, une fille vient me voir et me dit, je ne sais pas si tu te souviens, tu m’as donné une formation à Montpellier, et je n’en reviens pas à quel point c’est une soirée à liens croisés !

Après les trains pour rentrer de Normandie, il y en avait eu d’autres pour aller jusqu’à La Rochelle – hello la France dans tous les sens, pour un festival de poésie organisé par de folles amies. Dans ce trajet-là, je passe beaucoup de temps à regarder par la vitre car j’ai un mal fou à me concentrer sur le manuscrit que je relis, et je me demande à quel moment la végétation change, mais en tout cas quand j’arrive, oui c’est sûr, les arbres ont changé, mais mes amies, elles, sont aussi belles que l’été dernier. Il y a cette grande maison qui nous accueille, des bouteilles de vin et des derniers détails à fignoler, un cloître entièrement redécoré pour l’occasion, et des ateliers à foison. Je suis à fleur de peau tout au long du week-end, tellement c’est beau et dense, tellement ça m’émeut de les voir si bien mener la danse, ces amies dingues qui ont cette capacité infinie à faire exister les choses. Sur le stand de poésie du festival, il y a bien trop de mots qui viennent me troubler, j’en emporte tout un paquet. Je me déleste de quelques boîtes bleu ciel, comme un échange de bons procédés. Le vendredi, un théâtre d’objets dans une chapelle, tous enroulés dans des plaids, le samedi, un bal où chacun vient danser. Des dizaines de textes lus, des photos accrochées, des monostiques paysagers, un grand tableau de phrases, avant de mourir je voudrais, les gens ont complété à la craie. Dans la grande maison, je dors dans un lit d’enfant, et j’emmagasine beaucoup, beaucoup de lumière.

image

 De retour à Bruxelles, j’ai pris un peu trop d’engagements passionnés, les week-ends travaillés qui font que le mois n’est qu’une longue suite d’ateliers, de formations, de préparations, pleine de joie, mais avec peu le temps de souffler. Et c’est quand ce sont les nouvelles qui nous soufflent que finalement il y a une pause, que tout s’arrête puisque la ville est bloquée et je m’arrête avec elle puisque tout en moi est crispé. Alors quand l’heure de la vadrouille à peine plus tard a sonné, je marche longtemps pour attraper un covoiturage et je fais un détour pour ne pas passer par la Bourse et le piétonnier ; je sais que les gens y écrivent par terre des messages d’amour et de liberté, mais je.ne.peux.pas vous comprenez ?, c’est que les dernières choses que j’ai vues à la craie, c’est ce avant de mourir je voudrais.

Assise dans un hall de gare, je finis les dernières choses de travail, des textes à taper, des commandes à envoyer, et à 2h11 à Lyon alors que le garçon d’à côté retrouvé dort depuis longtemps contre moi, j’active avec soulagement un message d’absence, je ne serai pas là.

Et je suis pendant dix jours ailleurs en effet puisque nous partons pour l’Italie, des covoits et des trains, des trains, des trains, je ne sais plus combien, pour arriver jusqu’au village perché dans la montagne. La langue roule dans les gorges, notre chauffeur nous raconte des histoires et nous passons à côté de la rivière, toute illuminée pour Pâques. Et puis enfin, nous y voilà, le village piéton, les rues étroites et minuscules et la maison allongée vers le ciel. Aujourd’hui alors que j’écris dans la grêle neige pluie de cet avril, j’aime à me souvenir du soleil, de nos premières siestes de l’année dans l’herbe, des grands jours de lumière. Pendant quatre jours, il s’agit de balades, de sommeil, et de livres, beaucoup. Et le bonheur de se retrouver à deux, avec ce temps devant nous qui s’étire, ce long passage à septembre sans obligation, on avait dit qu’on irait voir la mer, et puis l’idée d’un bus, de la civilisation… finalement non. Pendant quatre jours, il s’agit de mots et de récits, d’extraits lus à voix haute, de fous rires, et cette complicité que je n’en finis pas d’adorer. Pendant quatre jours, il s’agit de pique-nique à la tapenade, du goût des gressini, et de celui des premières asperges, des premières courgettes, tomates, poivrons, alors que nous sommes encore plongés là dans le nord dans le céleri et les chicons. Le matin de Pâques, je reste à bouquiner dans le radeau tandis que le garçon d’à côté se lève, je suis tellement absorbée par les pages que je ne m’en étonne même pas, ce n’est que quand je descends que je comprends : des oeufs en chocolat sont cachés partout, dans un vase un porte-monnaie un bocal de sel un escalier et je n’en finis pas de rire et de chercher. Pendant ces quatre jours, les taches de rousseur font leur apparition saisonnière sur le nez de mon amoureux – les taches de douceur, elles, n’en sont jamais parties.

image
image
image
image

 Et puis un matin, on refait nos sacs, on laisse les clés sur la table et on claque la porte, un bus et des trains, des trains, des trains, je ne sais plus combien. On loupe une correspondance à une minute près, mais le bar est ouvert, alors un moscato d’Asti, et une foccacia à partager, comme encore un peu de temps suspendu avant la suite. À l’arrivée dans la ville qui sent le chocolat, il y a une dernière voiture jusqu’à la maison en pierres, et la joyeuse troupe, famille & amis rassemblés, le minestrone n’attendait que nous pour être attaqué. Passer de deux à dix, voire quinze, ou plus, en voilà un défi, un équilibre à adopter, est-ce que cela se dit ? Beaucoup de rires, beaucoup de mots, de restaurants gastronomiques aux plats fous ; dans un musée sonore, je comprends un cinquième de la visite mais je note des idées pour une nouvelle, ou pour un atelier. L’histoire en origami répétée à l’infini jusqu’à ce que les plus jeunes sachent la faire, eux aussi ; le marché et le stock refait de noisettes torréfiées, meilleure chose du monde, ah oui. Des terrasses et des parapluies, les cloches de l’église et les chiens qui aboient. Et je dois repartir, je me demande pourquoi.

Sur le trajet dans un covoiturage qui m’ennuie un peu, je pense que le stop me manque et que j’ai hâte de l’été. Je repasse à Lyon pour croiser J. d’habitude dans les Vosges, je la vois arriver du bout de la rue. Sa façon de me serrer contre elle, de me regarder de haut en bas, ses yeux qui crient, « tu es vivante, tu es bien là », et oui, voilà, tout ça. Elle me tend un livre confié par Ana, je souris de savoir qu’elles se seront rencontrées, depuis tout ce temps. Parle tout bas, si c’est d’amour, je le lirai à mon retour. Chez K. le soir, j’arrive avec des provisions-cadeau du marché d’Alba, des pâtes à l’artichaut et du fabuleux pesto, le repas est prêt, hop, quelques heures à bavarder. Un gâteau aux noisettes pour un repas de midi, mon père est amoureux, et gaiement va la vie.
Je rentre à Bruxelles et pleine d’énergie nouvelle, me reconnecte au dehors, ah nuit debout, mais qu’est-ce donc alors ? Une première à Bruxelles, j’y suis, il fait froid mais la joyeuse C. est là, c’est quelque part je crois sa façon d’être aux autres et de créer du lien qui par la suite m’inspirera. La suite, c’est à peine plus loin, quand une autre joyeuse C. (j’ai décidément bien de joyeuses C. autour de moi – 47 bonnes étoiles encore une fois) vient déjeuner et qu’on fomente un atelier poésie minute, pour de la vie autour de l’agora. J’aime le peu qu’il faut pour nous lancer, je passe acheter des pinces à linge et de la ficelle, je rassemble des marqueurs, elle, trouve des feutres et de vieux bouquins chez Pêle-Mêle, et je ris de son message, difficile de choisir des bouquins qui ont l’air nul ! On se retrouve le soir à tendre le fil et à caviarder à tout va, une lecture ou deux dans le micro pour encourager tout ça. Depuis, il y a quelques soirées à aller proposer de la poésie et à chaque fois, tout ce qui s’ensuit. Les gens qui viennent et aiment, qui jouent le jeu, ceux qui inventent d’autres règles puisqu’on a tous les droits, des caviardages exquis, tu vois, c’est l’autre qui me dit quand je dois arrêter de barrer et quand je dois recommencer. J’adore le résultat ; je veux dire, le résultat papier, et le résultat rencontre aussi, ces elles et ces eux avec qui on commence à parler au-dessus d’une page de littérature érotique qu’on tente tant bien que mal de transformer en message poé/politique. Des nuits debout, personne bien sûr ne sait ce qu’il restera (quand ?), ni si elles feront bouger des choses, et si oui quoi, mais je crois que chacun.e peut sentir ce que ça bouge déjà en elle ou lui, et, je ne dis pas que ça suffit, mais bon sang c’est déjà ça, et puis cette vue dingue sur Bruxelles depuis les marches, cette ville dans le soleil qui se couche, et ses ciels.

image
image
image

 Un matin, pour préparer un atelier sur les arbres que nous animerons ensemble avec le garçon d’à côté, nous partons, oh la belle excuse, en travadrouille dans la forêt qu’on dit magique, voir les jacinthes et les anémones des bois, tout est violet et blanc et vert, et le garde-forestier nous raconte des histoires. En lui, cette joie de parler de ce qu’il fait, de son travail là. Il nous dit les gens qui ne font pas assez attention et qui s’avancent de quelques centimètres dans les bois pour prendre des photos, écrasant les fleurs sous leurs pieds. Au fur et à mesure, ce sont des tas de feuilles mortes où rien ne repousse plus. Il dit, « mais cette fleur-là, pour moi, elle est aussi importante, aussi belle que celle là-bas », et alors, je repense à cet autre garde-forestier qui m’avait prise en stop un matin en Auvergne et avait répondu à mon « merci et bonne journée » par « oh vous savez, moi, toutes mes journées sont bonnes » ; et à cet autre encore dans un épisode des Pieds sur Terre qui faisait de la désobéissance civile, et j’aime lier ces trois-là dans ma tête, et savoir qu’ils existent sur cette planète. Il n’y a presque personne d’autre que nous puisque c’est en semaine mais quand même la télé régionale pour nous filmer en train de marcher, et je raconte des bêtises pour le garçon d’à côté un peu crispé. Nous nous installons sur une table de pique-nique pour inventer cet atelier à deux, tout est ouvert et nous rebondissons sur nos idées, ce sera bien c’est décidé.

image

Le rythme de travail s’est un peu calmé, même si en ce moment, il y a des manières de faire à réinventer, des équilibres à trouver et toujours des défis à relever, mais je me rends compte en me levant le matin que l’envie c’est d’écrire. Alors je le fais ici et , ce mois-ci c’est comme si je remettais une machine en route, c’est d’avoir un peu plus de temps sans doute. J’arrive enfin à concevoir toute une semaine de l’été à m’autoriser ça, l’écriture dans un appartement au bord d’un lac pendant que le garçon d’à côté ira travailler. Et puis on fait des plans, du vélo, des vallées, de la joie étalée sur plus d’un mois. Mais avant l’estivale escapade, il y a quelques week-ends ici, et comme ils ne sont pas si nombreux, ils ont un goût particulier. Un thé à la menthe fraîche avec C. un dimanche matin au soleil, avant le marché, avant la crémaillère des copains dans le jardin. Un plat de nouilles sautées avec Hanneton, un brunch avec Maé, des répètes de la chorale militante pour un concert, la joie qui gonfle nos ventres à chaque fois, les pas dans les rues, regarder le programme du cinéma et puis finalement pas. Dimanche soir, préparer un cheesecake au speculoos végane pour le lendemain, il y a enfin de la rhubarbe sur les étals du marché, ça veut dire qu’on tient le bon bout, me dis-je alors que je grelotte sous la grêle, mais plus tard je fais du thé au gingembre de ma soeur, ou celui aux noix et au sirop d’érable, offert par Mam pour survivre à l’hiver. Dimanche soir, je redécouvre ma bibliothèque depuis que je l’ai rangée, et j’y pioche des merveilles. C’est toujours le quotidien plein de joies insondables, la plante en bourgeons qui m’arrache un cri et un battement de mains un matin ; une des lettres les plus folles jamais reçues dans ma boîte avec mille surprises à l’intérieur et tellement d’éclat ; l’odeur du repas jusque dans les escaliers quand je rentre du travail mettre les pieds sous la table ; un colis plein de gourmandises véganes à déballer. Une étudiante en cours privé me fait tellement penser à mon amie J. que j’ai envie de la voir, elle, à chaque fois juste après, je lui écris un mail pour le lui raconter.

Un week-end, je retourne à Lyon un peu plus longtemps pour étreindre ma soeur rentrée du bout du monde. On se retrouve à la gare, puis autour d’un thé, les mots dans la nuit, le sommeil côte à côte, et je sens mon père heureux de pouvoir nous serrer toutes les deux en même temps contre lui. Il manque la troisième, à l’encore autre bout du monde, qu’on appelle, histoire de lui souhaiter un joyeux anniversaire et la surprise qu’on sent dans sa voix, qu’on était ensemble elle ne le savait pas. On imagine à l’automne des rencontres et retrouvailles à trois, plus nos trois amoureux, une bonne dose d’émotions en prévision. Ces quelques jours à Lyon, il y a aussi des amies en terrasse dans mon café préféré, le récit des ateliers qu’LM s’est mis à animer, un minuscule bout de la nuit debout d’ici, des questions posées et de grandes assiettes végés. Les moments à vélo sont finalement les seuls où je suis, moi, seule, et je les garde ainsi, c’est bien, ce temps dans les interstices, pour ne pas perdre pied. Je vais rendre son livre à Ana et lui en prête un autre en même temps ; aura-t-elle le temps de le lire avant leur départ en immense tour à vélo ? Autour d’une assiette de coquillettes, elle et lui déplient la carte du Kirghizstan pour que j’y retrouve des marques, et c’est de l’euphorie en même temps qu’un pincement. Qu’ils sont chouettes, tous mes amis, à réinventer le monde, quelle chance précieuse à chaque seconde. Le matin du départ, je serre ma soeur dans mes bras une nouvelle fois, et je lui dis à bientôt, un week-end de juin, peut-être bien.

Alors quand elle m’écrit, je regarde le calendrier où s’inscrivent nos vies, je vois que le garçon d’à côté a rajouté les naissances à venir, des moments à partager, et moi des lieux à découvrir. J’aurai 28 ans demain, 28 ans le 28, et ça ne veut rien dire, au fond c’est juste une raison de plus de sourire.