pas aussi pudique que le mimosa

Samedi 15 août, je me réveille quelques heures avant A. sous de la pluie dont je pense qu’elle ne devrait appartenir qu’à novembre, je lis un peu dans les draps orange, un roman ado conseillé par Ana pendant notre vadrouille d’été et que j’ai trouvé la veille à la bibliothèque, pour prolonger le goût des vacances, et puis quand il pleut vraiment trop, je ferme les velux et il fait maintenant noir, alors je descends dans le salon et m’installe dans le fauteuil rouge. Quand A. se lève plus tard, on fait une liste qui commence par c’est un temps à… à bouquiner donc, à cuisiner des choses réconfortantes – au four, des aubergines farcies au riz aux épices et plus tard, des cookies moelleux à la banane, à écouter Imbert-Imbert, Biolay ou Delerm, à regarder des films tristes, à écrire enfin, ou à rêvasser en buvant du thé, peut-être bien. Un temps à faire des listes de c’est un temps à. Un temps à s’encocooner, certainement. Et soudain, j’aime ces trombes d’eau, ce mauvais temps qui me pousse à en prendre du bon, à rester à l’appartement alors que depuis que je suis rentrée de la vadrouille estivale, je n’y ai pas passé beaucoup de temps éveillée. Du travail par-dessus la tête et de tous les côtés.

Pendant trois semaines, j’ai eu des groupes de débutants complets matins et soirs, et des lectures dans un parc différent de la ville chaque jour. Au final : beaucoup de (fatigue, mais aussi de) rires, de mimes, d’histoires, de gestes, de chansons, de récits, d’origami, de blagues ; ici, les petites filles nous attendent de pied ferme et nous indiquent où l’on doit s’asseoir, là, un groupe d’enfants autistes applaudissent à chaque fois qu’on ferme un livre alors qu’ils semblent très loin de nous pendant la lecture, encore ailleurs, une sacrée ribambelle tout agglutinée autour des pages, et un petit se met debout dès qu’il y a un peu de suspens, comme pour être plus à hauteur de l’album. Je n’apprends les professions de mes étudiants qu’au quatrième jour – c’est comme ça que je me rends compte que je fais jouer, crier ou lancer des balles et des boulettes de papier depuis le début de la semaine à un consul, allons bon. Le soir quand j’arrive à l’appartement, je m’affaire en cuisine le temps que la journée décante, et avant de me mettre à la préparation du lendemain. Mille variantes d’houmous, de la mousse de courgettes aux blancs de pois chiches à la menthe, du crumble aux tomates ou aux nectarines, et des boîtes à lunch joyeuses à emporter, et le vendredi après-midi, je vais chercher un superbe panier bio, local et si joliment coloré à pas trop loin d’ici. De quoi remplir le frigo et multiplier les idées.

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Je termine la session en apportant des cruffes à mes apprenants tandis qu’eux m’offrent du chocolat, des carnets et de beaux stylos (me voici bien cernée), et dans une carte de si jolis mots. Quand l’une d’elle me demande ce qu’elle pourrait lire en A2, j’hésite un peu mais finis par avouer, j’ai écrit quelque chose, si tu veux… Et après, ah, ses yeux ! Alors voilà, les trois semaines de ce que je n’ai cessé de nommer la rude rentrée sont passées, et finalement, c’était rude mais si riche aussi, et formateur, et joyeux ! Et puis l’étudiante espagnole qui, depuis qu’on a joué aux identités secrètes, jeu dans lequel elle était Totoro, répond tous les jours, quand on lui demande ce qu’elle fait dans la vie : « je suis l’esprit de la forêt », et chacun qui rivalise d’imagination pour relever le défi « mission pas impossible en français ».

*

Tout début septembre, c’est maintenant que tout le monde s’agite autour de moi, et c’est maintenant que moi je me calme, que je retrouve des plages libres dans mon emploi du temps et que j’écris partout écrire, pour m’y mettre (cette fois) (si si) vraiment. Moi qui suis partie le premier juillet avec la sensation d’être un peu creuse un peu sèche, dénuée de créativité, voilà que c’est revenu, tout ce qu’on a amassé sur la route, des recettes à essayer, des nouvelles à écrire, des liens à continuer de tisser, des passions à nourrir, des projets à monter, des ateliers à mûrir, ça bouillonne à l’intérieur, un tourbillon enjoué d’envies en pagaille. C’est l’été qui a joué son rôle, sans doute. Toutes les attentes en stop ajoutées les unes aux autres, tous les trajets ensuite, les récits des gens, les rencontres ébahies, les coïncidences, les visites aux copains qu’on ne connaissait pas encore, les centaines de kilomètres à vélo, le temps partagé. Des saveurs, des émois, des étoiles. De quoi remplir les ventres, oui, et gonfler les voiles.

J’essaie de raconter tout ça, je vous laisse quelques mots, quelques pages même plutôt, c’est que c’est difficile, de résumer, la substance dingue d’un été.

16 juillet, un petit matin à serrer Lotte dans mes bras, la prochaine fois ce sera sur un autre sol, dans un pays dont j’ai un jour vaguement appris la langue mais rien retenu – mais il y a des lettres avec de petits ronds dessus ; dans la voiture d’Al. qui nous amène au péage, nous laissons notre place à deux autres auto-stoppeurs qui, eux, vont dans sa direction à elle ; on se dit que ça va nous porter chance, mais décidément il n’y a pas de règle dans le stop, et nous attendons à cette barrière au milieu des voitures deux heures et demie avant d’embarquer pour même pas loin et de finir en train ; la canicule a eu raison de nous, on arrive à Lyon un peu épuisés, un peu tendus. Il faut toute une après-midi à siester pour se remettre sur pattes, et mon restaurant indien préféré. Lyon a des glaces dingues à offrir, et des bières dans un lieu qui vient d’ouvrir, des amies dont écouter les histoires et les sourires. Un petit-déjeuner de viennoiseries pour établir un plan d’attaque avec Ana et L., pour nos vacances à quatre, une destination à choisir, nous avions pensé à la région lyonnaise, finalement ce sera Nantes, nous ne sommes plus à un trajet de stop près !

Et puis déjà, voilà la chère Normandie, je lève le pouce à la sortie de la gare pour la dernière cinquantaine de kilomètres, et par miracle, j’arrive avant la fin du marché après une discussion passionnante avec un photographe, sur les visages. Fin du marché donc, mon sac à dos et moi faisons le plein de légumes et d’olives pour la semaine à venir, et je bavarde avec le marchand qui m’offre les oignons, parce que vous êtes venue jusqu’ici en stop ! C’est Pirou l’été, Pirou la semaine de Pirouésie, alors il y a des visages enjoués et connus partout sur la place, sur la plage, au café, chez le bouquiniste, aux terrasses. Je vais d’un groupe à l’autre, la grande maison avec baie vitrée sur la mer pour préparer le planning de la semaine, les douces retrouvailles. Face à la mer, une promesse faite à moi-même du temps pris pour moi, de rendre cette semaine aussi apaisante que possible, car je sais qu’il y aura des vagues d’émotions, et de l’intensité à foison. Alors je grappille des moments seule, une salade de lentilles que je prépare pour quand mes chères colocataires arriveront, et les matins, la plage déserte en attendant l’ouverture de la boulangerie pour aller y chercher des viennoiseries. Je vois la voiture se garer devant la maison, les belles qui en descendent, retrouvailles d’Agatha Cristal et F., trouvaille de S. évidente et évidemment là. Cette belle colocation à quatre dans le tout petit studio, le matelas fait d’une demi-douzaine de couches de couvertures et tapis de sol comme dans une histoire de princesse au petit pois, les fous rires à base d’anacoluthes soirs et matins, les récits jusqu’à ce qu’on s’endorme, les projets dingues de chacune, les interrogations, les questionnements, les amours et désamours qui font les vies. La tendresse qui tient dans 15m². Les haïkus offerts à chacune, le dernier matin, à côté des bols du petit-déjeuner.

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C’est grand, ce qui se fait cette semaine-là, et au presbytère aussi. La souche sur laquelle R. monte tous les ans pour annoncer le programme des ateliers a disparu, O. et J. ne sont pas là, mais il y a quand même les repères qui restent. J’anime avec bonheur à nouveau – il me semble que ça fait quatre siècles, en réalité à peine un mois – et participe aux ateliers d’autres, des poèmes de muses et de corps collés les uns aux autres, des cartes postales combinatoires, et je fais écrire cent mille milliards de visages à la manière de Queneau pour approcher un peu la diversité de ce monde-ci. Alexandrins, quinine, pantoum, combinatoire. Les demi-pêches en attendant les spectacles, un théâtre d’objets pendant lequel j’aurais aimé que C. soit à mes côtés – et je pense à C., comment va-t-elle, depuis qu’elle est repartie au bout du monde ? Bien, j’espère, oh oui, j’espère bien – un bal de la Renaissance où nous répétons gaiement mille pas de danse, des poèmes de l’autre et mon émotion quand N. qui ne voit pas comme nous tous lit celui qu’il a écrit sur moi.

Les projets qu’on esquisse, un poème de marche comme une tradition du vendredi matin, et le mardi soir je lis dans le micro deux textes, une histoire de stop qui me donne ensuite l’envie d’en écrire beaucoup d’autres, et quelque chose inspiré par les ouvriers, une forme d’hommage, est-ce que fin août je leur lirai ? Si j’osais. Mercredi, une soirée, quelle soirée à la Cale. J.-M. se met au piano et distribue les paroles, et nous chantons fort, à la joie et aux mots. Une crêpe au milieu des moules-frites, une tourgoule, et le temps qui se dilate quand nous joignons nos voix. Notre chanson tss tss tss tss dans la voiture, chaque été, ah. Vendredi soir, le théâtre des enfants comme chaque année, la lecture des adultes, l’auberge espagnole, les au revoir, on écrit dans un carnet des textes en contraintes pour Mar. Samedi matin, les larmes aux yeux, je n’ai même pas fait un dernier salut à la mer, vite partir, ciao Pirou, à la revoyure, au moins une fois par an, c’est sûr.

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C’est Sy. qui me conduit à peine avant Evreux, c’est doux et quand elle me lâche au rond-point, j’ai à peine le temps de la voir passer en demi-tour que je monte dans une autre voiture. J’ai la fatigue de la semaine qui tombe soudain, et l’idée de devoir passer par Paris qui fait grandir mon chagrin. Une pancarte contre un épuisement, et finalement deux trains à la dernière minute, mais qu’est-ce  qui me prend ? C’est sans doute que j’ai trop envie de rejoindre vite le garçon d’à côté, même si ceci implique de me retrouver dans un lieu où tout le monde parle d’aquaponie et de crypto et évidemment, le décalage est gigantesque après ma semaine à moi. Je décroche du contenu et pars à la recherche d’hémistiches dans leurs voix.

Le lendemain matin, sacs aux dos, nous reprenons la vadrouille en duo, un défi de trouver une boulangerie ouverte un dimanche matin fin juillet à Lyon, mais défi relevé, c’est qu’il faut prendre des forces avant de stopper. Une expédition jusqu’à l’aire d’autoroute, et puis on s’entasse là à plein d’autostoppeurs, dont certains n’ont vraiment aucune courtoisie et beaucoup d’ego. J’inspire, j’expire, je ne m’énerve pas trop. A défaut d’être pris par quelqu’un, nous servons à plusieurs reprises de support pédagogique : des parents (souvent anciens autostoppeurs eux-mêmes) expliquent à leurs enfants qui nous sommes et ce que nous faisons là (et pourquoi nous avons des pancartes colorées entre les mains). La famille néerlandaise engage la discussion avec nous, et la mère du petit Allemand l’accompagne et nous dit : « désolée, nous n’avons pas une espace mais… » et le garçon de nous tendre deux pêches mûres à souhait. Quel coup de boost ! Je me précipite pour faire un oiseau en papier pour remercier mais je ne suis pas encore assez rapide et la voiture a le temps de démarrer ; à dix secondes près… Je saurai dorénavant qu’il m’en faut toujours un de prêt, qui attend. Le garçon d’à côté établit dans sa tête – il ne me le dira que plus tard – une loi selon laquelle l’autostoppeur qui croquerait dans une pêche bien mûre se verrait aussitôt offrir un lift, et é-vi-de-mment, ça ne me manque pas, une camionnette jaune, « je ne passe pas par l’autoroute, par contre », ça nous va très bien, nos essais de l’été ne sont pas vraiment concluants pour l’instant, et au moins, nous aurons de beaux paysages.

Un deuxième photographe alors, et la discussion douce, le regard photographique qui cherche et débusque, une résidence en Creuse, des récits des lieux par les gens et des photos de ces lieux ensuite, des histoires de rencontres. J’aime ce trajet qui élargit encore mes horizons et mes envies, et puis les petites coïncidences, lui qui a habité là en Cévennes juste là dans ce petit village où nous nous rendons, lui qui connaît le petit bar associatif qu’Al. et d’autres ont monté et qui nous en dit tant de bien. En passant par Valence, on se dit que ce serait quand même trop bête de ne pas aller toquer chez Al. justement, alors on descend là, et puis je l’appelle et je dis quelque chose comme, on se demandait si tu étais chez toi, parce qu’on est à 300 mètres, là… et je sais que je ne le ferais pas avec tout le monde, mais je sais aussi que c’est ça qu’elle aime, elle, la spontanéité et l’improvisation. Alors c’est tout naturel, de débarquer chez elle, de voir ce grand appartement puisque je n’avais pas pu aller aux huit crémaillères, et de lui dire, on a de quoi pique-niquer, mais pas encore eu le temps de le faire, même s’il est déjà l’heure du goûter. On s’installe tous les trois sur la terrasse, pique-nique qu’elle complète avec une large tranche de pastèque, du sirop, et des financiers au cœur coulant de chocolat qui sortent juste du four. Al., c’est cette générosité qui semble sans bornes, et qui toujours m’impressionne, j’essaie d’être à la hauteur. Dans la cuisine, il y a un calendrier des citations qui n’est pas tout à fait à la bonne date mais qui dit : il n’y a pas de plus grand bonheur que de rendre visite à l’improviste à un bon ami. On repart deux heures plus tard, avec un petit bocal de Pineau des Charentes à boire à la belle étoile !

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Finalement, ce n’est pas si loin qu’on s’installe, quelques bornes plus tard, un champ un peu trop près de la nationale. Mais on l’oublie un peu pour se concentrer sur les belles étoiles. Dans la nuit, on change d’orientation, puis de lieu – ah ben on a bien fait de ne pas planter la tente ! – c’est que ça glissait trop. Au matin, des mûres et des mirabelles cueillies pour le petit-déjeuner, et c’est reparti. Au signe « circulation alternée », la queue de voitures s’allonge et je m’exclame que c’est l’occasion parfaite pour sortir la pancarte, et alors que le garçon d’à côté me dit qu’ils n’ont pas vraiment la place de s’arrêter, un conducteur me fait déjà signe de monter. Ah, la voilà, la chance de notre côté !

Alors dans la même journée, nous rencontrons un scaphandrier qui fait de la maintenance sur les barrages – c’est bête, mais je n’avais jamais imaginé ce métier ; une femme qui a vécu en Guadeloupe et en a ramené un amoureux, et elle parle du rythme de l’ici à prendre et à reprendre ; un cheminot et une comédienne amateure dont la troupe coupe les happy ends des pièces qu’elle joue ; une femme et ses deux pré-ados qui habitent au éco-hameau des Buis – et dire que nous n’avions même pas calculé que nous passerions par là ! Une autre fois, nous nous arrêterons, certainement ; un vieux monsieur du coin – sûrement lui qui récupèrera notre petite boîte ronde de peinture oubliée quelque part sur le chemin ; une instit’ écolo et enjouée qui traduit des poèmes du perse ; un ouvrier dans le bâtiment en camionnette qui nous raconte ce que les changements de mairie impliquent sur ses chantiers (et nos yeux effarés) ; une psychothérapeute et un trader qu’on aurait plus imaginé – nous nous l’avouons mutuellement en sortant – gourou ou prof de yoga, ces longs cheveux blancs et la dense barbe qui va avec, le regard si profond, les bracelets tissés tout autour des poignets. Alors j’aime ça encore, ces idées toutes faites que le stop fait exploser, et ce travail constant de déconstruction de mes préjugés, de ce que j’ai admis mais pas conscientisé.

Et voici Lasalle, mais nous y sommes avant les copains qui n’arriveront que le lendemain. Qu’à cela ne tienne, on marche un peu pour trouver un chouette lieu, le lit d’un ruisseau, la lune à travers les branches des arbres, et nos cheveux ébouriffés au matin en sortant la tête des duvets. La longue nuit, première depuis longtemps, le bonheur de se réveiller doucement. Plus tard, on cueille encore des mirabelles à apporter aux copains, et sur le chemin, je me dis que je ne connais même pas son prénom, à lui… Finalement, on le lira sur la boîte aux lettres ; et nous voici chez Natacha et F., le plus naturellement du monde, dans leur appartement tout végétal, les miroirs partout, les plantes, la guirlande d’artichauts séchés, les meubles d’antiquaires et la bibliothèque aux mille ouvrages inconnus. Et puis ces deux-là, la douceur qu’ils dégagent, les questions toujours pertinentes et jamais intrusives, la qualité de leur écoute, ce qu’ils savent et qu’ils partagent avec naturel, tu connais ça, le mimosa pudique ? si tu le touches, regarde, il se ferme. Quelques jours ensemble, des jardins partagés à la rivière où l’eau est délicieuse, des forêts aux sommets des collines. Les superbes vues, les thés au réchaud à bois, de la lecture, de l’origami modulaire, de longues discussions, et de belles choses à manger, un plat de pâtes au pélardon, des beignets aux céréales et à l’oignon, un pâté végétal, un petit-déjeuner à la brioche, et une recette secrète de vinaigrette à essayer d’adopter – mais quand même, huit ingrédients qu’il faut se rappeler ! Une longue rando, F. ne peut se joindre à nous, il dit et ça me marque, mais j’ai bien ancré les paysages en moi quand je l’ai faite, comme ça, je la ferai en pensée en même temps que vous. C’est un peu fou d’être dans ce chouette village dont N. raconte toujours les aventures, on y croise un ancien ferronnier qui repeint son camion pour le transformer en salon de tatouage ambulant – et lui, ses tatouages si beaux, cet arbre dans le cou et sur la main, ces lignes ces points, j’aime ; on lit mille affiches de choses chouettes qui se passent dans la région, et on va voir leur futur appartement laissé là ouvert à tous les vents.

Et puis nous repartons un matin, ils annoncent de l’orage pour plus tard mais nous verrons bien. Ce qu’il y a de bien en Cévennes, c’est qu’il n’y a même pas besoin de faire de pancarte ou d’attendre longtemps pour trouver une voiture, c’est une question de culture propre à l’ici, le stop, c’est une partie de la vie. Alors pendant quatre jours, on enchaîne de l’incroyablement dense pour notre dernier trajet stoppé de l’été, Lasalle-Nantes par les petites routes.

Notre première conductrice est une peintre sculptrice, elle doit faire réparer sa voiture – mais pour vous ça va aller ! et fait un long détour pour nous avancer au maximum jusqu’à se mettre elle-même presque en retard, notre deuxième conductrice est illustratrice jeunesse, puis nous avons un paysan post-soixante-huitard, je n’entends pas la conversation car je suis installée dans la camionnette sur les bagages, mais je profite de la vue, on prend de la hauteur ! Et puis c’est en camping-car avec un couple de retraités qu’on arrive au Cirque de Navacelles, avec ce petit village tout engoncé au fond de la vallée, et nous qui le surplombons, quelle vue ! Nous descendons à pied jusque dans le village pour un diabolo menthe et une glace, avec un arrêt à la rivière.

C’est bien, l’été, ces arrêts ici ou là, ces rencontres, ces mots et ces rires entre nous. Il y a pire comme vue pour faire du stop, nous disons-nous en repartant, mais quand même il commence à pleuvoir, et le garçon d’à côté manque d’oublier sa sacoche – depuis, je lui demande sans cesse, à chaque fois que nous descendons d’une voiture, s’il l’a bien prise avec lui ; depuis, il l’a quand même perdue un jour où nous n’étions pas ensemble… Une femme et son père, avec le mari et les enfants dans la voiture de derrière, un couple avec un petit garçon qui fait la tête au début, mais bientôt, c’est mon oiseau en papier qui va l’amadouer ; un petit garçon aussi dans la voiture suivante, mais lui, pas timide pour deux sous ; et puis la pluie, cette fois vraiment, bon soir de bon sang, on se dit qu’on est peut-être les deux seules personnes dans un rayon de 200km à maudire l’orage alors qu’il n’a pas plu depuis des semaines… ! Un, deux, trois tentatives de lieux plus tard, nous finissons par poser la tente dans la forêt, c’est toute une organisation de la monter sous la flotte en essayant de ne pas la tremper, quelle galère mais ohlala, quels fous rires à la clé, quand nous sommes enfin à l’intérieur, tous grelottants tous trempés, avec évidemment tout le pique-nique qui est resté dehors, dans nos sacs entièrement protégés…

Le lendemain, le barman du bar des motards devant lequel nous avions tendu le pouce la veille, en nous voyant revenir et en apprenant qu’on a dormi dans la forêt, nous paie le café ! Après ça, nous revoilà sur pieds pour continuer la route, et en attendant notre première voiture de la journée, je propose au garçon d’à côté de lire à voix haute la Trilogie des cimes d’Olivier, que j’ai enfin achetée pour moi. Et commence ce doux voyage de la lecture à l’autre, deux nouvelles sur trois lues entièrement, avant qu’une voiture ne s’arrête, avant que l’eau ne bout, avant que le soleil ne tombe, ou même parfois, à la lueur de la lampe dynamo qu’on a tournée le plus longtemps possible pour pouvoir aller jusqu’au bout des pages ; nous nous laissons embarquer en montagne, dans cette langue fascinante qui est la sienne, et j’aime le retrouver entre les lignes, son élégance et sa générosité jusque dans les mots.

Un cordiste dont la compagne est chevrière, et leur petite fille de trois ans, ces vies que je n’imagine pas et que j’aime entendre dans la bouche d’autres… Et puis on hésite, il y a l’autoroute et la petite route qui vont au même endroit, et l’autoroute est gratuite, alors peut-être que les gens prendraient plus facilement l’autoroute, mais on a vraiment envie de la petite route, mais que faisons-nous, parce que quand même… C’est toujours une histoire de décisions, le stop, une histoire de choix puissance mille. Tentons la petite route et puis si ça ne marche pas, nous traverserons le pont et passerons par l’autoroute, d’accord ? Il n’y aura pas de pont à passer puisque finalement, c’est Corentin qui s’arrête et, improbable mais vrai, qui va jusqu’en Dordogne. Et là encore, il vient bousculer mes idées et basculer mes préjugés, ce gentil lascar en BMW, un ancien délinquant repenti, passionné d’histoire et qui fait les brocantes à la recherche d’objets de la Seconde Guerre Mondiale et qui écoute la Rue Kétanou !

La carte sur les genoux, on se dit qu’on pourrait peut-être pousser jusqu’à Rocamadour – que je ne cesse d’appeler Rocad’amour, involontairement évidemment. Alors notre conducteur nous y conduit jusqu’au bout parce que ah oui ça vaut vraiment le coup, et puis là-bas, après un pique-nique au bord des falaises, dans la ville nous sommes les seuls avec des sacs à dos, mais zut, c’est quand même un lieu de pèlerinage, non ?, la couleur des pierres sous le soleil, les diabolos menthe, le gâteau aux noix acheté pour un futur petit-jédeuner, la force du lieu, et depuis la vue tout en haut, on pointe des endroits qui pourrait accueillir notre tente le soir même…

La carte sur les genoux toujours, je vois que nous ne sommes pas loin de Sarlat, et j’ai quelqu’un à y retrouver, quelqu’un dont je n’ai plus de nouvelles depuis très longtemps, et que dans le fond, je n’ai jamais rencontré pour de vrai. Alors ce sera notre destination suivante, mais dans le soleil qui tombe, nous ne partons pas, alors nous nous installons pour dormir dans un champ pas loin de là. Est-ce à cet endroit ci que nous voyons une étoile filante si dingue, si digne d’un feu d’artifice à la fin, une petite explosion dans le ciel d’été. Oui, il me semble que c’est à cet endroit là. Une infusion La grande ourse pour être pile dans le juste, et le goût de la réglisse.

Le lendemain, une instit’ (les instits, profs et enseignants en tous genres, cette grosse proportion de conducteurs !) et son amoureux qui anime un jardin partagé, puis un prof de yoga (un vrai, pas un trader caché !), et nous voici à Sarlat. Mais je n’ai pas l’adresse de J. avec moi, son mail ne répond plus depuis des années, je suis là et je voudrais juste voir la ville, là où il a habité. Avec le garçon d’à côté, ça donne une grande discussion sur comment est-ce que tu peux être aussi proche du but et ne pas tout donner, en voilà une bonne question, peut-être parce qu’au fond je sais ce qui s’est passé, et je préfèrerais ne pas en être tout à fait certaine. Mais ses mots à lui sont bien convaincants alors nous voici à chercher un café avec un wifi, puis finalement l’office du tourisme, les pages jaunes, les homonymes, et soudain en lisant l’adresse, oui, c’est celle-ci !!! parce que je l’ai tant de fois écrite sur des enveloppes colorées, cette adresse, que je la reconnais ; je m’étonne même de l’avoir oubliée. C’est le garçon d’à côté qui passe le coup de fil, moi je ne sais pas faire, j’ai la voix qui tremble, les yeux, le ventre, il reste plusieurs minutes au téléphone dehors dans la rue pleine de passants et dans l’office de tourisme tout le monde se presse autour de moi ça s’agite et mon cœur aussi, badam badam badam, et il revient, il sourit, il met ses mains autour de moi, il me dit, j’ai eu sa fille, tu avais raison, il me raconte un peu et il me prend contre lui, et je suis un peu assommée, un peu interdite, et reconnaissante, émue, aimante, tout en même temps, par ce garçon d’à côté qui prend sur lui qui n’aime pas le téléphone non plus pour m’aider à aller, moi, plus loin, de J. qui a été mon grand-père virtuel pendant des années et qui un jour n’a plus répondu à rien, et dont je suis si proche maintenant, mais trop tard, trop tard évidemment. Alors on repart, dans les rues de Sarlat, il y a soudain Mam’zelle Roüge dont je suis le travail depuis si longtemps, et sa carte avec une fille sur un oiseau en papier, alors je la lui achète et je lui en tends un, d’oiseau en papier, je lui explique un peu, le stop, les oiseaux, le symbole, Sarlat et pourquoi on se retrouve là, la magie d’internet, et tout ça.

Et puis on pourrait se dire qu’on a eu assez d’émotions pour la journée, mais finalement non, presque deux ans d’amoureux, le garçon d’à côté m’offre un opinel orange et m’encourage à poser la pointe du couteau dans sa paume, il faut toujours faire ça quand tu offres un couteau, et plus tard, sur la banquette arrière de la voiture dans laquelle nous montons, il y a Novecento : pianiste, ce livre que j’aime tant et tant, et ça ne va donc jamais s’arrêter, ces rencontres dingues, cette vie folle ? Apparemment non, la conductrice est prof de piano au conservatoire et monte Novecento en théâtre avec un groupe d’ados, et je trouve l’idée fantastique. Plus tard et toujours le même jour, il y a un jeune homme qui lui, monte un festival depuis trois ans, avec sa famille, dans le champ qu’ils ont à côté de leur maison ! Ô les incroyables ! Et puis une décapotable, ma première ! Et puis encore quelques bornes, et puis et puis… Sur le bord de la route, une 4L et une 2CV qui s’arrêtent ensemble, il y a une place dans chaque voiture, ce sont six étudiants en fin de première année diverses et variées, qui font un petit road-trip d’une semaine… La discussion est à bâtons rompus et ils nous poussent jusqu’à Angoulême ! Ils sont partis de Clermont-Ferrand et vont vers la côte, alors je m’étonne : vous n’avez pas voulu prendre l’autoroute ? Ah non ! on a deux règles : on ne prend pas l’autoroute, mais on prend les stoppeurs ! Et quel chouette trajet, à se le raconter en se retrouvant à la descente des voitures, ils sont si curieux et si joyeux, et moi je me sens un peu vieille quand ils hésitent entre le tutoiement et le vouvoiement, alors ça m’échappe, je dis oh non pitié. Un peu avant Angoulême, une photo-souvenir, et deux oiseaux en papier.

On lutte un peu pour trouver un lieu où dormir, mais finalement, on tombe sur un monsieur qui promène son chat (!) dans la tombée du soir et qui nous montre un chouette endroit en lisière de forêt ; je lui fais un oiseau pour le remercier. J’aime bien tous ces oiseaux dispatchés sur les routes, les regards étonnés, le petit succès à chaque fois, j’aime le moment où j’atteins la fin d’un motif et où la dernière feuille prise en découvre un nouveau, où je m’exclame, comme il est beau !, ce sont des surprises pour moi aussi, au fond.

Encore une nuit à la belle étoile, enfin pas tout à fait, parce qu’à 4h du matin, il y a des bruits de bête qu’on a du mal à identifier – et je pense à notre épisode de camping sauvage en Slovénie, à la Bohinj Beast, aux fous rires de cette nuit-là avec les garçons, un peu nerveux, certes, et nos hésitations, ours, cerf, sanglier ? – et on monte la tente en vitesse alors que je suis tout ensommeillée. Le lendemain, il nous faut contourner Angoulême, quelle idée ! Il faut rivaliser d’imagination pour faire comprendre aux gens que nous avons juste besoin d’être avancés un tout petit peu, mais finalement ça fonctionne, puis ça tâtonne, puis ça ne marche plus du tout, on est coincés on dirait pour toujours sous le cagnard impossible, avec trois voitures qui s’arrêtent, mais qui ne vont jamais dans la bonne direction. En plus on n’a presque pas d’eau, en plus il fait trop chaud, en plus faut qu’on arrive ce soir, c’est qu’on a rendez-vous avec les copains pour le départ.

Et puis soudain, un garçon qui s’arrête et s’écrie, ah ben en-fin, ça fait un mois que je suis sur la route, et je n’avais pas encore vu de stoppeurs, ça commençait à me manquer !, et nous voilà en route, le garçon d’à côté dans le coffre aménagé (faites que ma belle-mère ne lise jamais ça), et moi à l’avant ; c’est donc avec Maxime que nous prenons la route, Maxime dont le voyage est le trajet, pas la destination ; Maxime qui a tourné autour du monde, et qui maintenant s’installe un peu dans le sud de la France, mais pas trop, quand même ; il y a la discussion à bâtons rompus, et parfois, il s’interrompt en disant, là, je parle vraiment beaucoup, c’est de voyager seul qui fait ça, il y a des anecdotes de tous les coins de la planète, les quiproquos interculturels partagés, les rires, ses pieds nus dans le supermarché et sa voiture laissée ouverte quand on sort faire des courses. Il allait vers la Bretagne et avait prévu de s’arrêter avant là où ça lui plairait, et puis finalement, il décide que le fait de nous avoir rencontrés, c’est ce qui appellera la destination, donc il poussera jusqu’à Nantes dès ce soir ; alors soudain je me rends compte que c’est notre dernière voiture de stop de l’été, et comme ça a l’air de me rendre un peu hébétée, il propose de me laisser au bout du parking, de faire un tour pour rien et de s’arrêter devant mon pouce levé.

Et voici Nantes, une bière en terrasse en attendant le train des copains, et puis un restaurant libanais à se raconter un peu nos étés, et à constater qu’on est à peu près aussi organisés qu’eux (c’est-à-dire pas) pour cette dernière partie de vadrouille, mais eux au moins ont le livre du trajet. Deux tentes plantées et le lendemain, un plan foireux, j’ai presque l’impression que c’est le premier de l’été, le loueur semble avoir tout à fait oublié que nous lui avions loué des vélos, même s’il prétend le contraire au bout du fil, alors je bafouille un peu, on ne s’entend pas et ça raccroche et finalement, pendant le laps de temps où nous essayons de nous joindre, j’ai le temps de me repasser dans la tête les quatre étapes de la communication non-violente, et quand je réponds à nouveau, j’explique j’applique. La conversation se termine bien, j’en suis moi-même éberluée mais quand même sonnée alors je me cache un peu dans les bras du garçon d’à côté. Il faut une solution d’urgence, c’est que les copains nous attendent pour faire 230 bornes, et si nous n’avons pas de destriers, ça risque d’être compliqué. Mais finalement, ouf, deux vélos et trois sacoches, un peu plus d’équilibre à trouver, mais ça va se faire, presque sans anicroches. Quel bonheur de remonter en selle, on part dans l’autre sens cette fois, encore un bout de la Loire et puis traçons sur la façade atlantique, et l’émerveillement devant l’océan. On y est là, on y est !

Avec Ana et L., c’est beaucoup de blagues, de rires, de centres d’intérêts qui convergent, de façons communes de voir les choses. C’est la douceur de ces journées à quatre, si gaies, ces journées, les pauses qui s’allongent, les siestes, le houmous déshydraté, le gâteau aux noix de Rocad’amour, toutes les chouettes choses à pique-niquer, les bouteilles de vin parce que c’est notre anniversaire et puis le lendemain le leur, les calculs constants pour savoir combien de kilomètres on a parcouru, combien il en reste, si on est en retard ou si ça va, si on va y arriver ou si pas. Des nuits en camping sauvage sous les pins ou dans les champs, et d’autres à installer les tentes sur un même emplacement, le garçon d’à côté qui se dit si frileux et qui soudain se retrouve à se baigner dans l’Atlantique – la belle influence des copains ? –, l’apéritif devant l’océan sur la plage déserte alors que quelques kilomètres plus tôt, il y avait tellement de monde que c’en était bien trop. Au Gois il faut traverser la mer, mais l’eau est encore trop haute, alors nous allons dans ce restaurant qui nous coûtera si cher pour de l’accompagnement végétarien, mais je suis sûre que pendant encore quelques années, on en rira bien. Sur les dernières bornes qui vont jusqu’aux Sables, je propose de composer des poèmes de vélo, dans nos têtes, en mémorisant nos vers, et c’est seulement en arrivant qu’on écrit tout, et qu’on se récite ; j’adore que chacun accepte, sans qu’on se le soit dit tout à fait, que ce soit finalement une surprise au bout, j’ai écrit un poème, et vous ? Et puis Ana qui hésite et s’intimide, et puis heureusement qu’elle nous les dit, ces vers de l’été, du trajet et du chemin, ces vers qui contiennent toute entière l’odeur des pins.

Dernier soir, le camping tout mignon, on s’y fait livrer des pizzas pour fêter l’arrivée, on les mange à la lueur des lampes de poche, et puis on se dit au revoir, c’est que nous, on repart à l’aube, et les copains plus tard, Ana et L. ont encore tout août devant eux pour tracer la route jusqu’au bout, pour s’en mettre plein les yeux, de cet Atlantique.

A l’aube ? Avant l’aube, même. Un tout petit matin à démonter la tente et à faire les sacoches, et partir à vélo pour la gare, un trajet de fin de nuit, tout doux, la route déserte et là-bas, on a plein d’avance finalement, on achète du jus d’orange et des viennoiseries, et j’insiste pour aller faire un bonjour rapide, ou un au revoir, à l’océan. Dans le train jusqu’à Nantes, je dors sur le garçon d’à côté et lui sur moi, j’ai de la tristesse plein les poches, est-ce que c’est possible que ça finisse, des vadrouilles comme ça ? On pédale encore un peu jusqu’à la boutique, on vide les sacoches et on remplit nos sacs à dos, je-ne-veux-pas lâcher les vélos, je ne veux pas lâcher les vélos, on lâche les vélos (quand même), on retourne à la gare à pied, il y a mon TGV et le garçon d’à côté qui plus tard prendra un autre train, c’est dur de tout quitter soudain : les copains, les vélos, la vadrouille, la vacance et le garçon d’à côté, ça fait beaucoup à digérer.

Trajet du retour, j’écris un peu, je dors beaucoup, je pense à cet été si fou, si fou. Je pense au quai de la gare de Nantes, lorsque nous avons descendu nos vélos du train plus tôt le même matin alors que ça me paraît déjà si loin. L’homme à côté de nous avait demandé si nous partions faire les bords de Loire ; non, cette fois nous rentrons, et j’étais presque étonnée que ça ne se voie pas sur nous immédiatement, ces cinq semaines et quelque de vadrouille derrière nous. Pourtant, j’ai la peau dorée n’importe comment, les cheveux emmêlés et pleins d’herbes, les vêtements fatigués d’avoir été mis trop de fois d’affilée, et encore un peu de cambouis sur les mains. Mais ça doit être à l’intérieur, alors, que ça se sent, surtout ; oui, à l’intérieur, cet immense souffle pour l’année qui vient.