ce qui gronde

22h18 ; si je regarde les choses en face, mon train pour Lyon est dans un nombre d’heures ridiculement petit, l’appartement dans un drôle d’état, mon sac évidemment pas fait, mon intervention de dimanche pas prête, et je sens la fatigue dans mes pieds mon ventre mes yeux. Pourtant, la priorité absolue qui m’apparaît maintenant est bien de me mettre à écrire ici, accompagnée d’un curry végane et d’un verre de vin rouge. Régulièrement, le garçon d’à côté me demande si ce que je suis en train de faire est bien la chose la plus urgente – il le demande sur un ton bienveillant, juste pour m’éviter des accès de panique – et régulièrement, ce n’est pas le cas ; pas la plus urgente en tout cas comme l’entendrait mon travail, mes échéances professionnelles, mes projets en cours ; mais la plus urgente et la plus vive pour mes doigts mon souffle les pulsations de mon cœur, dans l’ici à deux pieds joints, et cela ne compte-t-il pas autant, voire plus ?

Le début septembre s’est passé de moi, clouée au lit que j’étais, désarmée et détestant ce corps qui refuse de se lever, et A. qui habite à l’appartement d’à côté ces quelques temps-là, ça permet un peu de joie dans la convalescence, une tarte aux courgettes, aux herbes et aux pignons à quatre mains, quelques verres de vin. J’essaie de travailler depuis le radeau, mais je me rendors à chaque fois aussitôt. Je prends mon mal en patience, mais ça semble infini, alors j’ai le temps de venir à bout de quelques romans ados entre deux siestes. Un soir, on regarde Away we go et je me dis que ce que ça provoque en moi est exactement ce que je demande au cinéma, et j’aimerais voir beaucoup de films comme celui-ci, des films qui charrient des frissons.

Quand je tiens à nouveau tout à fait debout, je vais au parc Maximilien donner un minuscule coup de pouce, je fais un premier tour du camp un sac poubelle à la main, le cœur à la fois serré des tentes alignées et de la boue de la pluie du matin, et à la fois éberlué de ce qui s’est construit là, spontanément, les meubles en palettes et la cuisine qui fait des repas chauds pour tout le monde, l’aide juridique, les massages le coiffeur, et partout, des sourires fatigués, et puis je reviens à la tente de français. Je m’assois avec à chaque fois un ou deux hommes, on apprend quelques mots avec les moyens du bord, eux en français moi en arabe, des jeux de dés pour les chiffres et pour rire un peu. Un jour, il y a J. et ce mot, réfugié, qui leur colle à la peau, et j’ai l’impression qu’il se réfugie dans la langue, la nôtre, qu’il s’y emmitoufle, et ça m’émeut terriblement. Je suis étourdie par la vitesse avec laquelle il capte les choses, J. qui était ingénieur en Irak, qui aime la littérature, les langues et les arts, J. qui m’explique avoir écouté Lara Fabian et Tina Arena sur la route, alors il comprend « je suis malade », et puis aussi quand je dis, « je m’appelle Amélie », « ah, je m’appelle Bagdad, je comprends, je comprends ». Je suis fascinée par ce qu’il retient si vite, en une heure à peine, tout ce qu’il sait dire déjà, alors je pense qu’il s’en sortira, qu’il trouvera, forcément, comment faire pour être ici, et en même temps, je pense à tous les autres qui n’ont pas les mêmes facilités, la même débrouillardise. Je sens quelque chose qui gronde en moi.

Le garçon d’à côté est de retour pour les seuls week-ends, 23h17 le vendredi, parfois, je me dis qu’il faudrait inventer un mot pour cette – notre – relation, ni à distance ni au quotidien, c’est encore et toujours mon besoin de nommer pour être sûre de ce qui existe. À l’entrée d’Alternatiba Bruxelles, nous prenons les paris : combien de personnes que l’on connaît croiserons-nous ? Il dit 12, je dis 13, on arrive finalement à 20 en riant, quels petits mondes que ceux des alternatives, de la yourte au compost, du groupement d’achat solidaire au revenu de base, des outils d’intelligence collective à la cuisine végane. En rentrant, nous rêvons un peu à tout ça, au rond et au chaud d’une yourte, des souvenirs de nuits kirghizes, au puits de lumière, mais déjà son train l’attend. Un autre week-end, nous traversons la ville dans la nuit sous la pluie battante, pas tout à fait en phase cette fois, et je sens mes vêtements petit à petit coller à ma peau, je me sens devenir lourde, plus lourde encore, et quand on arrive, je pique des chaussettes sèches à celle qui nous invite. Quand il repart le dimanche à 18h23, je fixe la porte droit devant moi, puis la baie vitrée, ne pas pleurer ne pas pleurer.

Un lundi soir, je reprends le train vers La Louvière, on a rendez-vous avec les ouvriers dans un lycée ; les étudiants vont réaliser leurs portraits en lino-gravure pour illustrer le livre qui sortira bientôt. Alors c’est la rencontre, là, des uns et des autres, les ouvriers qui lisent des textes et les lycéens qui écoutent et c’est émouvant, cette transmission en direct, et puis dans l’autre sens, cette jeune fille qui pose par terre au milieu du grand cercle que nous formons son GSM dont s’échappe la voix de Lavilliers qui chante les mains d’or. Quand c’est mon tour, je leur lis ce texte écrit en mai, qui avait été entendu déjà mais pas par eux, et je me rends compte que je tremble parce que j’ai mis d’eux dedans, et je ne voudrais pas qu’ils soient blessés ou trahis ou que tout soit à côté de la plaque, à côté des brames et des coïls, et finalement non, G. se penche en avant pour me regarder et dans ses yeux je sens quelque chose de la bienveillance et de la fierté.

Cette semaine-là est si intense de visages, de rencontres et de retrouvailles que je me demande si c’est encore possible de plus, et, oui. Le vendredi, je prends un train pour Paris, j’ai rendez-vous à l’Alliance française, j’y rencontre enfin M* qui passe régulièrement par ici, et c’est une joie, j’y retrouves des amis d’été, auxquels je souffle que j’espère qu’ils ne vont pas s’ennuyer. En sortant, ils ont l’air ravi, on est plusieurs à écrire et à en parler autour d’une table, le vidéoprojecteur indique « auteur » (zut, sans e) sous mon nom, je crois que je balbutie. Dans la discussion qui se tisse, je sens les questions et les cheminements que ça soulève en moi, des choses à réfléchir, le rôle de la littérature, de l’humour, ce qu’on veut quand on écrit. Et puis enfin, j’ai envie de Berlin.

Plus tard, je marche dans le soleil jusqu’à retrouver d’autres amies, il y a l’herbe d’un parc, et ce café où j’étais déjà allée une fois et où on m’emmène à nouveau, avec les mêmes mots, ça va te plaire, c’est obligé. Et oui, ça me plaît, les mots aussi avec Lau, et Ch. qui est partie bien trop tôt et avec qui j’aurais encore voulu parler longtemps.

Le lendemain, pas loin de l’aube, le garçon d’à côté a terminé son camp et ce sont les portes ouvertes. Les projets sous le dôme, et c’est rigolo d’être là en vrai après avoir regardé attentivement les vidéos. Là aussi, encore des copains, je plie des oiseaux en origami au soleil en bavardant avec K. et C&L. J’aime bien que ce lieu dans les Yvelines devienne l’endroit des retrouvailles, le garçon d’à côté n’est de toute façon pas très disponible à ce moment-là, c’est la fin de cinq semaines de résidence, il est encore tout à ça et c’est bien normal, tout aux gens qui sont là et posent mille questions, tout aux prototypes et aux démonstrations. Le soir, j’ai le droit de rester, et un instant, ça me paraît même incongru, d’être là parmi ceux qui ont passé les cinq semaines ici, très privilégiée de pouvoir assister à cette dernière soirée – et je pleure dans son cou quand ils se mettent tous à se remercier les uns les autres, en cercle dans l’herbe au pied du grand arbre auxquels ils avaient accroché des vœux en arrivant, à la fois très privilégiée, donc, et à la fois élément perturbateur, je ne voudrais rien l’empêcher de vivre, alors je lui demande si ça lui va que je sois là, je peux encore partir et je comprendrais – et vraiment, je comprendrais, parce que je sens là battre mon incapacité à partager certaines choses – mais il dit que c’est bien que je sois là, ma main contre son ventre pendant l’émotion des discours. Nous dormons sous la tente et la démontons au matin alors que tout le camp a les pieds dans une brume dense, le château derrière nous a l’air encore plus dingue. Nous reprenons le train ensemble, ensemble vers l’appartement d’à côté, ça fait longtemps que ça n’est pas arrivé.

Démarre alors une autre semaine si dense, lui a fini sa résidence moi je commence. Un matin, je croise une inconnue pour récupérer un grand sac de pelotes de laines, un après-midi, je traverse la ville avec une plaque de carton-plume trop large pour mes bras. Je pousse la grande porte bordeaux, je cherche les clés dans la boîte aux lettres. Là, pour cinq jours, un lieu nous est offert, un lieu aux plafonds hauts et aux grandes fenêtres, assise sur le parquet je me demande à quoi il ressemblera cinq jours plus tard, pour le vernissage. Je me sens chanceuse d’avoir cet endroit et ces gens qui construisent eux aussi à côté d’autres choses, on se croise, on passe parfois quelques heures côte à côte, chacun à son travail, de la musique dans les enceintes, et puis ça avance, à chaque fois que je pousse la porte, quelque chose a changé, les cocons ont été accrochés au plafond, la structure en bois est debout, les cadres sont au mur. Et petit à petit, ce que je fais aussi commence à ressembler à quelque chose, dans ma tête ça se met en place et dans l’espace aussi, cette carte subjective du stop, chaque trajet symbolisé par un fil coloré, les textes que j’écris et enregistre, les capsules audio que je fabrique à 4h du matin, les copains qui me prêtent leurs lecteurs mp3 pour pouvoir terminer la mise en scène.

Le jeudi soir après le travail-de-la-vraie-vie-qui-continue, on se rejoint là avec le garçon d’à côté. J’ai de la quiche indienne de la veille dans mon sac, et une tablette de chocolat à l’orange. Plus tard, dans le lieu jusque là silencieux, il met de la musique avant de monter sur l’escabeau, et moi depuis le bas je lui tends les oiseaux accrochés au fil de nylon et je lui dis, un peu plus à gauche, oui, voilà, ici, et j’aime ce moment démesurément, le rideau d’oiseaux en papier qui n’en finit plus de s’accrocher.

Le vendredi 17h, c’est fébrile, on finit, on fignole, on passe un coup de balai, et déjà c’est l’heure où il pourrait y avoir des gens. Et il y en a. Plus tard, je dis que j’aimerais faire des vernissages plus souvent, si ça permet de voir autant de gens aimés tout en même temps, d’étreinte en étreinte, de remerciements en sourires, une bière, je respire. Il y a mon ancien petit colocataire qui s’est juché sur le tabouret devant la carte pour écouter les textes, et C* qui s’est assise par terre en tailleur le nez dans le livret, l’air absorbé.

C* a débarqué dans la vie encore grâce à ici, et décidément, ça donne envie d’écrire plus souvent. En la lisant, j’ai pensé que j’aimerais parler avec elle environ trois heures d’affilée, et 48h plus tard, c’est exactement ce qui s’est passé. Il y a eu la maison de R. deux fois, une à parler jusqu’à plus soif, donc, et une à écrire, le jeu, les tu, il et elle, et ça m’avait l’air tout naturel. Un matin, elle vient petit-déjeuner à l’appartement, jusqu’à ce qu’on en oublie l’heure et qu’elle doive partir en catastrophe pour son travail, qui est l’endroit où je travaillais moi-même dans un autre espace-temps, encore un coup de la vie qui surprend.

Un mercredi, un beau spectacle en partie écrit par elle, au balcon yeux et oreilles grand ouverts, l’attention et la tension, je l’imagine tendue et j’envoie des pensées pour qu’elle le soit moins ; un lundi soir, on décroche déjà l’expo, j’ai un genre de tristesse molle qui me colle au corps, les enfants réclament des oiseaux, je rentre et je m’endors ; un dimanche, des autostoppeurs franco-anglais viennent dormir à la maison, on parle de chemins physiques et mentaux aussi, de départs et d’horizons ; un samedi, ma chorale est en concert à l’AB, on fait les andouilles dans les loges dans lesquelles des bien grands sont passés – le prouvent les photos sur le mur – et nous on est là, galérant toujours avec les paroles en néerlandais, et pas tout à fait justes quand il s’agit de faire entrer une quatrième voix. Mais enfin, il paraît que l’énergie qu’on y met est dense et envolée, je crois que c’était la priorité.

La chorale à nouveau, cette fois-ci au milieu des manifestants, puisque c’est ça qu’on veut faire à la base, militer en chantant, donner de la voix, au cœur des marches et des slogans. Alors on est quelques uns parmi les cent mille, alternant nos chants et ceux anti-TTIP, au passage, Tout autre chose distribue des autocollants, travailler moins pour s’aimer plus, oh, tellement. Les rangs sont verts et rouges, je sursaute à chaque pétard, mais je ne suis pas la seule. Je sens l’engouement, et à la fois la colère, le bruit qu’on fait, tous, à cent mille, mais c’est un bruit qui n’en fait pas. Ailleurs, on se bouche les oreilles, et je sens quelque chose qui gronde en moi.

Quelques jours plus tôt, il y a une autre longue marche dans le grand soleil, des enfants sur les épaules, et des messages d’accueil et de paix, je suis là aussi, les pas sur le goudron un dimanche de septembre, là aussi tous les visages connus, je suis quelque part rassurée mais à la fois, toujours, déjà ce quelque chose qui gronde en moi.

À deux jours d’intervalle, les amies chères me racontent deux histoires qui se ressemblent tellement que j’en ai le vertige et la nausée, et j’essaie de prendre soin. Quelques jours plus tard, je reçois un mail que je lis à mi-voix, soufflée d’écœurement. Petit à petit, une réponse se construit, à plusieurs voix, quelques dizaines de signature et l’envie qu’on emmure. Indéfiniment décidément, je sens quelque chose qui gronde en moi.

Oui, il y a depuis quelque temps ce quelque chose qui gronde en moi, à l’affût ; et moi-même, à l’affût de ça, écoutant tout mon corps et lui posant mille questions ; alors je repense à ce texte dont je n’ai que le titre, qui parlerait de la colère, et je me rends compte de ce qui change : la colère qui était pour moi quelque chose de lointain est soudainement bruissante au fond de mon ventre, tapant contre les parois de mon estomac, en filigrane de tout. Amours et révoltes, peut-être que c’est ça qui résume.

Alors que j’ai l’impression de ne jamais écrire, on me pointe le blog, cet atelier auquel j’ai participé, cet autre que j’ai animé la même semaine, le résultat de la résidence et le fait qu’en réalité, je passe presque mes journées à ça, à écrire, qu’à chaque fois qu’on se voit, tu parles d’un roman différent, ah oui, dans le fond, c’est vrai. Je cherche mon rythme, par quel texte laissé en jachère commencer, et j’essaie de me connaître mieux, avec toute la bienveillance dont je suis in-capable envers moi, les grandes plages de temps qui ne me vont jamais, l’urgence qu’il me faut, les regards extérieurs dont je dois bien avouer avoir besoin. Je déconstruis tout petit à petit mes croyances sur le rôle de la littérature, et la façon dont je l’élève intérieurement, alors que je passe mon temps à aider d’autres à la désacraliser.

Automne – je finis le délicieux thé du printemps le 1er octobre, et j’approche de l’avant du placard ceux à la cannelle et au caramel. Je me réhabitue aux mains froides, j’écoute Antony and the Johnsons, je vais travailler dans le café aux livres qui a ouvert juste à côté de l’appartement d’à côté, on y passe notamment du Bertrand Belin et du Mathieu Boggaerts. Je rencontre un tout petit garçon de cinq mois et retrouve ses parents avec plaisir, je croise l’espace de quelques heures un copain slovène de passage dans ma ville, et, si mes premiers mots ne viennent qu’en italien, je suis bientôt éberluée de m’entendre parler une langue que je pensais ne plus savoir parler. Je fais des carrés de carottes aux fruits secs pour les petits-jédeuners ou un crumble aux poires avec les premières de la saison, un potimarron farci au riz et aux champignons, l’automne, oui, l’automne, bon.

Automne – un plaid sur les genoux, je lis des choses qui me bouleversent, Le quatrième mur me coupe le souffle et je voudrais évidemment l’offrir à Mam mais elle l’achète avant que j’aie le temps de quoi que ce soit, je sanglote en finissant Pas assez pour faire une femme de Benameur, et je sens toujours ce quelque chose qui gronde en moi. J’entre dans les librairies pour échapper au vent, et dans celle en bas de chez moi, j’attrape le Traité du funambulisme ; excuse imparable : un atelier sur l’équilibre à préparer.

Automne automne automne, mais avec le garçon d’à côté, nous le controns, lorsqu’un soir, un des seuls où nous sommes ensemble, nous prenons des billets d’avion – à contrecœur, l’avion, à contrecœur – pour l’île et pour la travadrouille qui commence déjà dans quinze jours. Trois semaines le sac au dos, là pour une conférence, ici pour un cours, là pour une formation, et se suivre mutuellement, être si nous en voyage que ce serait dommage de ne pas le faire vraiment.

Alors d’ici là, j’essaierai de rejoindre l’autre rive, celle sur laquelle ce qui gronde en moi ne me mange pas, celle où l’énergie reste belle et puissante, porteuse de regards doux et de solutions ; sur cette autre rive, un début de semaine, je lis un texte dans une salle aux murs verts, on me parle de langue des oiseaux, et on me dit, c’est fou comme tu as trouvé ta voix, et j’entends voie aussi, parce qu’à ce moment-là, précis, cet espace de quelques jours, j’ai le sentiment serein d’être tout à fait dans le juste, que chaque projet m’anime et m’habite, que soudain, ou enfin, je suis non seulement à ma place, mais aussi légitime. Ça m’émeut, cette prise de conscience, je me dis que je dois en prendre soin, et en effet, parce qu’il en faut peu pour que ça bascule, que ça bouscule, le monde, et le roulis du monde amer, amer jusqu’au mal de Terre, alors là, 7h12 dans un TGV, j’attends qu’en moi quelque chose s’arrête de gronder.