parfois un peu de vague(s)

Souvent, je me dis qu’on a de la chance avec les lieux ; celui où j’habite et où j’aime passer des heures avec colocs et chats, celui où le garçon d’à côté habite et où on fait de la balançoire ensemble un dimanche soir ; celui où on nous a proposé de vivre tous les deux quelques semaines, avec tout cet espace improbable au cœur de la ville. Et puis les autres encore, ceux qui nous accueillent pour une nuit, deux ou trois. Un studio au milieu d’un immense domaine dans les Ardennes, après un coucher de soleil aussi fou qu’inattendu ; une maison qu’on chauffe au poêle dans la campagne près de Valence pour un week-end rempli de belles personnes.

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En ce moment alors, je vis un peu le sac au dos, nomade toujours, nomade tout court, j’éparpille mes affaires, je téléphone à des voix précieuses à d’autres bouts de la terre. Il y a C. au Mexique qui me parle de l’équilibre qu’elle a trouvé, et je l’imagine dans les rues cabossées à vélo, les couleurs et la vie à l’envi les soirs de tango. Le lendemain, je change de continent et je parle à ma petite sœur en Malaisie ; ma petite sœur en attente d’un visa et de retrouvailles, ma petite sœur un peu floue, entre deux pays, entre deux humeurs, on se raconte ce qu’on aime dans le fait d’aimer, et ce qui nous fait peur.

J’aimerais revoir la Slovénie au printemps, mais j’ai du mal à faire des plans dans les semaines après mars. Je repense à cette expression, to je to, que je disais tout le temps, et que j’ai parfois encore envie de dire ici, à mi-voix. C’est (comme) ça. Je me souviens que ça faisait rire Lisa à grands éclats. J’aimerais serrer A&A contre moi, les écouter raconter la vie simple et quand même parfois compliquée, et cuisiner des trucs fabuleux avec eux, comme les pommes de sept heures qu’on avait surveillées en alternance une nuit dans la fin de l’hiver.

Parfois, je n’arrive pas à croire que je m’ancre ici, j’ai patienté à la commune pour ma carte de résidente, et quand la dame a dit, voilà, tout est en ordre, j’ai fait un signe de victoire qui l’a égayée. Mais quand je vais ouvrir un compte, le monsieur derrière le guichet dit, pour la blague, mais enfin quelle idée ! et je manque repartir en courant. Pendant une balade, le garçon d’à côté me demande tu me verrais faire quel métier ?, et on imagine des choses qu’on pourrait vivre ailleurs, n’importe où. Parfois, radeau ou pas, je me sens un peu vague(s). Et les yeux embrumés, je me fais la réflexion que je ne sais pas m’empêcher de nager sans cesse vers là où je n’ai pas pied.

Pendant le passage à septembre de février, nous partons marcher, et les enseignes de la ville disent le temps retrouvé, ou present moment et à chaque fois, nous en profitons pour nous embrasser là devant ; si même les rues sont d’accord, c’est que nous ne devons pas avoir tout à fait tort. A Pêle-mêle, nous nous croisons et nous frôlons entre les rayons, je le retrouve côté jardin alors que je m’attardais dans les albums jeunesse que je lis surtout aux adultes et souvent pour moi-même, et plus tard, nous buvons un verre dans un lieu qui parle de voyage, et je me fais la réflexion que déjà la dernière fois, c’était un endroit comme ça. Il me semble ne connaître que ceux-là.

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Oui, on a de la chance avec les lieux. Il y a le café des marionnettes où nous amenons Y. qui nous raconte les matins en Afghanistan ; le bar du coin de la rue que nous transformons rendez-vous après rendez-vous en petit QG ; la librairie où je prends un verre avec D. avec qui nous tentions désespérément de nous croiser depuis quatre mois. Il y a l’appartement de M. et les gnocchis qu’elle fait pendant que nous discutons, la salle aux murs jaune soleil dans laquelle nous écrivons.

Et puis il y a la chance des moments, leur tendresse. Les soirs où L. rate son train et revient dormir à la maison ; les petits-déjeuners géants au jus des oranges sanguines fraîchement pressées par N. ; les phrases de Yogi Tea laissées en évidence dans les cuisines ; les compliments auxquels je réponds en faisant le clown pour ne pas que ça m’émeuve trop ; les soirs à rentrer à reculons – je veux dire, à reculons pour de vrai, lui dans mon dos qui me guide, un peu plus à droite, attention la marche, après les week-ends fous.

Un jour, je laisse sonner le téléphone pour avoir le temps de prendre une décision à sang froid. Plus tard quand je rappelle, je dis que je refuse le poste, et j’achète une tablette de chocolat à 90% pour me féliciter d’avoir su me préserver. Mais je ne sais pas toujours. L’autre matin, en rentrant chez moi après quelques nuits ailleurs, j’avais envie de parler, en fait non, plutôt de me taire tout à fait, j’avais envie de présence silencieuse, j’avais envie d’être seule, puis plus, je voulais l’air opaque puis bruyant puis blanc puis musical, j’arrivais pas à décider, et je ne savais pas quoi écouter. Finalement, j’ai lancé des choses au hasard, j’ai cliqué sur lecture aléatoire, et le premier morceau a démarré ; c’était Albin de la Simone qui chantait, j’espère / c’est peu de le dire / j’espère / que tout ça va tenir / sur mes épaules. C’est une chanson du Kirghizstan, mais qui résonnait si fort, là, brusquement.

Des crêpes pour la Chandeleur en rentrant d’un week-end de rando, un risotto au champignons et aux amandes que le garçon d’à côté cuisine pendant que je lis, des gressins à la farine de pois chiches, au sésame et au curry rouge, un crumble aux pommes dont j’emmène un bout à grignoter dans une journée de douze heures de travail à jongler entre trois boulots ; comme pour me rappeler, quand mon dos se tend et que mon énergie chute, que bientôt, je pousserai la porte de l’appartement minimmense, que je m’assiérai sur le parquet, et que je pourrai enfin reprendre le livre de Timothy Findley où je l’ai laissé. A un moment, il faudra descendre pour laisser entrer le garçon d’à côté, le froid de la nuit viendra rougir mes joues d’un coup ; il s’étonnera encore des différentes températures de ma peau, et pour la centième fois peut-être, nous embarquerons sur le radeau.

Du thé matcha, de l’hibiscus, du fumé, du noir gingembre, du blanc à la vanille bourbon ; définir les heures par ce que j’y bois, peut-être plus simple que le reste. Quelquefois, je me sens désincarnée. Je ne sais pas vraiment comment (me) l’expliquer. Mais il y a les histoires jusqu’à tard dans les nuits, l’amour et le bruit de la pluie, les ciels dingues et les gens pareils, les projets, les lettres aux chères et les pochettes en origami pour emballer de petits présents, et les minuscules enveloppes rose fuchsia.

Quand c’est un peu trop l’hiver, je pense à tout ça et à ce week-end lumineux dans le sud, où c’était si fou de rencontrer celle qui, indirectement, sans le savoir ni le vouloir, et alors qu’elle avait à peine l’âge de raison, a fait qu’avec le garçon d’à côté, nous nous sommes rencontrés ; c’est fou comme c’est bon, un presque même prénom. Je repense à ces heures auprès du poêle, aux récits de sa mère, aux jeux de société, à cette atmosphère que j’ai eu tant de mal à quitter, aux odeurs de l’Afrique, au goût retrouvé de la banane plantain, aux rouleaux de printemps maison, et à toutes les expériences et toutes les discussions ; on a de la chance avec les lieux, les moments, les gens ; comme deux fois plus qu’avant.

la vie pleine et délicate

Il y a, un samedi après-midi, soudain pressant, le besoin de marcher, de prendre l’air vraiment, à cause de la semaine où je suis un peu trop montée dans le nonante-deux puisque j’ai oublié de me laisser le temps d’aller au travail n°3 à pied, et que dans ma fatigue, j’avais du mal à discerner cette envie-là dans le froid embruiné du matin. Un samedi après-midi, donc, je laisse le garçon d’à côté choisir la route pendant que je remplis le thermos de thé. Nous allons chercher une ciste, loin après tous nos mots, et à l’entrée du parc, je suis comme une enfant qui n’écoute plus les explications, qui y va à l’instinct, soulève une pierre, du lierre, regarde derrière le tronc. Le bocal est là, je suis joyeuse, on en vide le contenu sur une souche avant que la nuit tombe, on prend un dragon qui bouge la tête quand il avance à offrir à C. quand il rentre d’Afrique, on laisse ma carte sim kirghize et un bracelet qui dit it’s complicated, des choses dont on n’a plus (ou dont on ne veut pas avoir) besoin.

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Au retour, il propose d’acheter de quoi faire une pizza maison, et je le laisse cuisiner alors que je discute avec ma petite sœur en visite pour quelques jours. Les loupiotes du salon sont allumées, je vois le garçon d’à côté s’affairer derrière le  bar, j’écoute la voix calme de ma sœur qui répond à mes questions, le clapotis des touches de l’ordinateur qu’utilise la jolie C. qui est venue avec elle, et une playlist qui a le goût des soirs tranquilles, de la vie pleine et délicate à la fois. Je me dis que je suis bien ici, dans la lumière de ce moment-là, avec elles que je suis si heureuse d’accueillir chez moi, et avec lui, et je le leur dis.

Pendant ces quelques jours, il y a très souvent les rires de ma sœur et de C. en cascade, les blind tests auxquels on joue ensemble, les mots qu’on s’écrit le matin – elles quand elles nous laissent grasse-matiner alors qu’elles vont voir Magritte, nous quand nous filons travailler alors qu’elles dorment encore. Ma sœur est arrivée avec tout un tas de surprises, du baume pour les lèvres parfait qui a le goût du miel et qu’elle a fabriqué elle-même, tout comme la pâte à tartiner au chocolat et à la noix de coco. Sur un album, elle m’a mis toutes les musiques qu’elle aime ; celles qu’elle a découvertes là-bas en Australie, et puis d’autres aussi. Elle a aussi ramené des livres et des ravioles, et un soir, un œuf en chocolat bio du salon de thé d’en bas : elle dit qu’on pourra mettre la surprise dans la prochaine ciste qu’on inventera.

Le dimanche est un peu décalé, on écoute l’atelier intérieur en retenant notre souffle jusqu’à ce que ça coupe, un après-midi slam, un jus de tomates, un retour à pied, une tarte au four pour les boîtes à lunch de la semaine, une fin de journée. Le lendemain, avant le train des filles et après mon travail n°3, nous mangeons une gaufre à la gare, et sur le quai, je les étreins. Alors que mon autre petite sœur à Noël partait en Argentine, celle-ci s’apprête à retourner en Australie, et le soir, le garçon d’à côté me redit, ah, ta famille, cette famille, quelle famille !, et je ris.

Mon contrat pour le travail n°3 a été prolongé d’un peu, et j’y vais maintenant par petits sauts. Je vois mon projet qui avance, j’aime les échanges bienveillants, les interlocuteurs sympathiques, les essais de mise en pages et les choses qui se concrétisent. Parfois, quand on demande la linguiste au téléphone, j’ai du mal à dire que c’est moi, et pourtant, j’aime tellement ce rôle dans lequel j’ai à ouvrir le dictionnaire plusieurs fois par jour. Et puis au travail n°4, une fille à la réunion d’information qui dit, oui, moi à côté de mon nom, vous pouvez déjà mettre oui, et qui, à la reprise des séances d’écriture, m’avoue avoir écrit entre, parce que vous voyez, ça m’a donné envie. Ce sont pour des phrases comme ça – oh, un tout tout tout tout tout grand merci – que je mets cette énergie-là dans les choses ; comme quand, dans les ateliers du soir dans la salle aux murs jaune soleil, un homme explique, sérieux soudain, depuis que je fais des ateliers, je sais que je cours après quelque chose que j’ai commencé à écrire il y a des années, et aujourd’hui, j’ai l’impression de m’en être approché ; elle lit presque trop vite, et après son départ un peu avant la fin, une femme prend la parole et dit, c’est la jeune fille de tout à l’heure, elle m’a inspirée.

A mon travail n°1, je demande aux étudiants de nous raconter des contes traditionnels de leur pays, on réinvente des morales, et surtout qu’est-ce qu’on rit. J’amène une blague à chaque début de cours, dès la semaine prochaine, ce sera à leur tour, et je me réjouis de leurs histoires. Une chanson de Stephan Eicher, un jour qui finit sur une partie de Déclic, et sur une main dix élastiques.

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Un vendredi après-midi début de week-end, il fait si beau et je marche, beaucoup, longtemps, je vais acheter des carnets, du thé et de la laine, des petites choses qui, mises les unes à côté des autres, disent beaucoup de moi, et je vais faire couper mes cheveux, malgré l’hiver. Le lendemain, j’écris quelques heures en compagnie de rencontres du hasard-ou-pas, une au-même-prénom que j’avais déjà eue au téléphone pour le travail n°3, une qui avait entendu parler d’un atelier, un dont j’aime les hésitations dans la voix. Quand ils racontent leur projet de texte, tous, je sens mon ventre entrer en résonance. Plus tard, j’écoute les gens que le garçon d’à côté côtoie au quotidien revenir sur des expériences folles, expériences du monde et de soi, et je rajoute des tirets à la liste mentale des choses qu’un jour il serait bon de faire, qu’il serait grand d’essayer.

Nous repartons en tram sous la pluie, et c’est le début d’un week-end de passage à septembre, c’est comme ça qu’on les appelle, les week-ends dont on voudrait qu’il ressemble à ce dernier d’août, un week-end rien qu’à nous, sans obligations, un entre-deux, entre nous deux, quand entre nous deux il n’y a presque plus d’espace, mais toute la liberté du monde, quelque chose comme ça. On retourne les pendules, on cache l’heure de l’ordinateur, on éteint les téléphones, on sort seulement les sabliers colorés pour vérifier le temps d’infusion du thé. Petit à petit, on se détache du réel, on s’en décale, on quitte le port, on prend le large ; une errance immobile, une douce latence. On se raconte beaucoup, on fête Noël avec un mois de retard, et il m’offre un jeu de société qu’il a inventé, qui mêle écriture et stop, je ne sais pas comment ça pourrait être plus parfait. On parle de maisons minuscules, en origami ou en matériaux de récup’, on feuillette ce grand livre que j’avais trouvé par hasard, et qui avait un goût d’évidence. On regarde un film, je prépare des bocaux d’olives marinées pendant qu’il bouquine sur le lit-canapé, il coupe les légumes pendant que je tricote en violet. On prépare le curry ensemble quand R. arrive pour quelques jours, avec un livre de Thomas Vinau en cadeau.

Et puis il y a toutes ses petites attentions et son sourire quand il dit mais ça me fait plaisir de te faire plaisir, les soirées qu’on passe chacun de notre côté et le plaisir immense et intact qu’on a à se retrouver le lendemain, à dormir à nouveau ensemble, son corps contre le mien. Et puis il y a parfois mes larmes incompréhensibles même pour moi au réveil d’une sieste ou dans un début de soirée, parfois son air chafouin et ses grandes questions quand je n’ai rien vu venir, parfois les mots qui blessent sans qu’on pense à mal, mais toujours, toujours, le temps qu’on prend ensuite à se dire, à s’expliquer les choses, à démêler les fils de nos pelotes pour ne pas que ça tremblote, nous.

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Voilà – il n’y a rien d’exceptionnel et pourtant tout semble l’être ; les week-ends qu’on improvise, les billets de train qu’on prend pour aller voir ceux qu’on aime et qu’on a envie que l’autre aime aussi, le rythme des semaines qui ne se ressemblent jamais, le bar du coin de la rue, les ateliers d’écriture en petit comité et dans la cuisine, les cartes de vœux reçues et la boite avec les savons qu’on avait fabriqués lors de mon passage chez Al. la lumineuse, les petits-déjeuners au salon de thé avec la douce Hanneton pas vue depuis trop longtemps, les mails des amies qui (re)viennent à B. bientôt. Voilà – ces temps-ci, on fait de la cuisine expérimentale, et les contraintes deviennent des défis, comme en écriture, la mousse au chocolat au tofu soyeux, les biscuits sans gluten mais aux graines de lin dont on se régale, la sauce aux champignons, amandes et cacahuètes du garçon d’à côté, dans laquelle il met aussi une pointe de cacao. Ces temps-ci, je ne sais pas, quelque chose de doux dans le quotidien, quelque chose qui fait sens, petit et immense, qui me plait fort. Pas besoin d’une ciste pour trouver des trésors.

quinine du blues

miettes d’OuLiPo : “La n-ine, qui généralise la sextine, est un poème de n strophes (n étant un nombre entier), chacune de n vers, chaque vers de chaque strophe terminé par un mot-clef différent. On se donne n mots-clefs qui terminent les n vers de la première strophe. Dans la seconde strophe le premier mot-clef vient à la place 2, le deuxième à la place 4, et ainsi de suite (tant que possible). Les places manquantes sont alors remplies par les autres mots (écrits dans l’ordre inverse).”

quinine du blues
(blues, agrumes, domino(s), vitre(s), violon(s))

un soir un peu en blues
la vie comme une histoire d’agrumes
ses angoisses en dominos
le chat regarde par la vitre
est-ce qu’il sort dans sa tête les violons ?

une nuit à écouter son violon
à hésiter entre gospel et blues
à guetter nos pluies contre la vitre
à presser un corps et des agrumes
à aligner minutieusement les dominos

parfois je me sens comme un vieux sans ses dominos
comme un chef d’orchestre sans ses violons
comme un thé du matin sans agrumes
comme une après-midi d’hiver sans blues
comme une maison sans fenêtres ni vitres

ouverte aux quatre vents sans fenêtres ni vitres
lasse et désœuvrée sans tous mes dominos
froide et démesurée sans un morceau de blues
immobile, impatiente sans partition-violon
amère sans raison d’être ni agrumes

j’ai dans le ventre une peau d’agrumes
dans la bouche la buée de la vitre
j’ai dans le corps les cordes du violon
lentement s’imbriquer en dominos
pour mille coups de cœur, j’accepte un coup de blues