J’ai un peu bougé le grand fauteuil bordeaux pour être contre la baie vitrée et voir le soleil se coucher quand je lève le nez de mon livre, et, puisque je lis jusqu’à tard, voir aussi le ciel qui prend ses teintes nocturnes et la ville qui s’allume doucement.
La fenêtre est ouverte, j’ai un plaid sur les genoux, on entend un groupe de personnes chanter joyeux anniversaire en applaudissant, je ne sais pas de quelle terrasse ça vient, d’où je suis, je ne les vois pas, je me replonge dans mon bouquin. Je me réconcilie avec Claudie Gallay en lisant L’amour est une île, en inspirant une bouffée d’été avant l’heure, quelques images d’Avignon. Je me souviens que dans une autre vie, si je ne m’étais pas fracturée la cheville dans une stupide chute à vélo lyonnaise, j’aurais passé le mois du festival à vendre des cornets de glace, j’aurais campé et aidé M. à tracter, peut-être, parfois. Je me demande comment va M., où elle est d’ailleurs, si elle passe quelquefois par ici, et si elle a coupé ses cheveux depuis ce restaurant indien.
J’ai des souvenirs mélangés, des demi-citrons, rapport à Delerm, le garçon d’à côté qui sourit quand il chante cette chanson-là en concert, des jours à camper et à finir les nuits devant la tente déjà brûlante de soleil à peine le matin entamé, de J. qui nous avait rejoints avec M*, d’une pièce qu’on avait aimée et lui détestée, J. qui maintenant, toutes ces années plus tard, dans ses mails parle de ce petit être qui habite avec elle, et c’est émouvant, ce temps qui passe. Et puis aussi le souvenir d’un train pris sur un coup de tête une autre année, seule cette fois, des siestes dans la pelouse juste à l’extérieur des remparts, de la pastèque à toute heure, d’une discussion passionnée avec une fille à l’heure du petit-déjeuner, une fille que j’avais revue ensuite, dans une autre ville ; d’un garçon au piano qui m’avait fait pleurer, j’avais dû partir en catastrophe pour attraper le dernier train, je lui avais écrit le lendemain, il avait répondu alors que je n’espérais plus pardon pour les larmes mais merci pour les mots. Je me souviens d’une autre année encore, où nous étions seulement de passage, cette fois avec Lotte et S., devant ce concert d’abord ridicule puis merveilleux, où les rues avaient un goût de sangria et mon père que j’avais croisé là par hasard, le regard si joyeux d’être amoureux.
Alors je m’absorbe dans ce livre entièrement, je le trimballe depuis hier soir seulement, et voilà qu’il est terminé malgré ses 400 pages et quelques, dans toutes les interstices de la journée, dans les heures de train pour Charleroi, quelques paragraphes entre deux oraux à faire passer. Il me reste quelques pages à peine, le téléphone vibre et je ne réponds pas, quelques pages à peine, ne pas faire éclater la bulle trop vite.
Quelques minutes plus tard, on se rappelle, le garçon d’à côté est dans un autre salon dans un autre pays avec une autre baie vitrée, par la sienne il y a un lac, et moi j’ai ce livre posé sur les genoux, L’amour est une île, il dit qu’il faudra encore qu’il parte, et je repense à ça, à cette page cornée hier à 22h33.
Elle déclame,
Si je lui avais coupé les ailes,
Il aurait été à moi,
Il ne serait pas parti
Mais, ainsi, il n’aurait plus été un oiseau
Et moi
C’est l’oiseau que j’aimais.