ce qui bouge

Dans un des carnets du moment, je démarre une liste de ce qui bouge, et ça commence comme ça : autrice écrit dans quelques lignes pour me présenter ; ma compréhension du mot ambition ; mon envie de faire des choses seules – trois jours à vélo cet été ? J’hésite à rajouter « l’écureuil qui traverse la route juste sous les roues de mon vélo ce matin » mais ce serait tricher, car en vrai, le titre, c’est : ce qui bouge en moi.

Avant de partir en vadrouille en Belgique, je me demande ce que ça va me faire, de marier des amis, visiter des maisons nouvellement acquises, découvrir des terrains achetés, rencontrer des bébés, et voir des enfants mille fois plus grands que la fois d’avant, et à vrai dire je ne sais pas trop. Pendant, je me souviens de ce chouette film, Away we go, et j’ai une vague impression comme ça, un road trip pour aller voir d’autres vies que la mienne, des vies singulières et immenses.

Je reviens de ce voyage avec un pull-plaid que Mél m’a donné, le plus joli des bols troqué contre quelques heures d’écriture à plusieurs, des pots de confiture, 443g de ma tisane préférée qui commençait sérieusement à me manquer, un certain nombre de bouquins de seconde main, des tas de graines à planter pour notre tentative de balcon potager, et encore du vernis rouge à paillettes sur les doigts – gardé toute une semaine après le mariage, peut-être que dans ma liste, je pourrais aussi mettre ça. Je reviens surtout avec cette certitude renouvelée que les femmes que je connais sont incroyables, toute émue des choix posés par chacune, défendus, argumentés, des opportunités saisies, des chemins de vie cahin-caha, des ténacités, des aboutissements, des réjouissances. Je reviens honorée de ces amitiés à distance, de ces retrouvailles délicieuses, de ces moments pris ensemble, de ces récits, de ces partages qui nous rendent plus fortes, de ces intimes approchés. Je reviens pleine de rires et de mots, de confidences au bord des étangs ou au milieu d’une fête, de discussions animées devant la pleine lune, assises sur le tapis de sol dans la pelouse du bar à bière en bas d’un appartement d’une autre vie. Je reviens avec le souvenir du crumble de légumes préparé, pendant que sur le canapé, les tout tout jeunes parents s’endormaient comme le petit, avec une pancarte de stop froissée pour la fois où on a loupé l’arrêt de train à force de discuter, avec de la food for thought, plein, avec l’odeur douce des bébés, mes belgicismes préférés partout dans mes phrases, et des astuces pour distinguer l’ail des ours du muguet.

Je reviens mais en vérité, je peine à revenir, encore dans la densité de ces jours-là, de ces façons qu’a chacune d’embellir le monde – parce que oui, c’est sacrément ça qu’elles font. Alors évidemment, je me suis demandé, si moi, je n’étais pas immobile, bloquée quelque part. Au bord de la Manche un mois plus tôt, le vent faisait tout tanguer, et moi avec, la mer, j’arrivais même pas à m’en approcher. Pas immobile, alors, mais quoi ? La liste, c’est donc pour ça.

Tourneboulée encore quelques jours, je pense à celles de mes aimées aussi qui habitent ailleurs, peut-être bien que je les appelle aussi, ou que je leur laisse des messages avec des cœurs dedans : trop d’amour, on ne va quand même pas faire semblant. Et puis la vie d’ici reprend le dessus, même si un coup de fil rapide pour une facture peut subitement se transformer en une heure et demie de mise à jour de nos vies, que voulez-vous, c’est ça de travailler avec des amies. Pendant que je râlote – râler et radoter en même temps – sur un rétroplanning pour un projet de poésie dans les rues, le garçon d’à côté cache des œufs en chocolat dans tout l’appartement, chaque année j’oublie, chaque année l’émerveillement.

Toujours dans la même liste, la veille de mes 31 ans, j’écris, premier cheveu blanc, et il n’y a rien à faire de cette information, j’en profite juste pour réécouter Loïc Lantoine, quand même je danse quand même je danse quand même je danse quand même je danse. Son concert avec The Very Big Experimental Toubifri Orchestra remonte à quelques semaines mais y repenser me fiche des frissons partout, deuxième rang sans savoir où donner de la tête – c’est que je voudrais garder entièrement ses mimiques qui me le rendent tellement touchant, et la joie de chacun et chacune des 18 musicien·ne·s, et l’ensemble aussi, bien sûr, cette énergie folle et collective et les envies que ça souffle, appartenir à un groupe, l’adrénaline, les percussions corporelles, tout ça noté dans un coin.

Je réfléchis à ce qui ferait anniversaire, il me demande de la neige, ça t’irait ?, j’hésite un peu après ces jours printaniers bruxellois – l’envie d’épaules dénudées et de soleil en décolleté – mais les quelques photos du mazot qu’il me montre me font me décider – alors donc, nous partons. Merveille que ce petit pays qui permet ça, d’une heure et demie plus tard être au bord improbable des montagnes, une cabane, un jacuzzi dans le jardin, une fois devant le coucher de soleil alors que les nuages enfin dégagent, le lendemain sous les flocons, parce que bon. Nous avons emmené des livres, des carnets et des podcasts comme si nous partions douze jours et pas quarante-huit heures et peu importe, le feu dans le poêle, les heures à parler – c’est fou tout ce qu’on a encore à se raconter –, les sculptures d’animaux dans la forêt, et les chevreuils pour de vrai – tu les avais commandés ? Au village, le salon de thé où nous avions envisagé de trouver un gâteau est fermé, mais à la crêperie plus loin, nous achetons deux parts de tarte à la myrtille, elles iront parfaitement bien avec le prosecco. Le garçon d’à côté, à force de la côtoyer, connaît la chanson qu’on chante dans ma famille aux anniversaires, et comme par magie, j’ai un cadeau à chaque repas de la journée. Dans mon téléphone, C. & P. m’envoient leur émouvante reprise de cette chanson de Bourvil, mais vivre sans tendresse, on ne le pourrait pas, non non non non, on ne le pourrait pas, et que rajouter après ça ?

On dirait bien qu’après chaque vadrouille, les fleurs sur le chemin de la maison ont changé – quelques jours ailleurs ont suffi pour qu’au retour, les jonquilles aient fleuri. À la maison, l’orchidée qui semblait morte depuis des années fait soudain de magnifiques fleurs en se tordant vers la fenêtre, je lui souris en disant, alors toi, tu préfères l’air d’ici ? C’était un cadeau des mes premier·e·s étudiant·e·s bruxellois·e·s, autant dire un autre monde en soi. J’ai profité d’un week-end soleil pour ressortir mon vélo lâchement abandonné tout l’hiver à la cave et à l’aide du garçon d’à côté, je scrute la carte pour des chemins qui font oublier les montées (mais ça n’existe pas trop). Dans l’agenda, les propositions d’événements le soir commencent à se superposer, ah tiens, est-ce que ça veut dire qu’on habite pour de vrai ?

Le quotidien s’intercale de travadrouilles et j’ai toujours du mal à me rendre compte que le temps a passé pendant que je suis ailleurs. Dans les trains, je dors ou je mets dans l’ordre des poèmes sur des papiers découpés, c’est qu’il faudra lire, comme quelques semaines plus tôt, au son d’une contrebasse et d’un ukulélé. Il faudra chanter, même, Les gens qui doutent, la voix de F. et la mienne ensemble, devant un public, ça tremble ! À Lucerne, une petite boule de désir se niche quelque part entre des copies corrigées, j’ouvre grand les yeux partout dans les rues à déambuler. À Paris, une aventure rocambolesque et beaucoup de rires plus ou moins nerveux plus tard, les manuscrits sont à nouveau déposés chez des éditeurs, et les doigts croisés. À La Rochelle, je donne des ateliers sur le cri dans des studios d’enregistrement ; l’occasion est trop parfaite, je propose aux participant·e·s de crier et ce cri-là fait du bien avant de retourner à la suite dingue des festivités. Avant un concert après une expo, il y a une bière avec Delphine qui me lit depuis si longtemps qu’elle égrène les pays d’où j’ai raconté le quotidien, « en Slovénie ?! », « non, non, encore avant ! », et c’est joyeux de se rencontrer là. Le dimanche soir avec les ami·e·s se borde de fous rires jusqu’à trop tard, le festival est démonté, le lendemain, le petit-déj face à l’océan, on va se quitter et il va pas falloir pleurer est-ce qu’on va y arriver ?

Des semaines plus tôt, on en avait passé une toutes les quatre ensemble, une semaine mimosa et jambes étendues sur le soleil de la terrasse, feux de cheminée dès que le jour tombe, une semaine confiance offerte, odeur des pins odeur de dune verres de vin et clair de lune. Une semaine à écrire et à s’écrier, à se dire encore encore et à imprimer, à glisser des feuilles dans les enveloppes et à envoyer. Quelque temps plus tard, c’est l’alignement des planètes et la célébration sur Whatsapp, de belles propositions à chacune, je reste stylo en l’air pour ma liste jamais terminée. C’est un nouveau texte qui germe, avec l’euphorie qui va avec, et le vertige du bord, aussi – est-ce que dans tout ça, j’ai vraiment envie de creuser ? Un vrai choix à poser.

À l’atelier, ce sont des livres échangés par-dessus la table, et des idées qui fusent ; un lundi après-midi sur la terrasse, une pause cyanotypie. Une tablette de chocolat offerte contre un coup de main, et parfois le mercredi soir, l’espace du fond à installer, les tréteaux à descendre, les lumières à tamiser pour accueillir celles et ceux qui viendraient écrire. J’aime les groupes qui se forment au fil des soirées, les rires, les thèmes qui nous emmènent là où on ne l’attendait pas, et ce mail de M. quelques semaines plus tard qui m’envoie un texte et le mail qui va avec dit « Merci d’avoir ouvert cette petite fenêtre du plaisir à écrire, c’est précieux ce cadeau ».

Ouvrir une fenêtre, en voilà une belle idée. J’ouvre même toutes celles de l’appartement dès qu’on dirait qu’il fait chaud, je cuisine des épinards à toutes les sauces et guette asperges et rhubarbe même si j’oublie chaque semaine de valider le panier du groupement d’achat avant l’heure limite, et je m’installe sur le balcon jusqu’à ce que les reflets du soleil en plein sur l’écran m’empêchent de travailler. Je me penche un peu pour apercevoir l’eau et son boucan de rivière, c’est que ça tumulte en bas. Et ça tumulte en moi – dernière chose sur la liste, reste plus qu’à définir ce ça.