que l’émotion soit possible

Quelque part en Bretagne, tout au bord de la mer, vendredi 3 janvier, nous faisons nos sacs. T., L. et moi, nous sommes ceux qui restent, après les départs de chacun, un goutte-à-goutte un peu triste, des étreintes, des tapes dans le dos, des bon courage, des à bientôt, des souvenirs surtout, un peu plus de souvenirs depuis notre année Erasmus, j’aime bien qu’on les accumule plutôt que de se retourner sans cesse. Je ramasse ce qui traîne dans la maison, je pense à une chanson de Delerm, à ces jours après les fêtes, à cet entre-deux, ce début d’année qui a un goût de fin encore, on termine une bouteille de rouge, on sort les restes, on pique-nique. Je ramasse ce qui traîne, on range, on redonne à la maison l’allure qu’elle avait avant qu’on l’envahisse tous, qu’on débarque, caisses d’épices dans les bras, avec nos duvets et nos taies d’oreillers, nos confitures, nos branches de coriandre, nos jeux, nos récits. Je pense à ma grand-mère qui, pendant des années, a inscrit quelques mots sur la boîte qui contenait les décorations de Noël, voilà, une fois les fêtes finies, elle inscrivait une phrase, l’air du temps, des choses comme ça, des babioles. Une année, il n’y a plus eu la boîte, elle m’a dit qu’elle l’avait jetée, que ça l’agaçait de se lire, qu’elle avait trouvé ça nul. Je repense à cet épisode, au coup dans le ventre que ça m’avait fait alors, et je me dis que de cette histoire, il faudrait garder ça : que ce qui peut toucher l’autre, on n’en sait rien, alors il faudrait laisser les choses intactes, pour que peut-être, cette émotion soit possible, plus tard, chez quelqu’un. Je ramasse ce qui traîne, donc, ce que les autres ont oublié ou laissé volontairement, pour empreinter leur passage ; un tube de dentifrice, un jeu de cartes, des sachets de thé au caramel japonais, un livre de Benameur. Quand je le lis dans la voiture du retour, je vois les pages cornées par M., et je les parcours comme on relirait une lettre des années après l’avoir reçue, à la recherche du visage de celui qui l’a écrite, ces coins pliés qui disent que l’autre a été touché là, et les échos qui se tissent avec les conversations de la semaine.

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Depuis cette voiture, la voiture du retour, nous apercevons le mont Saint-Michel au loin, cinq mois tout pile après l’avoir vu en vrai pour la première fois, après avoir marché jusqu’à lui pieds nus et en cherchant la main du garçon d’à côté, cinq mois tout juste après les balbutiements. Nous nous arrêtons régulièrement sur la route, et je raconte à L. que les stations-service me font toutes le même effet : à peine sortie de la voiture, je retrouve mes réflexes d’auto-stoppeuse, repérer les entrées, le parking, l’endroit abrité du vent ; observer les gens, me demander à qui j’ai envie de demander un bout de chemin, attendre, me remettre des histoires de l’automobiliste précédent, écrire ; changer de monde, m’apprêter à basculer vers d’autres récits, d’autres rencontres. Je ne pensais pas un jour aimer les odeurs d’essence et les gobelets en plastique des machines à café, mais je dois dire que si, comme j’aime mon bloc-notes quadrillé, la grande carte de France sur laquelle on se cherche, la patience et les sourires impromptus devant mes noms couleur peinture à l’eau.

Je rentre à Bruxelles, le petit garçon qui quinze jours plus tôt nous disait en partant mais n’oubliez pas quand même que vous habitez ici un peu hein a grandi autant que le chat numéro 3. Ces quinze jours en France sont passés vite ; j’ai à peine eu le temps de retrouver Lyon que je l’avais déjà quittée à nouveau ; heureusement quelques verres à l’Epicerie, quelques heures avec les amies qu’on garde, et puis l’Auvergne, et la famille en plein, je me dis que c’était peut-être la dernière fois où on croit encore au Père-Noël, où les petites sont assez petites pour l’émerveillement du matin du 25. Je fais une terrine de noix que ma grand-mère mange en disant ce ne doit pas être désagréable tous les jours, d’être végétarien, j’embrasse ma petite sœur qui est partie aujourd’hui pour l’Argentine et va y rester des mois, je lui rends son étreinte, je voudrais que ça dise je t’aime profite prends soin de toi découvre aventure-toi poursuis ta route, oui, tout ça à la fois.

Après une journée de train, je rejoins A. à la gare de Rennes et nous terminons le voyage ensemble, le temps de nous remettre de nos trajets respectifs en râlant puis en rigolant. Cette semaine en Bretagne, avec les belles balades, le marché du dimanche matin, le vent qui chasse les nuages, les soirées jeux, la mer depuis la fenêtre, l’Auberge espagnole qu’on regarde pour la énième fois alors qu’on le connaît tous par cœur, et les autres films qu’on regarde ensemble, et dont on parle pendant tout ce temps ensuite ; cette semaine avec nos heures calmes, le temps d’écriture presque quotidien, les discussions à deux, à trois, les fous rires à plein. Le 31, nous préparons un repas tous ensemble, chacun cuisinant ce qu’il a envie de faire goûter aux autres, chacun avec sa touche de soi ; délicieuse liqueur de poire, et je passe ma robe noire ; A. dit, mais pff, tu as tellement la classe comme ça, et moi qui ris, verre à la main, vue sur la mer, et l’air de rien, bye bye hier, les bonnes résolutions qu’on se choisit les uns pour les autres, peut-être que c’est plus facile comme ça.

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Je ne prends pas de bonnes résolutions mais je pointe des envies ; en 2013, j’avais dit voyager seule, je l’avais déjà dit plus tôt bien plus tôt, dans une liste de 101 choses en 1001 jours, une liste qui finissait quelque part en 2008, mais alors je n’étais pas prête. Mais 2013, j’avais dit voyager seule, je parlais d’un grand voyage, d’un vrai voyage, pas d’un voyage qui est juste un trajet, qui rejoint d’autres têtes connues plus loin – parce que ça bien sûr, j’avais déjà fait plein. 2013, presque quatre semaines en Thaïlande avec mon sac à dos, 1er janvier dans un aéroport, et l’été, ma vadrouille kirghize, puis l’Europe en stop, ah ça oui, je tiens mes bonnes résolutions. Premier jour de l’année, la couleur que ça donnera aux autres jours, le café au lait, la balade toute seule en évitant les gouttes, et j’écris augarçon d’à côté encore et encore et encore et encore et encore nous. 2013, ç’a été grand, et nomade, et doux ; et dur aussi, violent, terrifié, tangué, chahuté. Finalement ç’a été comme à chaque fois : inattendu. Avec des bonds en avant vers celle que je suis et que j’ai envie d’être. 2013, un 14 juillet à la belle étoile dans un champ de maïs en Serbie – mes grands-parents m’ont offert un plaid pour que je n’aie plus froid dans mes autres nuits comme ça ; 2013, 25 ans, et une semaine qui précède folle, je revois le restaurant en bois en face de chez moi avenue Lénine, où j’avais emmené manger Lotte et lui avais raconté les jours qui venaient de s’écouler, et la tête qu’elle avait faite ; 2013, des voyages donc, des gens, dire les choses, lâcher prise, dire non, se défaire pour mieux se construire, laisser faire, ne pas se laisser faire, perdre, retrouver, perdre, s’échapper, écrire, revenir, repartir, s’ouvrir à la bienveillance, un peu plus. S’apprendre.

2014, je murmure, terminer le premier jet de, et puis aussi, et puis encore. Mais surtout, 2014 sera fou, comme toujours ; comme cette amie d’enfance qui m’envoie une photo de moi qu’elle a trouvée sur le mur d’une guesthouse au Laos, cinq ans et demi après mon passage – on m’y voit les cheveux longs, l’air sérieux, et je reste ébahie. Mais enfin, la vie…

*

A Bruxelles, il fait des températures de printemps, j’ai repris le travail n°1, le n°2, un peu le n°3, presque le n°4. Je m’émerveille de voir à quel point tous se complètent, à quel point je me retrouve dans chacun d’eux et comme j’ai l’impression d’être entière – tout s’alimente, les lectures, les réflexions des étudiants, les questions auxquelles je réponds, je dois répondre, je cherche à répondre, et je suis triste de finir déjà bientôt. Je lis un livre qui parle de la nécessité de la poésie, je l’avais acheté juste après avoir rencontré Alain Serres et je me souviens que le garçon d’à côté avait dit, alors ça, ça va être un fondamental… et c’est même plus que ça, j’ai envie de l’apprendre par cœur, de le chanter, de le mettre entre toutes les mains, d’en remplir les matins. Je me dis que c’est précieux de tomber sur des livres comme ça, que c’est essentiel, je suis émue d’avoir cette chance-là.

Je retrouve la routine des matins, le réveil quand il fait encore nuit, et je ne sais plus trop faire. Samedi matin, C. avait ses baskets aux pieds pendant qu’E. terminait leurs valises, il s’est blotti contre moi en me demandant des photos d’animaux du Burkina Faso. Alors j’ai ouvert un dossier qui date de sept ans et d’il y a des dizaines de vies, et j’ai cherché cette vidéo du crocodile qui marche tranquillement, il a ri en gardant la bouche un peu ouverte, on l’a regardée une deuxième, puis une troisième fois, et ils sont partis. Il avait dit une partie de la semaine et à plusieurs personnes que je partais avec eux, qu’il avait un billet pour moi aussi, mais je lui ai dit de mettre les histoires dans sa tête pour pouvoir me les raconter quand ils rentreraient. Depuis, l’appartement est très calme, j’écoute des podcasts en cuisinant un dahl ou en tricotant des guêtres avec de la laine du Kirghizstan, je bavarde avec elle qui vient prendre le thé en apportant des biscuits-pâte-feuilletée et m’apprend à crocheter, et j’allume les petites loupiotes du salon en attendant le garçon d’à côté.

J’aime bien retrouver des heures avec moi-même après ces semaines riches en interactions avec d’autres, parce que j’aime bien où ma pensée solitaire m’emmène. Cet après-midi, je me disais, j’aimerais voir Yerevan, j’aimerais voir Sarajevo, j’aimerais voir Oulan-Bator, j’aimerais voir Katmandou, j’aimerais voir Tbilissi, mais surtout là maintenant, j’aimerais voir Yerevan. Je ne sais pas d’où ça sort, mais c’est ainsi. Oui, j’aime bien ces heures, mais j’aime aussi celles à venir, celles à partager, celles à rougir.

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Alors je vais poster ce texte et puis le garçon d’à côté va sonner, bientôt, presque, enfin, (nous avons compté les jours), je vais entendre le bruit de l’ascenseur qui descend puis remonte, il aura sa valise à roulettes qui ne roule plus, ses cheveux auront un peu poussé, et j’aurai envie de le regarder et d’attendre encore un peu avant de l’embrasser, mais je ne sais pas si j’y arriverai.

quelque chose que je peux faire

La presque semaine avant de prendre la route pour revenir en France pour ce temps de décembre avait un rythme fou, et je pense avoir dit vingt fois à ma coloc entre deux portes ça va mais je suis fatiguée, en l’étant à chaque fois un peu plus que la précédente.

A l’atelier d’écriture, il n’y avait pas assez de femmes pour créer une vraie dynamique de groupe. Pourtant, si j’aurais aimé plus de visages, je ne me suis pas sentie frustrée, tant ce qui se jouait là, tant ce qui se nouait là, était riche. La frustration est née plus tard, quand j’essayais de raconter, et que les mots manquaient pour dire l’émotion, pour dire le décalage entre ce que je vis, moi, et ce qu’elles ont vécu, elles, et comment on gère ça, ou pas. La douce M., qui me parlait russe parfois quand elle voulait m’expliquer quelque chose qu’elle aurait aimé dire en français, a écrit dans un texte nous sommes des étrangers ; quand nous arrivons, nous avons peut-être besoin de thérapie mais pas de pitié. Et puis en vrac, Amélie, Amélie, ma vie n’est pas de la poésie, je me sens pas écrire, je suis pas philosophe ou écrivaine, je suis pas historienne, je n’ai rien à dire – pourtant on a parlé tant et tant, on essayait de trouver les images pour dire les choses autrement, pour dire les secrets, pour dire ce qu’on cache. On regardait comment les liens se tissaient entre le Congo, la Biélorussie et le Maroc. Et puis, au bout de la semaine, il y aeu avec toi j’ai envie d’écrire, avec toi je me dis que c’est quelque chose que je peux faire, peut-être qu’en vrai j’ai quelque chose à raconter, et à chaque fois, ces mots-là sont mes cadeaux les plus précieux. Comme de voir S. recopier un morceau du si bel album Ceci est un poème qui guérit les poissons sur ses feuilles à petits carreaux, comme d’entendre A. qui dit que son texte est un peu comme une chanson, alors soudain elle se met à le chanter, d’une voix légère et grave qui me colle des frissons. On continuera dans les autres mois de l’hiver, dans une salle encore j’espère éclaboussée de soleil, on lira d’autres voix, on écrira d’autres histoires à toujours écrire les nôtres et à voir comment elles s’emmêlent.

Après ces matins-là, je prenais le chemin du deuxième travail, ou troisième ou quatrième, ça dépend comment on compte j’imagine. Il se trouve que j’ai signé un petit contrat pour travailler un peu dans ce beau lieu dont je parlais la dernière fois, il se trouve que tout est en coïncidences, que tout est allé, comme d’habitude à Bruxelles, très vite. Là-bas, j’écris, beaucoup, je relis des choses écrites par d’autres, et parfois je réponds à des questions sur l’accord du participe passé par téléphone. C’est assez fou comme je me retrouve dans ce travail-là aussi, avec son intitulé qui a le mot projets dedans.

Et puis les soirs, mon groupe d’étudiants de moins en moins nombreux à l’approche des fêtes, mais qui font des blagues de plus en plus fréquentes ; et puis les soirs, cet autre groupe que je fais écrire, à qui je demande de parcourir la pièce à la recherche de traces et d’empreintes, et avec qui nous buvons du vin une fois les textes offerts, et les voix posées ; et puis les soirs, préparer les choses du lendemain, les albums jeunesse, les lectures proposées, les points de grammaire, les consignes d’écriture, lister les choses qui me passent par la tête, noter ce que j’oublie et ce qui se perd.

Alors forcément, après une semaine comme celle-là, je suis si pleine mais je tiens à peine, je fais mon sac en mode automatique avant de me glisser tout contre le garçon d’à côté. Le lendemain, nous avons à peine le temps de remplir le thermos de thé avant de devoir filer.

Avec tout ça, il y a eu quelques nuits à ne pas réussir à dormir, alors ses doigts viennent masser mon crâne dans les heures bizarres parce qu’il sait que ça efface toutes mes angoisses, je prends du sirop magique offert par ma coloc qui adoucit le sommeil ; oui, quelques nuits aux rêves étranges qu’il me raconte au matin, quelques nuits proches de la pleine lune et de toutes les choses à gérer en même temps en ayant parfois peur de ne pas être à la hauteur. Peut-être qu’un jour ça passe, ce truc, peut-être.

Et puis il y a les autres choses qui ne passent pas, mais que je ne cherche surtout pas à faire disparaître : mon amour de la route, mon sentiment d’être extrêmement au bon endroit à l’incroyablement bon moment, l’évidence des heures avec le garçon d’à côté. On part à Rotterdam pour le week-end, et avant de rejoindre le radeau de l’écume où nous passons la nuit qui précède, je récupère dans ma bibliothèque mon bloc-notes de stop auquel il ne reste pas tant de pages blanches, et le lendemain, dans le hall d’Ikéa où nous nous sommes réfugiés pour ne pas avoir trop froid, nous peignons une pancarte ensemble. Quelques minutes plus tard, un monsieur vient parler au garçon d’à côté, lui dire que lui en a fait beaucoup, du stop, qu’il a même rencontré son amoureuse comme ça. Et moi je sautille, forcément je sautille, parce que bien sûr, tout ce qui se passe là, tout cet inattendu des gens croisés, toutes les histoires que les automobilistes nous racontent, tous nos petits pas verglacés, notre pique-nique sur le bord de la route en riant beaucoup sous le ciel bleu, mon atelier peinture sur un trottoir qui intrigue les voitures, nos baisers quand on arrive et qu’on s’embrasse là-tout-à-coup-là, là parce que nous voilà à Rotterdam, nous voilà en voyage, nous voilà dans un cinquième pays ensemble depuis l’été. Je suis si contente qu’il soit ici, qu’on n’ait pas fait cette course finalement, lui en train, moi en stop, comme on avait un peu dit, si heureuse qu’il m’ait suivie, et j’aime qu’on soit mouvants, itinérants, légers ; ses mains dans ses mitaines, ses mains dans les miennes.

A Rotterdam, il y a un grand garçon roumain avec qui on parle anglais, une famille qui nous accueille dans une maison un peu dingue, et des bateaux-bus. Nous nous baladons dans les rues du plus grand marché de Noël du pays, les mains froides autour de gobelets de chocolat chaud, et j’aime l’ambiance que donnent les chorales, les branches de sapin et les odeurs d’épices. Le port industriel, et la fascination des garçons alors que je me laisse plutôt bercer. Une nuit, celle qu’on désigne maintenant par la nuit de Rotterdam, nous deux dans un radeau d’enfant, un lit une place dans lequel on se serre, et où, sa bouche enfouie dans mon cou, il chuchote les secrets fous. Le vent est en bourrasques contre le toit, et sa voix, et sa voix.

En fait, il y a toutes ces discussions fondamentales qu’on a, à l’arrière d’une voiture inconnue, dans un coin de la gare en attendant son train, ou dans une maison qui n’est pas la nôtre, tout ce qui nous rapproche si fort et si vite, ce qui nous enveloppe dans une bulle laissant le reste du monde au-dehors. Réveil-matin, retour au port.

Un dimanche après-midi, je vais boire le thé chez elle et je repars avec des biscuits de l’Avent encore tièdes et de l’énergie pour terminer mes préparations de cours ; les matins, ce sont les ciels qui me soufflent des couleurs pour la journée, ou le garçon d’à côté qui me fait presque pleurer de rire en répétant au hasard mes phrases russo-slovènes boiteuses.

Et puis une après-midi à la mer, et puis des trains, des mains dans les cheveux et sa tête sur mes genoux, des récits, des soupes improvisées, des lumignons à la fenêtre pour le 8 décembre parce que Lyon pulse un peu en moi, des surprises pour Saint-Nicolas, des cadeaux sans raison, un oiseau en origami contre un oiseau des Marolles au même moment, Novecento dans lequel je me replonge pour retrouver un passage et que je finis par relire en entier, des bières avec les copains dans mon quartier, des soirs où j’arrive chez le garçon d’à côté après le travail et n’ai qu’à mettre les pieds sous la table, du thé neuf dragons le matin quand vraiment on a trop de fatigue dans les yeux et le corps pour commencer la journée, pour la force. Pour la force aussi, le beurre de cacahuètes ramené de Rotterdam, qu’on appelle toujours par son nom néerlandais ; la voie des frites en rentrant de la gare, pour rallonger le week-end encore un peu.

Voilà. Après cette première période bruxelloise, deux mois et trois poussières, on est descendus à Lyon, on a passé un peu de temps avec ma famille, au milieu des mille anecdotes de mes sœurs. Ma mère plus tard m’a dit on n’a pas l’impression que c’était la première fois qu’on le voyait, et je ne peux qu’acquiescer. Dans une de mes boîtes à carnets chez mon père, je retrouve les mots que j’avais notés après la première fois que je l’avais vu moi, il y a presque six ans maintenant, et il lit par-dessus mon épaule. C’est fou, c’est même encore plus que ça. Il fait le clown par la vitre du train alors que je reste sur le quai, et je repars à pied, quand viendra le milieu de janvier.

D’ici là, ma maladresse continue à attaquer mes doigts quand je veux m’occuper des tartines du petit-déjeuner, et par trois fois trop rapprochées, le couteau dérape. Les petites plaies mettent du temps à cicatriser ; au bout des doigts, la douleur vive est là et vient rappeler les creux de la vie quelquefois. La minuscule douleur vive pour compenser la gigantesque douceur de vivre, il n’y a pas à dire, ça me va.

Nous serons amoureux, évidemment, le moins qu’on puisse. Et pas toujours en silence, pénibles et envahissants, et indignes, c’est bien et pas toujours mélancoliques et pas toujours fidèles et purs et pas toujours, je ne sais plus, mais amoureux, ça oui !

Du luxe et de l’impuissance, Jean-Luc Lagarce.