des bouquets de rires et de pleurs

Vendredi soir, je cherche de la musique pour cette transition vers la vacance, et je finis par écouter les Têtes Raides et à me dire que parfois, la vie aurait bien besoin de ça, de dialogues composés seulement de leurs paroles, que ça ne ferait pas de mal, un peu plus de poésie.

Et voilà, c’est samedi matin, je transforme doucement le sac à dos trimballé toute la semaine au boulot, alors plein de matériel pour les cours avec les petits, des boîtes d’œufs, une kalimba, Marinette-la-marionnette-en-chaussette, des bouteilles en plastique, et des albums jeunesse en pagaille, je le transforme, donc, en sac à dos de vadrouille, de départ, de pouce, de voyage et d’errance. C’est l’été qui commence.

Avant ça, il y a eu des bières à chaque fois aux fruits rouges, des retrouvailles à mi-chemin, un déjeuner qui aurait pu durer plus longtemps, un économiste-étudiant qui écrit à propos de moi so much joy of teaching in her, un bébé qui grandit ici et un autre qui nait à l’autre bout du monde, une tarte aux prunes improvisée, un atelier d’écriture un dimanche soir où l’on a trinqué au champagne avant de nous séparer, la chaleur dingue dès le petit matin, mes sandales jaunes qui laissent des marques sur ma peau, et des enfants qui balbutient en français pour réclamer de l’eau.

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Je lis Un été sans les hommes, et puis le garçon d’à côté m’appelle plutôt que d’aller se coucher. Moi, j’ai trop pleuré mes angoisses et mes rêves biscornus, alors j’écoute sa voix tranquille, et je m’endors dessus.

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Mon chagrin, de Malika Doray

l’élégance des chemins

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Je sais qu’en juin, nous sommes partis en voyage, que nous avons fait des centaines de kilomètres en stop (ou même mille), vu plein d’autres autostoppeurs en gilets fluo à Porte d’Orléans qui faisaient la course alors que nous voulions simplement sortir de Paris. Je me souviens d’un chauffeur de poids lourds avec sa femme en route pour un mariage, de la petite aire minuscule dont une enseignante nous a sortis, d’une attente de deux heures et demie vers Vierzon alors qu’il faisait si chaud. Le garçon d’à côté était allé chercher des Mister Freeze que nous avions mangés devant la boutique, une glace contre le découragement, une gamine demandait à son père, pourquoi ils ont des panneaux, les gens ? Puis à nous, vous avez écrit quoi, là ? et enfin, ah, désolée, nous on est trop d’enfants avant qu’on aperçoive les quatre autres têtes blondes pousser la porte. Je me souviens demander désespérée à toutes les voitures de l’aire, et finalement partir avec un homme qui vivait en caravane et allait encore plus loin que Clermont.

Dans le soir, mes grands-parents arrivent pour finir la route, bientôt, après les virages, la grande maison, le jardin plongé dans la nuit que je montrerais au garçon d’à côté le lendemain, la chambre au sous-sol, les cousines, les oncles et tantes, la soupe chaude et la tarte à la tomate, les premières cerises. Le lendemain, il écrit dans une grille les prénoms des gens qu’il s’apprête à rencontrer, et nous établissons les règles pour qu’il puisse cocher. Il me glisse que c’est bien le premier repas de sa vie avec un trou normand, et ça me fait rire, parce que de mon côté je ne compte plus. Il y a des parties de pétanque et le filet de badminton qu’on monte dans le jardin, le soleil de plomb, les balades, les siestes dans les champs, les fleurs sauvages, le tour du potager, du soleil qui vient dorer la peau, et des mots, des mots, un repas sous les arbres, les cousines qui grandissent, les discussions qui changent.

A Lyon, ma mère a acheté des ravioles comme à chaque fois que je rentre parce qu’elle sait que j’adore ça ; nous faisons des tests de Psychologie magazine pour rire, mais n’empêche que nous en parlons ensuite jusqu’à tard, très tard. Le matin, la lumière filtre à travers les volets dans la chambre de ma sœur qui elle est à l’autre bout du monde. Lyon va vite, nous déjeunons avec mon père qui raconte des blagues, nous montons à Fourvière pour revendre un billet de train et être seuls un peu, et puis nous embarquons ma chère K. sur le campus pour aller voir la finale de Ma thèse en 180 secondes, parce qu’il y a M. qui parle. Je m’étonnerai toujours de ce qui se passe avec M. et en même temps pas, c’est comme si c’était normal d’être dans cette ville-là un seul jour, et le même, alors qu’elle vit à Budapest et moi à Bruxelles, et qu’on s’est retrouvées déjà au Kirghizstan en Slovénie en Hongrie au Mans et à Paris, alors que j’ai déjà squatté chez ses parents dans le sud sans qu’elle y soit, alors que, mais la vie quoi.

Nous repartons déjà, le lendemain ne ressemble pas à grand-chose, à moitié sur la route sans pouce en l’air, à moitié en attente, et moi à moitié fatiguée, à moitié (plus ?) chiante. Nous arrivons à la Base comme il l’appelle, ses fondations, tout – ou beaucoup de – ce qui fait qu’il est lui. Nous partons randonner dans la montagne avec A. aussi, mais l’orage et les grêlons nous rattrapent, nous sommes recroquevillés sur le chemin, l’eau ruisselle devant nous et je suis frigorifiée, je n’en mène pas large dans toute cette nature et son immensité. J’aime leur présence juste là, elle est rassurante, posée. Un chocolat chaud quand nous arrivons en bas, et une tarte au citron à la maison. Le lendemain, nous sommes trois à être habillées des mêmes couleurs, nous prenons une photo devant l’église. Il y a des bougies à allumer et je regarde le garçon d’à côté son tout-juste-filleul dans les bras, je chante mais j’entends trembler ma voix. Plus tard, il y a une maison à la bibliothèque ronde et un atelier DIY de sushis. Au matin, on plante la petite tente du garçon d’à côté dans le jardin, juste pour imaginer un peu que ce serait l’été, voir si on tient dedans, E. a cuisiné, nous mangeons de la tresse au petit-déjeuner, avec sa confiture du délice cerise-citron. Et puis, après avoir embrassé tout le monde, je repars, le garçon d’à côté me dépose à l’entrée de l’autoroute, le paysage est fou, les montagnes suisses, je repense à mes photos de l’an dernier, de la série il y a pire comme vue pour faire du stop, et il y a ce couple qui ne savait pas où aller marcher, mais du coup ils veulent bien aller dans ma direction, et puis ensuite l’attente, et puis les sauts de puce, et puis finalement, à la pompe à essence, la plaque d’immatriculation qui me fait bondir, et la place dans la voiture, avec l’arrière-grand-mère, la petite-fille et l’arrière-petite-fille dans la même voiture, et l’émotion de cette conversation-là, et ça faisait longtemps qu’il n’y avait pas eu ça, ça me fait un bien fou, comme si je touchais à nouveau exactement pourquoi je choisissais ce moyen de transport. Après Genève, la conductrice me dépose tout au bord de là où je vais, et je retrouve ma Lotte dans la rue, elle est estivale et joyeuse, et une fois chez elle, nous parlons parlons parlons jusqu’à tard, nous nous racontons et nous faisons comme souvent la liste de ce dont il faudra encore parler le lendemain, avant de nous séparer une nouvelle fois. J’essaie de la voir dans chacun de ses appartements, trois différents cette année, je voudrais au moins garder cette régularité.

Et puis le lendemain, je repasse à Lyon, déposée par un Italien marié à une Bosniaque, qui habite en Autriche et travaille pour une entreprise allemande, une discussion tout en français, passionnante et gaie, grande du monde ouvert et des liens à tisser. Je vais de place en place pour boire des verres avec les copains, et le soir, j’achète des abricots, des pêches et des framboises pour faire une salade de fruits en arrivant chez Z&M. Je me demande si je les reverrai avant qu’ils ne soient trois, mais j’espère, quand même.

Depuis Lyon, il faut reprendre le chemin de Bruxelles, j’ai demandé à Mam si je pouvais m’arrêter chez elle pour couper la route, même si je m’aperçois plus tard que ça ne le coupe pas du tout, 120km puis 700, on a vu mieux réparti. Il y a ce vieux Corse qui traverse la France pour aller voir sa petite-fille et a une covoitureuse à l’arrière, et qui me dépose au péage après m’avoir donné envie de voir son île. Je suis donc à Chalon en deux heures, je passe l’après-midi à écrire une lettre que depuis, je n’ai toujours pas postée. Le soir, quand je rejoins Mam, nous allons voir des collégiens chanter à m’en mettre des frissons à plusieurs reprises, et autour d’une salade de tomates mozzarella, nous reprenons le cours de nos vies, et nos récits. Le lendemain, elle me laisse dans la bonne direction avant de partir travailler, et nous nous souhaitons un bel été – peut-être nous y retrouverons-nous, à Tours qui sait ?

Ma première voiture est conduite par un homme d’affaires qui me parle de mondes que je ne connais pas, de salaires annuels qui ne m’évoquent rien, mais j’aime que ces gens aussi s’arrêtent, ça me redonne confiance. A Dijon, je saute sur une caravane immatriculée en Belgique, et fais 500 bornes d’un coup avec un couple qui n’avait jamais fait ça, prendre quelqu’un en stop, la discussion est belle, nous mettons en commun nos victuailles pour le repas de midi, et ils me déposent à 100km de chez moi. Après l’homme qui m’emmène à la station suivante pour être mieux placée, je monte en voiture avec des Albanais. Quand nous arrivons à l’aéroport de Charleroi, le conducteur me dit, si tu n’es pas pressée, on passe juste prendre quelqu’un, et après, on te dépose à Bruxelles, même si leur direction, c’est Metz, puis Lyon. Alors il y aura ça, un détour de 120km, il me dit, bah, sur 2000, c’est pas grand-chose, et certes, vu comme ça, mais quand même, je n’en reviens pas, et je descends à la gare du midi, hébétée, reconnaissante, chamboulée.

Me voilà au même endroit, treize jours plus tard, la peau un peu plus dorée, des souvenirs à organiser, des rencontres à ancrer et des choses à décanter. Ce voyage aussi, c’était de grandes questions : pourquoi y’a-t-il des choses que j’arrive bien mieux à supporter lorsqu’elles m’arrivent et que je suis seule plutôt que quand elles nous arrivent à deux, où je me sens alors remplie à ras-bord d’une culpabilité ? Est-ce que c’est lié à la capacité à prendre soin de soi ? Quelle place se fait-on, quelle place garde-t-on, comment fonctionne-t-on à deux, comment peut-on aimer autant, et et et, et ça se prolonge au retour, est-ce qu’on habite ici, est-ce que ce qui est bon pour moi est bon pour lui, comment, enfin, pourquoi, mais, déjà, je, ne, sais, pas.

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Au milieu des questions aussi présentes que les évidences et après notre voyage à nous, il y a les voyages des autres, et tous les copains de passage. P. avec qui le garçon d’à côté fait des expériences scientifiques pendant une semaine qu’ils me racontent quand je les rejoins le soir, M&T en stop depuis la Slovénie parce que T. doit passer un entretien aux Pays-Bas, et qui s’arrêtent ici, alors qu’en avril nous nous étions dit à dans cinq ans, probablement, K. avec sa fraîcheur et ses récits, Ch. que je ne fais qu’apercevoir dans des jours brumeux de ma tête, mais la troisième fois sera la bonne, peut-être.

Entre les visites, nous cherchons, guettons parfois, nos moments calmes, les heures à être juste deux et à lire la même chose en même temps avant d’en parler en long, en large, en grand, les matins où je travaille dans le radeau alors qu’il se rendort encore un peu. Un week-end, je l’emmène au Rouge-Cloître, pour qu’il voie les beaux lieux qui me donnent envie d’être là, et nous restons allongés un long moment sous les arbres à regarder le ciel. Nous planifions notre prochain voyage à la terrasse du Novo, nos sacs remplis de victuailles achetées aux Tanneurs le dimanche matin. On fête les 6 ans de Cass’ au parc, en faisant une course d’œufs durs et en crachant des noyaux de cerise le plus loin possible. Je rajoute une caisse à ma bibliothèque pour ranger tout ce qui s’empile, je skype longtemps et de manière tout à fait impromptue avec ma petite soeur en Autstralie, je fais de la mise en pages pendant un tas d’heures d’affilée pour un chouette livret et des remplacements au boulot n°1, j’anime les derniers ateliers d’écriture sur le train, avant de souhaiter deux beaux mois à ceux qui viennent à chaque fois et demandent, tu nous préviens quand tu recommences, hein ? Un matin, on se réveille et c’est l’été, un autre et c’est juillet, encore un autre et c’est onze mois depuis que, tu sais.

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Voilà, c’est juillet, le garçon d’à côté est parti vadrouiller avant moi, on s’est dit au revoir en bord de route, une minute volée au matin avant de le voir s’éloigner en trottinette ; la veille dans la caravane prêtée par le hasard, je lui avais lu un texte écrit quelques heures plus tôt à peine, qui disait le corps et la carte, carte du tendre et corps aimé, et je me suis souvenue de mon rêve lors de notre première nuit dans le radeau en face du paquebot, ça m’a paru loin, très. Il est parti, donc, au téléphone maman me dit oh, il t’a abandonnée ! et je lui fais remarquer qu’on ne s’appartient pas, que j’arrive à être sans lui aussi, heureusement. Mais quand même, je dois bien le dire, c’est un peu long. J’essaie de retrouver ce que je faisais quand j’étais seule : je demande à ma coloc des conseils de films très beaux mais très tristes que lui n’aime pas regarder, je mange beaucoup d’épinards et je me lève tôt le matin pour le plaisir.

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C’est juillet paraît-il, j’aimerais un peu plus d’été que ce que Bruxelles offre ces jours-ci, gris pluie, blanc sale des nuages, j’ai des envies de soupes froides à la courgette et à la sauge et de tartes à l’abricot, de verres de rosé et de balades à vélo. Je m’obstine à préparer du thé glacé aux fruits rouges quand même chaque matin, et des salades composées différemment à tous les repas. Le soleil me manque sur les épaules, les lectures du festival qui devraient se faire dans les parcs et sous les arbres se font souvent dans les bibliothèques où l’on trouve refuge. C’est quand même bien, les sourires des gamins, les yeux émerveillés devant le papier qui se plie origami, les voix qui se mêlent à la mienne quand je propose des livres chansons, les choses qui les font rire, et les poèmes. Une fois, il y a un texte que je n’ose pas lire même si je l’adore, Machin-Truc-Chouette, chez Rue du monde, finalement, ce sont les filles d’une dizaine d’années qui l’attrapent sur la bâche et me le tendent, me le réclament. Leurs tresses qui se balançaient dans tous les sens s’immobilisent quand j’ouvre l’album. Elles se calment, attentives, hypnotisées. A la fin, elles disent, c’est beau, c’est vrai et c’est beau, merci, je vais m’en rappeler, et elles repartent jouer.

Je réfléchis beaucoup à ce statut d’indépendant qui me pèse plus qu’il ne me donne l’impression d’être libre, et j’envoie des lettres de candidature un peu partout pour essayer d’inverser la tendance. Un après-midi, j’entre dans un musée pour un projet qui commencera à l’automne et prendra place au cœur de l’hiver, qui mêlera ateliers d’écriture et apprentissage de la langue, le tout autour d’œuvres et de surréalisme, et j’aime ces choses qui se préparent. Trois jours plus, j’ai un entretien avec une autre chouette personne, et j’apprends presque juste après que je travaillerai la semaine prochaine avec des enfants, des tout-petits auxquels apprendre ma langue ; je me réjouis en même temps que j’appréhende un peu, je révise mes comptines et ce week-end, je fabriquerai une marionnette pour m’accompagner. Au travail n°1, j’ai un groupe de débutants complets, je me sens souvent clown, avec mes grands gestes, mes mimiques et mes jeux. L’air de rien, leur soif d’apprendre est un plaisir, et les entendre échanger trois phrases en français avant le début du cours aussi.

Ces jours-ci, il n’y a pas que les vêtements que je superpose, mais les souvenirs aussi. Je trie les fichiers de mon ordinateur et je retombe sur un mail de J. d’il y a deux ans et demi, une réponse si posée à ma tête si désordonnée, et je pleure pareil tant il y a là-dedans de pistes qui restent inexplorées. Je repense au voyage d’il y a un an, j’ai en filigrane l’avion depuis le Kirghizstan, la claque qu’a été Istanbul, mes frayeurs et mes jours grandioses, les énormes averses de Sofia, les jours à Belgrade avec Dom, ma nuit à la belle étoile dans un champ de maïs en n’en menant pas large, mon fabuleux bout de Bosnie, et toutes les voitures de passage, les retrouvailles avec C. à Zagreb. C. me manque elle aussi, j’ai à mon trousseau les clés du garçon d’à côté et celle de son bureau à elle, je fais des combos, passe récupérer le courrier et mon vélo, deux lieux pour deux qui comptent, j’ai hâte qu’on se rejoigne tous les trois et des rires à ce moment-là.

Bruxelles est pleine de touristes, de gens tête en l’air et cartes à la main. On me demande souvent une direction. Je réfléchis, et indique, merci beaucoup, mais de rien. Moi aussi je cherche un peu mon chemin.

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Les pages photographiées sont extraites de :

La maison la plus grande du monde, Léo Lionni
Je t’aime tellement que, Anne Herbauts
Amélie grain de folie, Agnès de Lestrade
Prendre le temps, Maud Roegiers

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voglio che la vita sia buffa

A 22h39, je m’étonne que le ciel soit encore si bleu, si clair, et P. dans un mail a fait remarquer que lors du prochain atelier, ce serait déjà l’été. Le matin, les rideaux à carreaux apportent une lumière différente à la chambre, ils adoucissent l’espace et réveillent la peau du garçon d’à côté.

Dans un verger sous un parapluie un lundi après-midi – dans ces heures improbables où il y a la chance de l’extérieur quand le reste du monde travaille – D. me dit tu sembles avoir trouvé quelqu’un qui, et c’est ça, oui, quelqu’un qui, à compléter, à l’infini. Dis-moi dix mois, je veux encore les mêmes, encore au moins, encore, et toi ?

Après un premier atelier sur le train – d’une séance à l’autre, je me rends compte à quel point mes propositions d’écriture induisent des choses, des humeurs, des postures – je m’apprête à prendre un car de nuit pour l’Angleterre. Je dors par intermittence, fais quelques pas sur les aires d’autoroute pour le corps ankylosé, et au matin, c’est Londres. Nous avons beaucoup d’avance, et la ville est encore endormie, déserte. Je la retrouve avec plaisir, et je laisse mes souvenirs surgir alors que je regarde le plan. Je marche un peu, et je lis le livre qui m’accompagnera ces quatre jours, Dans la foule, de Mauvignier, je voudrais écrire comme lui, avec un souffle aussi puissant, et je pense au décalage que c’est de lire dans la foule dans une rue vide, à Londres alors que le texte se passe chez moi, à Bruxelles que je viens de quitter. Je crois que le lire d’ici aurait été trop compliqué.

Et petit à petit, l’Aubes pétillante arrive, depuis le temps qu’on se loupe, depuis le temps qu’on se lit. Le ciel s’est entrouvert, la discussion aussi. Il y a des verres de lait pour accompagner les mots, et le plaisir d’avoir une inconnue en face de soi qui a l’air de longue date une amie. Et c’est drôle, ce lieu, son passage, se croiser deux heures à Londres dans un minuscule matin, j’aime bien.

Quand je la quitte au coin de la rue, j’ai un peu oublié ma fatigue – elle me retombe plus tard dessus, quand je lève le pouce pendant trop longtemps sans que ça marche. Je suis bien placée pourtant, j’ai fait une expédition en métro puis à pied, j’aime les indications à suivre pour trouver les lieux indiqués et les chemins de brigand. Je parle aux gens, et plusieurs fois, le discours de la peur, de but it’s not safe! me fatigue, me touche plus qu’il ne faudrait. Alors il y a quand même une voiture qui me parle de quelques milliers de kilomètres à vélo à travers la Russie, puis deux Pakistanais en école de commerce, puis le rond-point où il ne se passe rien. Il y a des klaxons et des V faits avec les doigts, je sais bien ce qu’ils disent, ça m’enlise ça m’épuise. J’essaie de me concentrer sur la bienveillance, je bois mon thermos de thé à petites gorgées, je tente de garder le sourire, ça empire ça empire. Avec L. qui m’attend au bout de la route, on s’envoie des petits messages, je peins des pancartes de couleur, mais je ne suis plus tellement d’humeur. J’ai envie d’arriver et c’est la première fois que je n’y arrive pas, finalement, ce sont les copains qui finiront par venir me chercher, je les attends dans une flaque de soleil, un peu hébétée.

Alors je renonce à recommencer le lendemain, et pour rejoindre le garçon d’à côté bien trop loin, je prendrai le train. Une fois que c’est décidé, nous pouvons nous installer dans le salon des copains, avec les coussins du Kirghizstan et les skyrdak ; on y mange de l’ajvar qu’a préparé C., on y boit du vin de noix, et j’aime bien leurs mots, le mélange des voix.

Et puis vendredi matin, repartir déjà, essayer de ne pas trop regarder le prix du billet pour ne pas tout gâcher, assise contre la vitre, lire encore, lire beaucoup, je suis estomaquée par l’intensité des pages, par mon besoin parfois de m’arrêter au milieu d’une phrase, pour chercher une respiration par la fenêtre – oh oui, je voudrais être capable d’écrire comme ça – par la fenêtre et par la mer, et enfin au bout du quai, le garçon d’à côté.

Nous repartons vers la petite ville ensemble, avant d’arriver au bord de la rivière, il y a un grand jardin avec une caravane au milieu qui devient notre maison, le monde dans lequel nous dormons. Nous aimons ce lieu minuscule, tiny home comme ce livre que je lui avais offert, il faut mettre les sacs à dos la nuit à la place des couettes pour les redescendre au matin, ranger les coussins. Installer le lit, trouver de l’espace dans le tout petit frigo, sortir pour pouvoir faire couler l’eau. Le matin, la lumière envahit tout, le garçon d’à côté déplie la carte sur mon dos, et on prend le petit-jédeuner au bord de l’eau. On part marcher là où c’est bleu et vert. On pique-nique avec vue sur la mer, et on s’allonge sur la pierre. C’est le temps sans urgence, un presque passage à septembre avec l’heure qui reste bien loin, et le téléphone éteint. Ce sont les mots que permet cet espace-là, les promesses, les confidences, les chagrins, les plans sur les comètes, les vies sur nos planètes. Nous parlons anglais entre nous, j’aime comme change sa voix quand les mots qu’il dit appartiennent à un autre code, j’aime aussi l’italien qui coule, et que je lui demande de m’apprendre – alors depuis, il y a les conversations chaque jour, ce qu’on va faire de la journée, ce qu’on va faire de nos années, enfin la vie, voglio che la vita sia buffa, anch’io, anch’io.

De ce week-end anglais, on emporte la douceur, l’énergie de ce lieu rempli de gens qui changent les choses, les bagels à la marmelade d’orange, la lenteur, les équations qu’on fait dans le train – qui est donc ce garçon d’à côté qui parvient à me faire faire des équations du second degré de mon plein gré ? il y a des choses qui m’échapperont à jamais – et tous les mots en marchant d’une gare à l’autre le dimanche soir. Un thé glacé à la pêche, un baiser volé, il fait la queue pour l’Eurostar, et je repars.

Je finis mon livre alors que le car démarre, voilà, j’aime bien comment ce bouquin sera associé toujours à l’Angleterre alors, à ce week-end-là. Au petit matin, un peu égarée, je passe chez moi, défais mon sac et le refais pour cette fois habiter, passe chez le garçon d’à côté, y récupère le vélo, et pédale jusqu’à une réunion en me demandant bien comment je vais tenir le coup. Mais heureusement, ce sont quatre heures à parler de livres pour enfants, alors ça pourrait être bien pire évidemment. Je me réjouis de ce festival à venir, cet été pendant lequel je déplierai des couvertures dans les parcs, y étalerai des albums et y lirai des histoires pour les enfants qui passent.

J’apprends presque en même temps que je n’aurai pas de travail ce mois-ci, je panique un peu, et puis je vais faire un remplacement au pied levé, je vais parler d’OuLiPo à des C1 avec qui nous réécrivons l’incipit du Petit Prince sans la lettre E. Pas de cours ce mois-ci, alors nous allons nous faire couper les cheveux – toujours, ça m’éclaircit les idées ; et à la coiffeuse qui dit mais vous, avec tous les cheveux que vous avez à vous deux, vos enfants, ils auront besoin d’un coiffeur directement à la naissance ! je ne réponds pas qu’on s’envoie des articles childfree. Le lendemain, il y a le tout petit garçon de D. et J. que nous prenons dans nos bras tour à tour, alors qu’eux nous racontent ce que c’est, cette nouvelle vie au creux de la leur, comme c’est exaltant et épuisant en même temps. Plus tôt, nous avions trouvé des étoiles à accrocher aux plafonds, pour ses rêves, ses lumières, ses horizons.

Pas de cours ce mois-ci, ça me met dans une situation un peu étrange, avec des journées libres mais amputées. Dans un après-midi de grand soleil, le garçon d’à côté déplace une table jusque sous la fenêtre pour avoir l’impression de travailler dehors. Nous avançons ensemble, chacun sur nos projets, dans les heures qui défilent. Les pauses sont de baisers, d’amours indélébiles. C. vient boire un verre de jus de raisin, nous nous préparons de belles assiettes saupoudrées du mélange high energy, ah oui. Je reçois un mail qui raconte une coïncidence folle, qui lie de belles personnes sur trois continents différents, et qui me donne envie de serrer ma petite sœur dans mes bras, tout de suite, là. Avec ma coloc, nous devons prendre rendez-vous si voulons réussir à nous croiser plus de vingt minutes – alors un repas un soir, les mots tout le long jusqu’à ce que N. nous retrouve dans le noir. Pas de cours ce mois-ci,  après avoir posté ça, et pour ne pas trop penser, à quel point c’est précaire et casse-gueule, ce statut, dis, je ferai mon sac à dos sans regret, et nous partirons comme toujours, quelques coins de France, quelques embrassades et quelques errances. Je vends mon billet de train de retour, ça devient une habitude, et plutôt, je lèverai le pouce en m’arrêtant chez Mam pour peut-être un verre de vin et des mots du matin.

Presque par hasard, nous avons visité un appartement – je repense à Gwen qui n’en visite qu’un. Il rassemble tout je crois de ce que nous avions listé comme espace rêvé. Nous en parlons assis dans l’herbe du parc une rue plus loin. J’en ai un peu assez d’être entre deux lieux – je me rends compte que je sais voyager avec peu, mais pour habiter, ah, ça, pour habiter, j’ai vite mes livres mes fringues mes caisses mes cieux – souvenirs des gardes alternées des sacs trop lourds des lanières sur les épaules irritées. Nous essayons de nous imaginer entre la terrasse et le balcon. C’est trop bientôt, c’est un peu con. Entre les rues et les maisons, ces temps-ci, un cœur qui dit oui, une tête qui dit non, un corps qui dit si, et un ventre ah bon. Un jour, quelqu’un explique en parlant de moi, chez elle il y a quelque chose du fleuve, et c’est très beau dans sa bouche, alors je m’en convaincs, laissons faire le courant, un peu d’électricité dans l’air, et la vie, avant, après, pendant.